CHAPITRE 8

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Le jour fatidique était finalement arrivé. Il était 18h00 et je m’apprêtai à rejoindre mes amis. Je jetai un dernier coup d’œil au miroir avant de quitter ma chambre. Exceptionnellement, j’avais tout de même fait un effort vestimentaire. J’étais donc vêtue d’un T-shirt long à l’effigie d’un groupe de rock en guise de robe, que j’avais cintrée à la taille avec une ceinture à clous. Dessous celle-ci j’avais enfilé des bas maintenus par des jarretières en dentelle. Pour terminer ma tenue, je m’étais chaussée de cuissardes à talons. Pour le maquillage : un trait d’eyeliner et du mascara suffisait. Plutôt satisfaite du résultat j’attachai simplement mes cheveux dans une tresse lâche, laissant quelques mèches dépasser.

En descendant les escaliers, j’enfilai rapidement ma parka militaire et attrapai mon éternel sac à dos avant de claquer la porte derrière moi.

En arrivant devant la maison d’Emrick, j’assistai à une scène des plus comiques ; Sarah était debout en équilibre sur un escabeau avec les bras en l’air, tandis qu’Emrick la maintenait par les jambes pour ne pas qu’elle tombe, les yeux rivés sur son postérieur. J’esquissai un sourire moqueur. La façade et le parvis étaient entièrement décorés de fausses toiles d’araignée, de chauve-souris et de citrouilles taillées. Un squelette grandeur nature assurait même l’accueil à côté de la porte d’entrée en bougeant ses os, accompagné d’un cri enregistré pour effrayer les passants.

- Pas too much, ça va ? Ironisai-je.

- Chut, c’est la touche finale, attends avant de juger.

- Entre, m’invita Emrick, va poser tes affaires.

Je m’exécutai et me rendis immédiatement dans la cuisine, je déposai sur le bar tous les vivres salés ou sucrés que j’avais pu acheter, lorsque la mère d’Emrick fit irruption dans la pièce.

- Bonjour Madame Morvan.

- Bonjour, Victoria comment vas-tu ?

- Bien et vous ? Excusez-moi j’envahi un peu votre cuisine.

- Oh non ne t’inquiète pas, prends la place qu’il te faut nous ne restons pas.

Elle me fit la bise avant de sortir, suivie de son mari qui m’adressa un signe de main. De loin, je les entendis adresser leur directive à Emrick, la voix de Monsieur Morvan s’élevait à travers la porte.

- Très bien les enfants, comme d’habitude ; soyez sages, amusez-vous bien et faites ce que vous voulez tant qu’on retrouve la maison debout demain matin.

- Vous ne serez que tous les trois ce soir, précisa Madame Morvan, tu nous appelles s’il y a le moindre problème.

- Oui oui oui, répondit mon ami, ne vous inquiétez pas.

- Vous pouvez partir sereinement Monsieur et Madame Morvan, on sera responsables.

- Tu es un amour Sarah, c’est toujours un plaisir de t’avoir parmi nous.

Madame Morvan était une femme d’apparence très froide, toujours tirée à quatre épingles. Ses cheveux blonds cendrés réunis dans un chignon strict et son style BCBG lui donnait un air guindé en toute circonstance. Pourtant, en apprenant à la connaître, il émanait d’elle une douceur et une bienveillance rassurantes, c’était une mère chaleureuse. Trop introvertie pour m’ouvrir à elle, nos relations restaient cordiales. En revanche, Sarah, elle, n’avait eu aucun mal à gagner son affection et sa confiance.

À l’inverse, le père d’Emrick renvoyait une image plus décontractée. Il était ouvert et accessible, mais aussi de nature stressée, il s’inquiétait souvent même s’il essayait de le cacher derrière un trait d’humour et un visage souriant. En les voyant tous les deux, je me demandais toujours comment Alex avait pu mal tourner en ayant d’aussi bons parents.

Lorsque j’entendis le monteur de leur voiture s’éloigner, je rejoignis mes amis à l’extérieur.

- Alors, vous en êtes où ?

- TADAM !! s’écrièrent-ils en chœur, les bras grands ouverts désignant la maison et le terrain adjacent.

Face à un tel enthousiasme, je ne pouvais qu’être admirative, ils avaient fourni un effort certain. C’était une tradition que nous avions initiée dans le quartier plusieurs années auparavant. Tout avait commencé lorsque nous étions enfants, pour nos premières fêtes d’anniversaire. Nous ne voulions pas nous faire voler la vedette par d’autres enfants en costumes en quête de friandises, alors nos parents nous encouragèrent à nous approprier cette fête. Les costumes, la chasse aux bonbons et la décoration de nos maisons devinrent une activité à part entière de nos anniversaires. Petit à petit, année après année, les voisins touchés et influencés par le mouvement se prirent au jeu décorant à leur tour les maisons et jardins de notre rue. Ainsi, de fil en aiguille, halloween entra dans les us et coutumes de notre ville.

Le dépaysement était total, il suffisait de se promener un peu pour avoir la sensation d’être face à de belles résidences canadiennes, nos pavillons métamorphosés en maisons hantées.

Mes amis m’encouragèrent à faire le tour pour admirer le reste de leur œuvre du côté jardin puis nous rentrâmes à l’intérieur.

Emrick avait aménagé le salon pour déplier le canapé en lit et installer au sol deux matelas supplémentaires. Il avait également remplacé la traditionnelle table basse par une desserte à roulettes. Le tout disposé de sorte à avoir une vue dégagée sur le home cinéma quelque soit le point de vue.

Les festivités battaient leur plein et nous profitions d’un beau crépuscule digne de cette saison, tandis qu’Emrick nous présentait le premier film d’épouvante de sa sélection. Sarah fermait rideaux et volets pour « nous mettre dans l’ambiance » disait-elle, et de mon côté, j’allais chercher les premiers récipients de gâteaux apéritifs.

Tout se déroulait à merveilles depuis quelques heures, il était un peu plus de 21h00 et nous étions passé sur un second film et les paquets vides recouvraient la table. De temps à autres, des enfants venaient sonner au portail pour réclamer des bonbons et Sarah prenait un malin plaisir à les effrayer avant chaque distribution. Ils repartaient, ravis de leur dose de frisson et de la généreuse portion de sucreries glissée dans leurs sacs. Sarah était très à l’aise avec les enfants.

Nous observions silencieusement la scène depuis le salon mais je sursautai lorsque j’entendis des pas descendre l’escalier. Ma vigilance exacerbée par l’effet des films d’horreur je me retournai vivement dans cette direction. Nous étions censés être seuls, la panique m’envahit alors. Je n’eus pas le temps de réagir alors que je vis Alex descendre les marches tenant un ceintre par-dessus l’épaule sur lequel était suspendue une housse noire de pressing. Il s’arrêta au milieu du salon pour s’adresser à son frère :

- Bon, je suis parti. Comme d’hab’ s’il y a un problème vous ne m’appelez pas et si vous faites des conneries, je ne suis pas au courant. Bye !!

Emrick acquiesça, sachant par avance qu’il ne pourrait pas compléter sur lui. Avant de quitter la pièce, Alex planta son regard dans le mien et m’adressa un sourire railleur.

- À tout à l’heure, lâcha-t-il sûr de lui.

Puis il se précipita vers la sortie, ignorant Sarah au passage. Il claqua la porte derrière lui, laissant un silence perplexe et deux paires d’yeux braquées sur moi. Je lâchai un profond soupir, lassée de son petit manège.

- Je vais le tuer, annonçai-je sur un ton neutre, comme une conclusion. Je vous jure, c’est officiel, je vais le tuer.

- Je pense qu’il est temps de passer aux choses sérieuses, dit Sarah en lançant un regard entendu à Emrick.

Il se leva d’un bon pour se diriger vers le gros buffet en bois massif installé le long de la cloison entre le salon et l’escalier. Il plongea la tête puis le bras dans le placard pour en extirper deux bouteilles : rhum et vodka. Jusque-là, nous nous étions contentés de quelques bières et cocktails pour nos boissons mais ces deux-là semblaient déterminés à vouloir dépasser les limites. Je haussai les épaules, je n'étais clairement pas contre.

- Il va me falloir au moins au moins ça pour assumer la soirée qui m’attend.

- D’ailleurs, qu’est-ce que tu comptes porter là-bas ?

Surprise par la question de Sarah, je me détaillais de haut en bas. Je ne voyais pas où était le problème avec ma tenue. Je croyais pourtant avoir fait un effort remarquable. Même Emrick m’adressa un regard dubitatif tandis qu’il servait les verres.

- Même mon frère a prévu un costard alors c’est dire !!

- Oui, et puis rappelle-toi ce que disait l’invitation, si l’anonymat est de mise tu seras beaucoup trop reconnaissable dans cette tenue.

Il était vrai que je n’avais pas l’intention de faciliter la tâche à l’Elite après tout. Mon ami me tendit un mojito de sa confection, que j’avalai d’une traite.

- Du coup, qu’est-ce que vous proposez ? Parce-que si je dois emprunter des fringues à Sarah ça n’aura clairement pas le même effet.

Sarah esquissa un sourire malicieux avant d’aller fouiller dans son sac. Elle en extirpa une magnifique robe Lolita d’un violet sombre. Elle était composée d’un corset violet aux coutures et broderies dorées ainsi que d’une jupe en taffetas violet aux reflets noirs.

Le jupon en dessous était confectionné à partir de différentes couches de tulle noir de plus en plus longues et le tout cousu main.

- Une pièce unique et sur-mesure, enfin à vue d’œil.

- Sarah, elle est superbe, merci beaucoup !!

J’étais émerveillée devant son travail, je n’aurais jamais eu l’idée de porter une pièce aussi extravagante de mon propre chef mais il fallait bien admettre qu’elle était à mon goût. Je l’attrapai précautionneusement et me dirigeai vers la salle de bain pour l’essayer. Sans surprise, elle m’allait à ravir. Sarah avait vu juste au niveau des mensurations au millimètre près. Son œil de couturière me laissait admirative. Je serrai les lacets dans le dos faisant remonter ma petite poitrine pour la mettre en valeur. Même dans une tenue aussi inhabituelle, je m’étais rarement sentie aussi jolie. J’entendis frapper à la porte et sa voie fluette se fit entendre depuis l’autre côté.

- Alors, c’est comment ?

J’ouvris la porte pour lui montrer son chef d’œuvre. Elle m’adressa sourit fier et ému.

- Parfaite ! On passe à la suite.

- La suite ?

Elle me poussa à m’assoir devant la coiffeuse en jonc qui se trouvait là et fis signe à Emrick. Lequel semblait réellement apprécié la complicité qui se nouait entre eux pendant qu’ils montaient cette manigance. Il alluma la chaîne stéréo et les enceintes murales postées aux quatre coins des pièces se mirent à jouer un son pop-rock très entraînant. Il nous apporta ensuite à chacune un second verre d’alcool, cette fois-ci je pris le temps de le déguster gorgée par gorgée. Pendant ce temps, je laissai Sarah me détacher les cheveux et j’exécutai chacune de ses directives passivement.

Les deux comparses, visiblement très amusés par la situation, commencèrent par soulever la chaise sur laquelle j’étais assise et me tourner dos au miroir. Je sursautai et m’accrochai fermement à l’assise pour ne pas tomber. Mon esthéticienne d’un jour autoproclamée bascula ma tête en arrière et entreprit de me laver les cheveux dans le lavabo.

- C’est vraiment nécessaire ? Hésitai-je, ce n’est pas la soirée de l’année non plus.

- Ce n’est pas la soirée de l’année non, c’est la soirée de ta vie !

- Rien que ça, pouffai-je.

Je me laissai faire entre ses mains expertes et me détendit, sans doute un peu inhibée par l’alcool. Une bonne demi-heure plus tard, elle me remise face au miroir. Je constatai qu’elle avait coupé les pointes abîmées de mes cheveux, égalisé et affiné ma frange puis les avait soignés et nourris. Désormais, j’avais une chevelure souple et d’un noir profond qui retombait en cascade dans mon dos avec quelques mèches pour encadrer mon visage. Elle avait aussi apporté sa touche à mon maquillage en ajoutant de l’ombre à paupière prune et noir pour faire ressortir mes yeux verts et donner un effet charbonneux.

- Waouh… soufflai-je subjuguée par mon propre reflet, c’est moi ça ?

- C’est toujours toi, confirma Emrick, mais avec des paillettes en plus.

- Et pourquoi avoir maquillé mes yeux puisque je vais porter un masque ?

- Justement, pour donner plus de profondeur, expliqua Sarah, et parce-que j’espère bien que vous allez faire tomber les maques à un moment.

- Y a intérêt, insista son complice.

Je me sentis soudainement coupable. Ils avaient fourni tellement d’efforts pour que ma soirée soit une réussite, en contrepartie je n’avais rien à leur offrir. Pour autant, je ne me laissai pas abattre. J’espérais pouvoir me racheter aussitôt que cette folie serait terminée.

Profitant de l’euphorie générale, nous dansâmes tous les trois sur la playlist qui défilait. En vérité, danser était un bien grand mot mais gesticuler en rythme sur de la bonne musique était libérateur. En leur compagnie je n’avais aucune honte, ni pudeur. Être ridicule n’était pas une tare, je n’avais pas peur d’être jugée.

Lorsque l’heure fût venue de me rendre à la fête de l’Elite, je fus soudain prise d’angoisse et l’envie de tout annuler me traversa. Rapidement effacée par le retour de ma détermination.

- Bon, je vous laisse, dis-je presque à contre-cœur en sortant mon masque de mon sac.

- Pas si vite !

Sarah se précipita vers moi et me tendit un magnifique masque vénitien aux couleurs de ma robe, avec de jolis motifs pailletés et un galon doré sur le pourtour.

- Je me doutais bien que tu porterais une horreur en papier mâché de ce genre, dit-elle en balançant mon masque par-dessus son épaule, voici donc la touche finale.

Je me retournai sans rien dire touchée par son attention et elle me l’attacha en prenant soin de cacher le nœud et le ruban sous mes cheveux.

Je remerciai mes amis une dernière fois et quittai la maison dans la nuit noire. Comme à mon habitude, je fis le trajet à pied jusqu’au lycée avec mon casque sur les oreilles. Hélas, même la musique forte ne me fit pas oublier la température extérieure, la nuit était exceptionnellement fraîche ce soir-là. J’exhalai une légère brume tant le froid contrastait avec la chaleur de mon souffle. Je frottais vivement mes mains entre elles puis le long de mes bras pour les réchauffer et j’accélérai le pas pour me rendre sur les lieux le plus rapidement possible.

Lorsque j’arrivais sur place, je passai les grilles d’entrée, restées ouvertes pour l’occasion, et je me rendis immédiatement au bâtiment secondaire où se trouvaient les salles réservées à certains clubs. En effet, si la soirée en elle-même était très sélecte, l’endroit où elle se déroulait n’en était pas secret pour autant. Chaque année, la représentation se déroulait dans la salle de théâtre où ils profitaient de l’estrade et des coulisses pour leur mise en scène outrancière. D’ailleurs, beaucoup tentaient leur chance et venaient sans invitation pour forcer le passage. Sans succès jusque-là. Cette année ne faisait pas exception, alors que j’entendais au loin le brouhaha général d’une fête qui battait son plein ; je pouvais déjà apercevoir un attroupement de gens qui s’agitaient et criaient pour se faire inviter. Je ne leur prêtai guerre attention et me frayai un chemin au travers de la foule pour accéder à l’entrée. Là, un jeune homme se tenait debout, droit comme un piquet et les bras croisés sur la poitrine. Son visage m’était inconnu, il avait l’air légèrement plus vieux de quelques années, sans doute un étudiant aussi : à son regard dédaigneux et sa posture dominante, je devinai sans mal qu’il s’agissait d’un membre de l’Elite. Je me postai face à lui et sans l’ombre d’une hésitation, je lui tendis mon invitation. Ce fût à peine s’il baissa les yeux pour me regarder. Je n’attendis pas qu’il me cède le passage pour me hisser à l’intérieur. Comme il ne chercha pas à me retenir, j’avançai jusqu’à la salle principale.

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