CHAPITRE 3

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Incrédule, perplexe, je mis quelques temps à réaliser. Je peinai à rassembler mes esprits. Une fois de plus je me sentis sous pression, dans la panique je renversai toute mes affaires au sol et me précipitai à mon bureau. Je remis le carton dans son enveloppe et les cachai dans un tiroir fermé à clef sous un tas de croquis jamais terminés.

Je m’affalai sur mon siège et fixai le plafond. Retraçant les derniers évènements dans mon esprit. J’étais à la fois sceptique et désabusée.

7h00 : mon réveil sonna. Je n’avais pas bougé, toujours assise sur mon fauteuil de bureau. J’avais passé la nuit à réfléchir. Au vu de la situation, je ne voyais qu’une solution viable : l’annihilation par l’ignorance, autrement dit, faire comme si rien ne s’était passé jusqu’à ce que cela disparaisse. Je n’avais aucune envie d’affronter ce qui me terrifiait le plus depuis plus d’une année.

La voix de mon père qui s’éleva depuis le rez-de-chaussée me fit sortir de ma torpeur.

- Tout va bien chérie ? Ton réveil sonne depuis un moment, il faut te lever.

- Oui papa, j’arrive.

Je me ressaisi et pris une profonde inspiration avant d’affronter cette nouvelle journée. Comme chaque jour j’exécutai ma routine matinale dans le même ordre avant de déguster ma viennoiserie à l’extérieur. N’étant pas tout à fait à l’heure, pour une fois, ils m’attendaient déjà.

- Pas trop tôt, on a failli attendre, lança Emrick.

- Tu as fait des folies toute la nuit pour sortir si tard ? Rajouta Sarah.

- Très drôle vraiment, râlai-je. J’ai fait une insomnie ça a perturbé mon programme habituel.

Je les embrassai sur chaque joue en guise de « bonjour » espérant couper court au sujet de discussion. Mais ils ne l’entendirent pas de cette oreille.

- Oh mais qu’est-ce qui a bien pu tenir éveillée notre demoiselle que rien n’intéresse ?

- Je suis juste exigeante. Vous devriez être flattés de faire partie des élus à qui j’accorde mon attention !

Ils rirent et commencèrent à marcher en direction de l’école. Fort heureusement pour moi, l’humour était la parade idéale face aux interrogatoires trop intrusifs. La diversion et la flatterie, des armes redoutables.

Evidemment, mon retard continua d’influer sur le reste de la matinée et la sonnerie avait déjà retentit lorsque nous arrivâmes au lycée. Je me précipitai au deuxième étage où se déroulait mon premier cours, deux heures d’anglais.

Je m’apprêtai à me poster devant la porte pour attendre l’arrivée du professeur. Mais je constatai rapidement qu’il n’y avait personne devant ma salle. Interloquée, je vérifiai le tableau de réservation à côté de la porte pour m’assurer que ma classe était bien sur ce créneau. C’était pourtant bien le cas. Je jetai un regard de détresse dans le couloir mais il était vide. Je toquai doucement à la porte de mon laboratoire et collai mon oreille à la porte pour tenter au mieux de capter la voix de mon professeur. C’est alors qu’il ouvrit la porte à la volée me faisant perdre l’équilibre, je me rattrapai de peu à l’encadrement manquant de tomber. Je me redressai rapidement et balbutiai des excuses peu convaincantes avec un accent médiocre.

- Sorry, I’m late.

À travers le silence de plomb qui s’était abattu dans la salle, quelques rires étouffés se firent entendre. La totalité de mes camarades me dévisageait d’un air moqueur. Lorsque le professeur me fit signe d’aller m’installer, je ne me fis pas prier et me précipitai vers la première place libre que j’avais repérée.

Génial. Pour ce qui était de ne pas se faire remarquer c’était raté. L’année scolaire avait commencé à peine quelques semaines auparavant et je n’avais sympathisé avec personne, c’est à peine si j’avais retenu les prénoms de tout le monde. Depuis la cinquième, Sarah, Emrick et moi n’avions plus jamais partagé la même classe. Cela ne nous avait pas séparé pour autant mais eux n’avaient eu aucun mal à faire connaissance avec de nouvelles personnes tandis que moi je restais discrète. Je n’étais pas vraiment asociale mais j’avais simplement tendance à plus écouter les conversations environnantes qu’à y participer. Du coup, personne ne prenait la peine de s’adresser à moi directement.

De plus, mon aspect intrinsèque n’encourageait pas spécialement les gens à m’aborder. Le look grunge avait tendance à les faire fuir.

Le reste du cours se passa sans encombre, je ne vis pas passer les deux heures, les yeux rivés sur ma copie où j’avais griffonné quelques dessins. Dès que la sonnerie annonça la pause, je fourrai toutes mes feuilles volantes dans mon sac et accourait en direction de la cour.

Mes amis avaient réussi à s’accaparer un banc où je les rejoignis pour profiter de l’air frais.

- Tu as réussi à retrouver ton troupeau, brebis égarée ? Se moqua Emrick.

- C’est vrai ça, tu nous as lâché à une vitesse ce matin…

- Vous moquez pas ! On est rentré il y a à peine un mois et j’ai déjà un retard noté dans mon bulletin.

- Pour quelqu’un qui ne veut pas se faire remarquer tu commences fort, rit-il.

- Ouais, et on peut dire que j’ai fait une entrée fracassante.

Je leur racontai mes derniers déboires, leur laissant tout le loisir de se moquer ouvertement de moi. Je ris de bon cœur à leur côté jusqu’à la fin de la pause.

Les deux heures suivantes me semblèrent interminables. Lorsque la pause déjeuner arriva, je me précipitai dans la file d’attente du self-service. Bien que je me sentisse oppressée et terriblement mal à l’aise au milieu de cette foule d’élèves, ma faim était plus forte que mon angoisse. Je fis signe à mes amis qui arrivaient pour qu’ils me rejoignent et Emrick ne manqua pas de plaisanter.

- Quoi ?! Vous ici ?! Incroyable ! Victoria se mêle à la foule, on aura tout vu.

- Je meurs de faim !

- Dites les amis, j’aime pas mes cours cet après-midi. Ça vous dit on sèche ? Proposa Sarah.

- Hein hein, désolée pas cette fois, j’ai arts-appliqués cet aprem’, déclinai-je.

- Oh aller, pitié, épargnez-moi un cours de sport j’ai oublié de faire une fausse dispense.

Ce que j’aimais avec Sarah, c’était qu’il n’y avait pas de faux semblants, elle était vraie. Elle disait toujours ce qu’elle pensait et inversement. Elle était directe, et allait droit au but en toute situation. Elle n’avait aucune gêne, aucun filtre. En plus de rendre nos discussions nettement plus intéressantes, cela avait le don de m’amuser.

Toutefois, ce ne fût pas pour autant que j’accédais à sa requête. Nous étions loin d’être des élèves modèles, sans être des cancres nous avions tout de même braver quelques interdits pour le plaisir. Mais les arts appliqués étaient la seule matière dans laquelle je m’investissais totalement et je ne tenais définitivement pas à louper ma seule heure de la semaine.

Devant la mine renfrognée d’une demoiselle en détresse, Emrick céda.

- C’est bon t’as gagné ! Je t’accompagne.

L’idée de me retrouver seule pour le reste de la journée me fit tressaillir mais je ne laissai rien paraître. Je me contentai d’adresser un sourire doux. Ma peur et mon manque de confiance en moi me paralysaient mais il n’était pas question que cela affecte mes amis.

À 14h00, lorsque les courts reprirent, je me rendis immédiatement en salle de dessin. Mes acolytes s’éclipsèrent discrètement. Par chance, ils échappèrent à la vigilance des surveillants et sortirent sans encombre. Pour ma part, j’observais, amusée, leur escapade à travers la fenêtre du premier étage.

- Bonjour à tous, asseyez-vous.

Mr Chevallier venait de faire son entrée dans la salle, je pris place à mon bureau et écoutai attentivement les directives pour le sujet du jour.

- Bien, aujourd’hui j’ai décidé de vous faire travailler sur un sujet bien particulier. Quand je vous parle de communication visuelle, qu’est-ce que ça vous évoque ?

Tout le monde s’échangea des regards dubitatifs sans oser prendre la parole. Après un long silence, le professeur se tourna vers le tableau pour y écrire un mot. Il se remit face à nous attendant une réaction de notre part. Il se décala d’un pas sur la droite pour révéler ce qui était inscrit sur le tableau blanc : « Brainstorming ».

- Loin de moi l’idée de vouloir piquer la vedette à votre prof’ d’anglais. Mais je me dois tout de même de vous expliquer ce terme un peu barbare. Il esquissa un sourire que les élèves lui rendirent. Brainstorming est un mot valise, composé de « brain » signifiant cerveau et de « storm » signifiant tempête. Le concept se résume à mettre en commun un maximum d’idées se référant au même thème dans un désordre semi-organisé afin d’en produire une synthèse constructive.

Au fur et à mesure qu’il nous expliquait, Le professeur notait autour de son titre un tas de mots clefs qu’il reliait entre eux par des flèches et des symboles.

Attentive, je prenais note en recopiant son schéma dans mon cahier.

- Ceci étant dit, reprit-il, nous allons donc faire un brainstorming au sujet de la communication visuelle. Pour débuter, vous allez me dire tout ce qui vous passe par la tête quand vous pensez à cela. N’ayez crainte, il n’y a pas de mauvaise réponse, que de bonnes idées… Et des génies incompris mais c’est plus rare, ajouta-t-il avec humour.

Il n’y avait pas à dire, en plus d’animer le cours le plus intéressant à mes yeux, ce professeur savait y faire pour charmer son auditoire. Personnellement j’étais conquise. Tandis que j’écoutais sérieusement le dérouler du cours, mon inconscient dérivait ailleurs et je travaillais déjà sur un nouveau projet personnel. Laissant libre court à mon imagination et ma créativité, j’esquissai quelques croquis sur ma page. Le sujet du jour m’avait inspirée. Lorsque je relevai la tête, le tableau était recouvert de mots et de flèches évoquant « la communication visuelle ». Déjà une heure était passée.

- Parfait ! Je pense qu’on a ce qu’il nous faut. Que ce soit le design d’un flacon de parfum, une pub télé ou une affiche dans un abribus, la communication visuelle est partout autour de nous. Elle mêle toute forme d’art et c’est pour cette raison que je vais vous demander de me rendre un devoir pour la semaine prochaine.

Quelques protestations et soupirs mécontents s’élevèrent dans la salle. Mr Chevallier leva les deux mains en l’air en souriant.

- Je sais, je sais. Mais on n’a pas eu le temps de pratiquer aujourd’hui. Et on ne se voit qu’une heure par semaine, je veux m’assurer que vous ne me m’oubliez pas. Vous aurez carte blanche.

À ces mots, les esprits se calmèrent un peu, séduits par l’idée d’un travail libre.

- Vous choisirez votre sujet et les techniques utilisées. Tout ce que je vous demande c’est de véhiculer un message, touchez un maximum de gens.

Convaincue par son discours, j’avais déjà une petite idée de ce que j’allais produire et ce sur quoi j’allais travailler. Je savais exactement comment avoir l’impact demandé…

Le reste des cours se passa sans encombre jusqu’à la fin de la journée. À la sortie, mes amis m’attendaient quelques mètres plus loin, un paquet de bonbons entre les mains que Sarah me tendit.

- Tu en veux ?

- Où est-ce que vous avez pris ça ? Demandai-je en piochant dans le sac.

- Il y a un nouveau marchand à côté sur skate-park, expliqua Emrick. D’ailleurs, tu as vu l’énorme tag sur la rampe ?

- Je l’ai aperçu ce matin. Et ce n’est pas un tag mais un graphe, nuance.

- Oui, bien entendu, il y a une sacrée différence, ironisa-t-il.

- Laisse tomber, tu sais bien qu’avec elle, tout est art, me taquina Sarah. Ton fameux cours s’est bien passé au fait ? Lâcheuse !

- Passionnant !

Personne ne connaissait mon principal passe-temps, pas même eux. De toute évidence ils ne comprendraient pas. Mais je ne leur en tenais pas rigueur, je ne comprenais pas toujours leurs loisirs non plus et cela ne nous empêchait pas d’être amis. De plus, l’art de rue était assez controversé, surtout dans notre petite ville. Mes deux comparses avaient des ambitions bien plus conventionnelles. Si l’un s’orientait vers des études de management, l’autre était destinée à devenir une styliste et couturière talentueuse. Ainsi, tous deux étaient bien loin de mon univers.

Pour ma part, le graff occupait une place importante dans ma vie mais je voyais difficilement comment faire de cette passion un métier. Je me posais régulièrement des questions au sujet de mon avenir. N’ayant pas la moindre idée de ce que je voulais faire plus tard. J’avais, certes, encore le temps d’y réfléchir mais en années scolaires deux ans étaient vite passés et bientôt je devrais choisir la voie vers laquelle me diriger pour mes études supérieures. À chaque rentrée c’était la même histoire, le même discours. Chaque professeur nous demandait de remplir une fiche de renseignement sur la profession de nos parents et nos aspirations professionnelles, des informations qu’ils ne liraient même pas. Simplement dans le but de nous motiver.

Mais pour l’heure ce n’était pas le sujet, perdue dans mes pensées, je fis le trajet jusqu’à mon domicile dans un silence absolu. Comme il était dans mes habitudes d’écouter passivement les conversations sans y participer, mes amis ne furent pas alertés par mon mutisme. Toutefois je devais admettre que je me sentais plus préoccupée que d’habitude. Entre mon nouveau projet et cette invitation mystérieuse mon esprit avait du mal à rester concentré.

Chez moi, après mon rituel du soir et le dîner, je m’enfermai dans ma chambre. J’abattis rapidement mes quelques devoirs puis m’attelai à une tâche plus stimulante.

- C’est parti.

J’ouvris les rideaux de ma baie vitrée pour laisser la lumière de la lune éclairer la pièce, allumai mon ordinateur et ma chaîne hi-fi avec du heavy-métal au volume sonore maximal. Cette ambiance me rendait plus productive. Des heures passèrent sans que je ne lève le regard de mes croquis. Peu à peu, des dizaines de feuilles volantes vinrent recouvrir mon bureau ainsi que mon lit. Rassembler les idées du brainstorming et de la communication visuelle m’avait inspirée. Cette fois, je voulais avoir un impact. Jusqu’alors je n’avais œuvré que dans le seul but d’enjoliver la ville ; d’y apporter quelques touches de couleurs. Mais exceptionnellement, je voulais transmettre quelque chose : une idée, un sentiment… Je voulais éveiller la curiosité, animer les esprits et provoquer une réaction. Mon prochain graff se devait d’être marquant. Mais pour cela, je devais trouver le lieu idéal pour exposer ce travail…

Bien entendu, cette manière de procéder ne me rapporterait aucun point puisque j’agissais en anonyme. Pour mon cours, j’avais bien l’intention de rendre un devoir plus académique, disons.

- Chérie, tu peux baisser le son s’il te plait ?! Hurla ma mère depuis le rez-de-chaussée. On va se coucher, nous.

- D’accord, bonne nuit.

J’éteignis ma chaine hi-fi pour basculer sur mon téléphone avec des écouteurs. J’avais finalement terminé et mon dernier brouillon était satisfaisant. Je me changeais donc rapidement et c’est ainsi que je me retrouvai de nouveau toute de noir vêtue, au beau milieu de la nuit à peindre sur un mur. Une bombe dans chaque main, j’exécutais des mouvements amples et fluides avec assurance. Toujours mon casque et mon bonnet sur les oreilles, je progressais au rythme de la musique.

Lorsque ma peinture murale fût terminée, je jetai mes bombes vides dans un sac poubelle et entrepris de rentrer chez moi. Je fis un détour quelques rues plus bas pour me délester du sac dans un conteneur, c’est alors que j’entendis du bruit. Des rires et des grondements de moteur pour être précise. Je me penchai légèrement pour voir une voiture de sport jaune toutes fenêtres ouvertes. Le conducteur faisait crisser les pneus tandis que les passagers hurlaient leur joie de vivre. Ils semblaient tous bien éméchés, suffisamment pour ne pas me remarquer.

Je levai les yeux au ciel. En pratiquant mon art de nuit, j’assistai toujours à des scènes de ce genre. Comme si le voile nocturne désinhibait les sens autant que l’alcool à la sortie de boîte de nuit. C’était à la fois désespérant et fascinant. Je tournai les talons et repris mon chemin en direction de la maison.

L’avantage, nous étions en week-end, je pouvais donc me permettre quelques heures de sommeil supplémentaires. Alors que j’escaladais la gouttière pour regagner mon balcon, le bruit grave et sourd du moteur retentit dans le quartier. Je m’empressai de grimper pour courir vers ma salle de bain. La fenêtre de celle-ci donnait directement sur la rue. Je vis la même voiture jaune passer devant ma maison. Un frisson me parcouru l’échine. Ma paranoïa chronique s’emballa et des milliers de questions se bousculèrent dans ma tête. Contrairement à beaucoup de femmes, je n’avais jamais eu peur pour ma vie en sortant de chez moi la nuit, jusque-là tout du moins. Peut-être serais-je plus prudente à l’avenir. Ce n’était peut-être qu’un hasard mais je préférais ne pas courir de risque inutile.

Par mesure de précaution, je verrouillai ma porte vitrée et abaissai le volet roulant au maximum. Je m’installai dans mon lit et me détendis immédiatement au contact de la couette. Détendue par le sentiment de sécurité que le confort et la chaleur de ma chambre me procuraient, je m’endormis immédiatement.

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