CHAPITRE 5

9 minutes de lecture

Plusieurs jours étaient passés depuis notre dernière soirée. Entre les cours et l’organisation de notre anniversaire, je n’avais pas trouvé le temps d’enquêter. Celui qui se cachait derrière un certain « A. » m’était encore inconnu à ce jour. Peu convaincue par les suppositions de mes acolytes et sans preuve tangible, son identité demeurait pour moi un mystère. En effet, même si Alex semblait tout désigné, cela me paraissait trop facile pour être vrai. D’autant plus, en y réfléchissant, je ne voyais pas la moindre raison pour qu’il m’invite. Il était évident qu’il ne voyait en moi qu’une amie de son frère, tout au plus sa petite sœur : une petite poupée qu’on aime martyriser. Il était clair qu’il ne me voyait pas comme moi je l’envisageais. Ainsi, s’il avait dû inviter quelqu’un, en aucun cas je n’aurais été « l’élue ». Même en tant que pseudo membre de sa famille, je n’aurais pas été son premier choix, étant son frère par le sang, Emrick y était plus légitime que moi. D’un autre côté, le doute persistait encore. Il était le seul membre de l’Elite que je côtoyais et jusqu’à preuve du contraire, le seul à connaître mon secret concernant le graff.

Il me fallait donc, dans un premier temps, lever le doute sur cette incertitude et m’assurer que mon interlocuteur était le bon.

Malheureusement, je n’avais aucune idée sur la manière dont j’allais procéder. En effet, si l’anonymat était de mise, lui demander de but en blanc ne serait pas la meilleure des solutions. Si je ne voulais pas me heurter à mur, je devais la jouer plus finement.

J’y réfléchissais, attablée sur l’ilot central de la cuisine, perdue dans mes pensées. Je griffonnais machinalement dans mon cahier de croquis.

- Bonjour chérie, qu’est-ce que tu dessines ?

- Rien que des doodles, papa.

Mon père venait de faire irruption dans la pièce, il m’avait embrassé le sommet du crâne en passant puis il s’attabla avec moi. Il se servit une tasse de café avant d’observer silencieusement mes coups de crayons.

- Tu sais, ce que tu appelles des griffonnages, moi j’appelle ça de l’art. Tu devrais vraiment envisager cette voie après ton bac.

- Je ne suis qu’en début de première, j’ai le temps de réfléchir à mes études supérieures. En plus, je ne me sens pas l’âme d’une artiste, c’est juste que ça m’aide à me concentrer, c’est tout.

Il avait finalement réussi à me tirer de mes rêveries. En m’attardant quelques secondes sur mes esquisses, je constatai avec surprise que j’y avais dessiné une multitude de masques vénitiens et autres masques de carnaval. Certains étaient à plumes, d’autres en dentelle, complets ou qui ne couvraient qu’une partie du visage… Je lâchai un long soupir avant de refermer mon carnet d’un geste vif. Décidément, cela virait à l’obsession.

Exceptionnellement, je m’étais levée tôt, j’aimais l’ambiance douce de la maison lorsque tout le monde dormait encore et que les premiers rayons du soleil éclairaient la pièce d’une lueur bleutée. Le silence environnant m’aidait à réfléchir. Mais il était temps que je me prépare à affronter une nouvelle journée. J’avalai une dernière gorgée de café et filai à l’étage.

Je dévalais les escaliers bruyamment quelques minutes plus tard, une fois habillée et mon sac hissé sur le dos.

- Je file je suis en retard ! Lançai-je, sans attendre de réponse de mon père.

Je claquai la porte derrière moi et me stoppai net voyant que mes amis ne m’attendaient pas devant mon portail. En revanche, quelqu’un d’autre était là, lui.

- Alex le tourmenteur… Qu’est-ce que tu fais là ?

- Bonjour à toi aussi, Victoria.

En me répondant, il avait approché son visage pour me faire la bise et avait prononcé mon prénom en chuchotant au creux de mon oreille. Ce contact me fit frémir. J’adorais comme mon nom roulait entre ses lèvres et le son de sa voix rauque matinale. Il ne me laissait clairement pas indifférente et il s’en amusait bien. À mon grand désarroi, il avait la mauvaise réputation d’être un coureur sardonique et manipulateur. En soi, cela ne me dérangeait pas outre mesure, n’ayant aucun sentiment amoureux à son égard. Mais ma simple attirance physique pouvait suffire à m’accabler s’il déclinait mes avances publiquement. Même pour une simple aventure. Et je savais pertinemment que c’est ce qu’il ferait. Il cherchait à me repousser dans mes derniers retranchements, il voulait que je craque pour mieux me rejeter ensuite. C’est ce qu’il faisait, la majorité du temps. Il trouvait une cible facile pour la charmer et obtenir d’elle ce qu’il voulait puis dès qu’elle lui dévoilait ses sentiments, il s’en moquait ouvertement.

Puisque je ne réagissais pas à ses provocations, il brisa finalement le silence pour répondre à ma question.

- Je suis là parce-que tes amis sont partis au lycée. Ils ne voulaient pas être en retard à force de t’attendre. Je voulais juste te prévenir, moi je me fiche d’être en retard.

- Merde !! C’est vrai que je suis en retard !!

Dans une soudaine prise de conscience, je repris ma course effrénée en direction de l’école. Un retard dans le bulletin dès le premier mois de cours ce n’était déjà pas terrible ; mais deux retards dès le premier trimestre cela s’annonçait mal pour le reste de l’année. Je partis en ignorant totalement mon interlocuteur. Espérant arriver à temps malgré tout.

Ce ne fût pas le cas. Je constatai rapidement que la cour étaient presque vide. Sans ralentir je franchis les grilles pour me rendre en direction de mon bâtiment. Lorsque j’arrivai dans le hall, je me heurtai violemment à quelqu’un qui sortait et nos affaires respectives se répandirent au sol.

- Génial ! C’est bien ma veine, pensai-je à voix haute.

La fille aux cheveux blond vénitien que je venais de percuter ne répondis rien et se contenta de ramasser. Je me baissai pour l’aider quand je vis un carton noir au sol. Une invitation, comme la mienne. J’y jetai un œil discrètement pour constater qu’elle aussi, était signée d’un « A. » avec la même écriture manuscrite. On aurait pu croire à s’y méprendre, qu’il s’agissait de la mienne, les deux étaient en tout point identiques. Mais je savais pertinemment que la mienne se trouvait, à cet instant, entre les pages de mon carnet de croquis. Enfermé à double-tour dans le tiroir de mon bureau.

Un sentiment de déception mêlé de frustration me piqua. Je n’étais donc pas la seule à être invitée par cette même personne. Même si je n’avais toujours aucune certitude, cette manière de procéder ressemblait bien à Alex. Inviter son harem tout entier et les laisser s’entre-déchirer pour lui alors qu’il n’y prêterait aucune attention… Tout à fait son style. Je secouai la tête pour chasser cette pensée de mon esprit. L’autre fille et moi-même nous relevèrent en même temps et elle entreprit de me contourner.

- Attends ! L’interpelai-je. Comment tu t’appelles ?

- Agathe, pourquoi ?

- Désolée de t’avoir bousculée, Agathe.

La petite blonde haussa les épaules pour seule réponse et s’en alla. Décidément, tout semblait être contre moi, avec tout cela j’avais plus de vingt minutes de retard à mon premier cours. Le professeur ne m’accepterait jamais sans une bonne excuse. Quitte à passer les 30 minutes restantes dans une salle d’étude, il valait d’autant mieux que je sois excusée pour l’heure entière. Je fis volte-face et retournai à l’extérieur de l’établissement, devant les grilles.

Là, plusieurs petits groupes d’élèves avait pris place pour flâner, écouter de la musique ou fumer. Sans surprise, certains membres de l’Elite étaient présents aussi. C’était à se demander s’ils allaient en cours parfois. Alex était parmi eux riant aux éclats avec Kayla, une élève de Terminale, ainsi qu’une autre fille que je ne reconnaissais pas.

Je ne leur prêtai pas plus d’attention et sorti mon carnet de correspondance. Je me hasardai à remplir un faux billet d’absence pour ma première heure de cours manquée. Une fois fait, je décidai de partir en direction du Skate Park en attendant mon prochain cours.

Ce fût en passant à proximité du groupe de l’Elite que je reconnus la seconde jeune fille qui se tenait désormais au bras d’Alex. Il s’agissait justement d’Agathe, la demoiselle que j’avais rencontrée quelques minutes plus tôt. Pour moi, cette fois-ci, il n'y avait plus de doute possible. Les coïncidences étaient trop nombreuses pour qu’elles ne soient dues qu’au hasard. Ma frustration se mua en une colère sourde. Je contractai la mâchoire et rejoignis la rampe de Skate Park d’un pas vif.

Je me hissai sur la plateforme la plus haute et m’y allongeai pour observer le ciel et réfléchir. Depuis trop longtemps j’étais restée passive à ses brimades mais le temps de nos petites joutes verbales était révolu. Je doutais encore de l’implication d’Alex dans ces invitations mais les signes ne faisaient qu’accentuer mes soupçons. Mis bout à bout, tout indiquait qu’il en était l’auteur. Entre l’initiale de son prénom en guise de paraphe, son omniprésence dans mon quotidien depuis quelques temps et cette fille qu’il semble fréquenter qui, comme par hasard, aurait reçu une invitation par le même expéditeur… Si mes suppositions venaient à se confirmer alors je devrais rester prudente. Jusqu’alors, j’avais espéré au fond de moi, être son invitée. Même si j’y croyais peu, recevoir cette invitation de sa part, m’aurait offert une occasion de me rapprocher un peu de lui. Mais s’il était réellement l’émetteur de ces deux invitations, peut-être en avait-il envoyé à d’autres encore ? Simplement pour s’offrir l’embarras du choix.

Je n’étais pas une de ces filles qu’il pouvait séduire et manipuler à sa guise et il était grand temps qu’il le comprenne. Mon attirance pour lui ne lui octroyait en aucun cas le droit de me traiter comme un jouet. La douce et timide Victoria allait montrer sa valeur. Et s’il prenait cela comme un jeu, alors ce serait lui, mon divertissement. J’avais décidé de me rendre à la soirée de l’Elite pour dévoiler leur secret, désormais je voulais m’y rendre par volonté de vengeance.

Jusqu’à la fin de la journée, je me gardai bien d’aborder le sujet avec mes amis. Ne leur apportant que des réponses évasives ou changeant de sujet rapidement lorsqu’ils en parlaient. Je ne manquais pas de confiance en eux mais cela m’affectait plus que je ne le laissasse paraître et je ne tenais pas à ce qu’ils le prennent à la légère ou pire : qu’ils essaient à tout prix de me remonter le moral avec des niaiseries dénuées de sens dont ils avaient le secret.

Une fois de plus, je restai silencieuse sur le chemin du retour, mais cette fois-ci mes deux camarades étaient bien décidés à me faire parler. Sarah fût la première à couper le cours de mes pensées.

- Au fait, on est désolés pour ce matin, tu tardais vraiment et on n’aurait eu aucune excuse valable si on était arrivés en retard tous ensemble.

- Ouais, je comprends.

- Et puis, mon frère a dit qu’il pouvait t’attendre, on s’est dit que tu n’y verrais pas d’inconvénient, enchérit Emrick.

- Non, aucun souci.

- Bon. Qu’est-ce qu’il y a à la fin ?! Intervint Sarah, visiblement agacée. Tu nous as à peine décroché un mot de la journée et là tu ne réponds quasiment pas. Tu fais la tronche ?

- Non, non pas du tout. Désolée, je suis fatiguée. Me défendis-je.

- Bien. Si ce n’est que ça tu n’as plus longtemps à tenir avant les vacances.

J’esquissais un sourire qui se voulait rassurant. Avec toutes ces histoires, je n’avais pas vu le temps passer et nous étions presque à une semaine des vacances. D’ailleurs, ces derniers temps, cela se ressentait beaucoup dans l’ambiance générale du lycée : les élèves étaient plus énervés et agités et le corps enseignant semblait plus morose, parfois moins patient.

De plus, pour notre école en particulier, c’était une période où flottait dans l’air une tension singulière. La soirée qu’organisait l’Elite n’était pas anodine. Pour les nouvelles générations, tout était prétexte à se faire remarquer pour recevoir leur invitation. Pour les membres du Club, une occasion supplémentaire d’assoir leur domination. Et pour les professeurs, la problématique principale était de contenir tout ce beau monde dans un équilibre fragile et maintenir la bonne image de l’établissement. Une responsabilité qui pesait visiblement sur les épaules de beaucoup d’entre eux.

Annotations

Vous aimez lire Charlotte T. Carrythorn ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0