CHAPITRE 14

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Il était près de minuit, il me restait donc environ huit heures pour décider du reste de ma vie. J’avais conscience de l’urgence de leur situation mais je n’étais pas sûre de prendre une décision aussi lourde en si peu de temps. Dans un premier temps, mon idée fût de m’isoler pour peser les pours et les contres, pour faire le point et intégrer cette multitude d’informations. Idée bien vite balayée par la proposition d’Alex : m’intégrer parmi les vampires et m’imprégner de leur univers. En effet, c’était le meilleur moyen d’avoir un point de comparaison fiable. À la fin de cette nuit, j’étais censée savoir laquelle de ces vies je souhaitais mener ; pour l’éternité. J’acceptai de me prêter au jeu, me promettant de rester ouverte. Cependant je gardais mes sens en alerte afin d’éviter une éventuelle mauvaise surprise ou de rater un détail important.

- D’accord, lâchai-je après un temps de réflexion.

- Parfait, dit-il en m’offrant un large sourire qui dévoilait ses canines.

- Ça n’alerte jamais les gens ? demandais-je en fixant sa bouche.

- Quoi donc ?

- Les crocs. Personne ne semble le remarquer.

- Ah ça. Ouais personne ne fait trop attention en fait et si jamais, quelqu’un te fait une remarque. Il suffit de plaisanter sur le fait que tu es un vampire. Tout le monde le prendra avec humour.

Il n’avait pas tort. Peu de gens prendraient ce genre de remarque au sérieux et quand bien même, crier sur les toits notre vraie nature ne ferait qu’éloigner les soupçons. Les monstres restaient tapis dans l’ombre et ne cherchaient pas à se faire démasquer après tout.

- Plus on essaie d’être discrets et plus on se fait remarquer, conclus-je.

- Ouais, tu parles en connaissance de cause.

Je lui feulai au visage pour seule réponse, ce qui sembla l’amuser. Il m’entraîna jusqu’au bar et me fis signe de m’assoir. Je m’exécutai et jetai un œil derrière le barman. Dans son dos, un grand nombre de bouteilles présentait les nombreuses boissons servant à la confection des cocktails. Alex interpela le serveur, qui dansait torse-nu en agitant son shaker.

- Christopher, sers-moi un pornstar s’il te plait.

- Deux, ajoutai-je.

Cette commande n’était pas innocente venant de lui et j’en avais parfaitement conscience. J’avais décidé de rentrer dans son jeu et de me laisser porter. Après tout, le meilleur moyen de connaître un monde dans son intégralité était de se conformer aux traditions et d’en tester ses limites. Christopher, alias notre barman, envoya nos deux verres depuis l’autre bout du bar. Les martinis glissèrent sur le bois ciré en tout équilibre avant de ralentir et se stopper juste devant chacun de nous. Impressionnant. La couleur du cocktail me sembla différente. Habituellement un pornstar était de couleur jaune orangé mais celui-ci avait une pointe de rouge en plus, qui le rendait plus foncé. Je devinai sans mal que toutes leurs boissons étaient agrémentées de venin de vampire ou de sang humain selon qui les consommait. Je trinquai avec mon compagnon et avalai le breuvage d’une traite. Je savourai ce goût fruité et alcoolisé. Le sang se mêlait à la perfection au fruit de la passion. Mes papilles s’agitaient au goût de ce délicieux mélange.

Je sentis soudainement quelqu’un s’écraser de tout son poids sur mon dos et une autre personne s’immiscer entre nous. Eva et Wilfried venaient de nous rejoindre.

- Alors on s’adapte, Aster ?

- Arrête de m’appeler comme ça, ordonnai-je à Wilfried.

- Comme tu voudras, jolie fleur.

- Je préfère encore Aster à ce niveau.

- Arrêtez de vous chamailler, intervint Eva, et si on sortait ?

Je me levai, prête à la suivre. Les deux garçons firent de même et nous nous dirigeâmes vers l’extérieur. Ils m’entraînèrent en direction du cimetière. Une fois la muraille passée, je constatai rapidement que la chapelle n’était pas le seul bâtiment. En réalité, il s’agissait d’une abbaye toute entière avec un cloître en son centre. Celui-ci offrait l’accès à un petit jardin intérieur mais néanmoins ouvert sur le ciel, avec des bancs en pierres, un puit, quelques arbres et un chemin pavé. Nous fîmes le tour pour nous retrouver derrière la bâtisse où étaient garées une multitude de voitures.

Eva déverrouilla alors une grosse berline grise d’une marque de luxe et nous fit entrer. Sa voiture était spacieuse et confortable, rien d’étonnant au vu de la gamme de celle-ci. Je savais que le revenu moyen par chez nous était plus élevé que la moyenne, les habitants de notre ville étaient pour la plupart des gens aisés. Mais tous ces vampires semblaient d’une classe au-dessus, aucun d’entre eux ne manquait d’exhiber sa fortune par des voitures luxueuses ou des vêtements hors de prix.

- Tu n’as jamais quitté la ville n’est-ce pas ? demanda Eva en jetant un œil au rétroviseur.

Je secouai la tête à la négative. Elle démarra et partit donc en direction de la sortie. Où allaient-ils encore me traîner ? Près d’une demi-heure plus tard, le panneau de sortie de ville fit son apparition. J’observai toujours le paysage par la fenêtre et dès lors, le paysage changea du tout au tout. Nous étions bien loin de notre ville en pleine expansion. En effet, les logements alentours n’étaient plus que des HLM, les routes étaient mal entretenues, les murs étaient tagués ou délabrés, il y avait énormément de piétons et très peu de véhicules motorisés. Les lumières étaient toutes éteintes également, aucun lampadaire n’éclairait la route, aucune fenêtre d’appartement n’était allumée, si les passants n’animaient pas les rues j’aurais pu croire qu’il s’agissait d’une ville fantôme. L’ambiance à l’extérieur était lugubre. Notre conductrice s’arrêta dans une ruelle où il n’y avait presque personne. Nous sortîmes du véhicule et je pris le temps de regarder tout autour de moi. J’y voyais comme un plein jour, même mieux. Je croisai le regard de mes amis qui luisait d’une étrange lueur rougeâtre.

- Nos yeux… Ils brillent ?

- Nous sommes nyctalopes, m’expliqua Wilfried, tu expérimentes ta vision de nuit. Avec le temps tu remarqueras cette lueur chez tous les vampires même de jour. C’est un signe distinctif entre nous et imperceptible pour les humains.

Eva ouvrit le coffre d’où elle sortit un sac à dos noir qu’elle me jeta dans les bras. Il y avait à l’intérieur, toutes mes bombes de peintures, mes gants et mon bonnet. Je la regardai, surprise et intriguée.

- Fais-toi plaisir, tu peux t’en donner à cœur joie ici.

Les garçons piochèrent chacun une bombe et allumèrent l’autoradio. Ils se mirent alors à courir, sauter, danser, hurler tout en recouvrant de peinture les murs et bennes à ordures du coin. Je me joignis à eux, et me lançai dans une nouvelle œuvre totalement improvisée. Je commençai par peindre une lune pleine en guise de fond. Ensuite, je superposai une croix gothique, semblable à celle qui trônait sur la porte du QG, avec un Ruby au croisement des branches. Je peaufinais les derniers détails quand une sirène nous interpela. Une voiture de gendarmerie qui patrouillait non loin de là nous avait pris sur le fait. D’abord paniquée je m’apprêtai à sauter dans la voiture, mais mes complices me firent signe de courir. Notre vitesse fulgurante et la nuit noire nous permis alors de rapidement distancer les agents. Réfugiés dans un recoin, nous tentions de rester discrets.

- C’est le moment d’user de tes pouvoirs, m’intima Alex, tu peux quasiment devenir invisible si tu le souhaite.

- Comment je fais ?

- Je n’en sais rien, on a tous appris à maîtriser nos pouvoirs sur le terrain et personne n’a la même technique. Trouve la tienne.

Je fermai alors les yeux pour me concentrer. Je devais garder mon calme. Dans un premier temps, je coupai ma respiration, puis fixai mon attention sur mon objectif : la discrétion. Dans un état presque méditatif, ma pleine conscience ne se posait que sur ma volonté de disparaître. Tout autour de moi, je sentis qu’un changement s’opérait. L’air ne me contournait plus, il se mêlait à mon corps ; la nuit ne m’enveloppait plus elle me traversait. Je me sentis devenir soudainement plus légère. Je rouvris les yeux. Mon corps était devenu translucide. J’étais stupéfaite. Lorsque je m’avançai vers mes amis, j’eus la sensation de glisser dans l’air, mes pas ne faisaient pas le moindre bruit. J’étais un fantôme. Une ombre dans la nuit. Quasi invisible et pourtant bien présente.

- Incroyable, murmurèrent-ils en chœur.

J’avais réussi. Si nous n’avions pas été des vandales en fuite, j’aurais sans doute laissé exploser ma joie tant j’étais fière.

- On va faire diversion, déclara Alex, retourne à la voiture et attends-nous.

J’acquiesçai et ils mirent le plan à exécution. J’avançai en toute furtivité jusqu’au véhicule et m’allongeai sur la banquette arrière. Par chance, les portières étaient restées ouvertes dans tout ce tumulte, je pris soin de ne pas les refermer derrière moi pour éviter que le bruit n’attire l’attention.

L’attente me semblait interminable, je cru patienter pendant des heures. Je tentai de suivre leurs mouvements grâce à mon ouïe surdéveloppée mais trop de sons me parvenaient en même temps et j’étais bien incapable de les dissocier. Pourtant, j’avais une drôle d’impression, une sensation nouvelle et inconnue. C’était difficile à analyser, comme une sorte de pressentiment ou d’empathie démesurée. Comme si je ressentais quelque chose qui ne venait pas de moi. En tout cas, une certitude s’imposa à moi : ils allaient revenir bientôt. Je n’avais aucune raison de m’inquiéter. J’attendais patiemment lorsque j’entendis leur voix au loin. Ils riaient et plaisantaient sans se presser. Même Eva semblait s’être lâchée pour redevenir une adolescente :

- C’était mortel ! Vous croyez que Vic s’en est sortie ?

- Oui, répondis Alex, et je peux sentir son adrénaline d’ici.

- Je confirme, c’était dingue, ris-je en les rejoignant.

J’avais déjà senti un léger pic d’adrénaline lors de mes précédentes escapades nocturnes, à l’idée de me faire prendre ou que mes parents remarquent mon absence, mais cela n’était jamais arrivé. Et ce sentiment était bien incomparable à ce que je venais de vivre. Je m’étais réellement amusée.

- Ils sont là !! Venez les gars !!

Des voix s’écrièrent au loin. Je fis volte-face pour regarder en leur direction, et vis une flopée de yeux rouges arriver vers nous. Contrairement aux humains, les vampires ne dégageaient pas d’odeur particulière, on ne pouvait pas les sentir à une distance de plusieurs mètres, ce qui expliquait pourquoi nous ne les avions pas remarqués plus tôt. Je ne parvenais pas encore à discerner leurs visages mais j’étais à peu près sûre qu’il ne s’agissait pas de membre de l’Elite.

Instantanément, je sentis un danger imminent, encore une sensation sourde, instinctive. Je voulu me dissimuler pour attaquer par surprise, toutes griffes dehors. Mais Alex me poussa dans la voiture avec une telle force qu’il me fit décoller du sol, je m’écrasai sur la banquette arrière bientôt suivie par Wilfried. Alex sauta sur le siège passager et Eva au volant démarra en trombe.

Dans l’incompréhension, je me retournai vers le pare-brise arrière. Le groupe de vampires inconnus nous coursait, l’un d’eux se jeta sur la voiture et atterrit sur le toit dans un grand fracas. D’autres voulurent nous retenir en attrapant le pare-chocs mais ils ne réussirent qu’à l’arracher. Eva roulait en zigzag donnant de gros coups de volants pour éjecter notre passager clandestin. Elle y parvint finalement et accéléra de plus belle. Dans la panique, j’hurlai :

- C’est quoi ce bordel ?!

- Les vampires ennemis dont je te parlais, répondis Alex visiblement terrifié lui aussi, on était sur leur territoire.

- Pourquoi on ne s’est pas battu ?! s’énerva Wilfried.

- Ils étaient plus nombreux que nous, dis notre Major.

- Mais on est plus forts, insista Wilfried, Eva fait demi-tour on y va.

- Non, trancha-t-elle, Victoria n’est pas entraînée, c’est encore une néophyte.

- Une néophyte qui débloque ses pouvoirs au premier essai, siffla-t-il en me fusillant du regard.

Il y avait longtemps qu’il ne m’avait pas craché son mépris à la figure, cela me manquait presque.

Nous arrivâmes au QG et ils me firent entrer en trombe. Wilfried se jeta sur le premier humain pour se délecter de son sang, Alex alla s’assoir au bar et Eva… avait disparu. Je me retrouvai seule face à cette tempête. J’entrepris de monter à l’étage pour me réfugier dans l’espace bureau mais celui-ci était déjà occupé. Lorsque j’ouvris la porte je tombai sur Kayla et Agathe qui étaient en train de se chamailler sur le canapé. Je détournai le regard, comme si je venais de surprendre une scène que je n’aurais pas dû voir. En me tournant en direction du piano, je sursautai face à une vision d’horreur.
Une jeune fille d’à peine douze ans était allongée sur celui-ci, sa robe était déchirée, son corps semblait sans vie et du sang lui coulait de la bouche entre-ouverte. Je m’approchai doucement de la jeune défunte quand elle se redressa subitement. Elle descendit de l’instrument dans un geste de théâtral et essuya le sang de sa bouche en un revers de main. J’étais bouche-bée, sous le choc. Qui avait bien pu transformer une enfant ? Et pourquoi ?

- Tu es un vampire, soufflai-je, mais t’es qu’une gamine.

- Ne te fie pas à son visage angélique, me conseilla Agathe, elle est sûrement plus âgée que nous tous réunis et peut te démembrer en un clin d’œil.

- Je te présente Louise, notre Reine, précisa Kayla.

Les deux sœurs firent une révérence. En observant la Reine plus en détail, je constatai que sa robe n’était en fait pas déchirée, il s’agissait d’une robe à frange. Sa tenue était extravagante, même pour un vampire, elle portait une tenue de soirée typique des années 20 avec des gants du soir et un bandeau à plume. Elle me fixait d’un air méprisant de haut en bas. Si elle attendait que je m’incline à mon tour, elle allait attendre un moment.

- Et hiérarchiquement, Reine c’est au-dessus ou en-dessous de l’autre taré psychopathe ? fis-je avec insolence.

- Ne parle pas de notre Maître comme ça ! cracha Agathe.

- Il n’y a qu’un Maître, m’éclaircit Kayla, il est à l’origine de tous les vampires. Ensuite il a nommé des Rois et Reines qui s’assurent du respect de nos règles dans chaque région. Les majors qui régissent chaque établissement sont élus par nous autres.

Je dodelinais de la tête en signe d’assentiment mais à dire vrai, je m’en fichais éperdument. Je voulais simplement me retrouver seule. Les trois jeunes femmes me regardaient fixement, elles avaient l’air d’attendre une quelconque réaction de ma part. Perplexe, je hochai les épaules. Agathe et note Reine, Louise, semblèrent soudainement excédées, elles soufflèrent bruyamment avant de se détourner de moi. J’en profitai pour quitter la pièce sans demander mon reste. Comme comité d’accueil, on avait connu mieux pour une soirée d’intégration.

Je n’étais pas de nature grégaire, j’avais toujours eu mon intimité. Chez mes parents, un étage entier m’était réservé, avec une salle d’eau privative et du jour au lendemain, je devais envisager une colocation avec de parfaits inconnus. Même dans mes plans pour l’université, cela ne faisait pas partie des options. Partager mon espace était impensable, j’appréciais trop le silence et la tranquillité.
De plus, comme les vampires ne dormaient pas, je ne pouvais pas espérer ne serait-ce qu’une chambre pour moi dans cet endroit.

Alors que je descendais l’escalier, je sentis un goût étrange glisser dans ma gorge. Je salivai. C’était du sang, pur et chaud. J’haletai. Bien que le goût envahissait toute ma bouche, je n’étais pas rassasiée. J’avais faim, et le simple cocktail offert par Alex ne m’avait pas suffi. Je jetai un œil à la piste de danse. Mes yeux se posèrent une fraction de seconde sur Alex qui semblait se repaître d’une jeune femme aux cheveux bruns. Puis je repérai rapidement ma prochaine victime. C’était une jeune femme qui dansait seule et semblait n’avoir besoin de personne pour s’amuser. Je m’approchai tranquillement, focalisée sur sa silhouette qui se déhanchait. Je me faufilais entre les gens dans la fosse, jusqu’à l’atteindre. Elle me tournait le dos quand j’atteignis son niveau. Mon regard sur sa nuque, j’imaginais ma langue courir dans son cou. Mes crocs me perforaient les lèvres. J’étais prête à bondir lorsqu’elle se retourna. Je ne décelai pas la moindre peur dans son regard, j’entendais battre sa jugulaire au rythme des percussions, la musique était torride. Elle s’approcha doucement, elle était si proche que son corps ondulait sur le mien, je pouvais voir les pulsations de son sang sur ses lèvres. Elle murmura à mon oreille, qu’elle rêvait d’enlever mes bas. Je frémis. Je n’avais jamais été attirée par les filles, mais sa concupiscence me déstabilisa. Mes sens à l’affût, mon cerveau ne fonctionnait plus correctement. Mon instinct pris le dessus et je me jetai sur elle, plantant mes crocs dans son épaule. Son liquide vital s’écoula immédiatement dans ma gorge et je n’en perdis pas une goutte. Quel délice !! Cela me faisait tourner la tête, je me sentis plus légère, ma vision se troubla, des fourmillements envahissaient tout mon corps. Je n’avais plus le cerveau libre, je ne contrôlais plus mes sens, j’en voulais plus, j’étais incapable de m’arrêter. Je sentais ma proie se relâcher contre moi, elle avait perdu connaissance, il fallait que je m’arrête. Je voulais m’arrêter. Mon corps ne m’obéissait plus ; j’avalai une dernière gorgée avant de me retirer. Encore une dernière. Chaque « dernière gorgée » en entrainait une autre. Impuissante face à ma propre bestialité, je sentais sa vie s’échapper.

Alex surgit alors de nulle part et me tira à lui, me forçant à délaisser mon repas. D’abord, je poussai un grondement insatisfait avant de réaliser qu’il avait probablement sauvé la vie de cette jeune femme. J’entendais encore son pouls, faible mais présent.

- Merci, chuchotai-je

- Et voilà pourquoi on ne fait boire que du sang dilué aux Néophytes. Le sang pur vous rend dingues et vous êtes incapable de vous arrêter.

- Heureusement que tu étais là.

Il tiqua mais ne dit rien et ramena ma victime au bar, feignant un évanouissement dû à l’alcool. Eva refit son apparition toute guillerette. Elle sautillait à côté de moi avec une petite carte plastifiée entre les mains.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Ça, c’est ton sésame, proclama-t-elle en le brandissant.

Elle me colla la carte sous le nez et je vis ma photo en noir et blanc à droite de celle-ci. Un portrait qui ne me mettait pas du tout en valeur, soit dit en passant. Il s’agissait d’une carte d’identité toute neuve. Je l’observai plus en détail pour constater que mes informations personnelles étaient erronées. Je n’étais plus Victoria Jessica Hamon, mais Victoria Aster Pelletier. Ma date de naissance avait été modifiée également, d’un an plus tôt. Grâce à cette carte j’étais donc majeure aux yeux de quiconque.

- Des faux papiers ?!

- Techniquement, c’est une vraie carte. On a des agents à la mairie. Imagine passer l’éternité coincée à 17 ans. Maintenant tu pourras boire, fumer, sortir en boîte…

- Je faisais déjà toutes ces choses, la coupai-je.

- Oui mais maintenant, tu le feras en toute légalité.

Alex revint vers nous et échangea un regard entendu avec Eva. Je me doutais qu’il avait suivi notre conversation à distance grâce à son ouïe surdéveloppée. Je l’interrogeais silencieusement, j’étais inquiète pour la fille qu’il venait d’abandonner, évanouie sur le bar.

- Ça va aller, Christopher s’en occupe, me rassura-t-il. Viens, on a un dernier endroit à te montrer, Kayla et Wilfried devraient déjà y être.

Je les suivis sans rechigner, toujours sous le choc de mon expérience. Ils m’emmenèrent à l’extérieur. L’odeur de petrichor qui parvint à mes narines me détendit instantanément. Les mélanges d’odeurs de sang, de venin, d’alcool et de sueur à l’intérieur, commençaient à me donner la nausée. Chacun de mes amis me tirait par un bras en direction du petit jardin central derrière la chapelle. Là, Wilfried nous attendait à côté d’un râtelier qui portait plusieurs bâtons, lances et autres armes blanches. Il envoya deux bâtons en l’air qu’Alex et Eva attrapèrent au vol.

- C’est notre espace d’entraînement, m’expliqua Kayla.

- Pourquoi s’entraîner au combat alors que nous avons des pouvoirs, des crocs et des griffes ?

- Tu ne dois pas compter que sur tes capacités surnaturelles. Les Traqueurs connaissent nos points faibles et savent neutraliser nos facultés.

- Qui sont les Traqueurs exactement ?

- Un groupe d’humains surentraînés, qui lutte pour notre annihilation totale.

Je détournai le regard pour me concentrer sur le combat qui avait commencé devant nous. Eva se battait avec hargne, elle ne laissait aucun répit à son adversaire entre ses charges, donnant de violents coups de bâton de chaque côté, visant les côtes à chaque fois. Alex ne se laissait pas faire et parait toutes ses attaques la faisant reculer de quelques pas. Il passa à l’offensive et envoya un coup au niveau de la tête de la jolie brune qui esquiva dans un geste élégant en se baissant. Elle s’accroupit au niveau du sol et le balaya d’un pied. Alex bascula en arrière et s’écrasa à Terre.

J’eus mal pour lui, littéralement, j’en eus le souffle coupé tant le choc au niveau du dos avait été violent. Mais il se redressa d’un bon, prêt à assumer une nouvelle salve. Celle-ci ne tarda pas arriver, Eva sortit le grand jeu, elle semblait en furie et envoya ses coups à une vitesse fulgurante, elle était si rapide qu’il était difficile de percevoir son mouvement. Alex n’avait d’autre choix que de bloquer ses attaques, ne pouvant pas rétorquer derrière. Il s’épuisait, je le sentais. Le bruit des bâtons qui s’entrechoquaient raisonnait dans le silence de la nuit. En désespoir de cause, notre Major tenta le tout pour le tout. Au lieu de parer une énième attaque, il se risqua à une esquive. Eva le vit venir et changea la direction de son coup au dernier moment mais Alex l’avait anticipé et il se déplaça d’un pas sur le côté opposé. Sa feinte réussie, le coup d’Eva se termina au sol. Déstabilisée, le jeune homme avait repris l’avantage sur elle, il passa son bâton derrière elle et tira d’un coup sec pour la rapprocher. Il lui saisit le bras pour la retourner et le bloqua au maximum de son amplitude pour l’immobiliser. Elle n’eut d’autre choix que de lâcher son arme, impuissante. Eva se retrouvait bloquée, Alex dans son dos qui lui maintenait fermement les poignets. Elle ne se laissa pas abattre pour autant, et lui assena un coup de pied dans le genou. Un craquement significatif retentit suivi d’un cri déchirant. Alex s’écroula et je tombai au sol à mon tour. Je pouvais percevoir sa douleur. Mon propre genou me faisait souffrir et je pouvais sentir les os se ressouder à mesure que la cicatrisation faisait son œuvre. Les larmes me montèrent aux yeux tandis que je serrais les dents pour ne pas hurler à mon tour.

Kayla se tourna vivement vers moi, inquiète.

- Est-ce que ça va ?

- Oui oui, ça va, soufflai-je, allez voir Alex c’est lui qui s’est blessé.

J’eus à peine le temps de terminer ma phrase que la douleur disparue. Je m’assis sur un banc à proximité tandis que Kayla s’adressa à Alex, hors d’elle.

- Alex ! Tu t’es lié à elle ?!

Encore assis par terre, il commençait tout juste à se remettre de ses émotions. Il ne sut quoi répondre mais la culpabilité était lisible sur son visage. Une fois encore, je ne comprenais pas ce qu’il se passait.

- C’est quoi cette histoire encore ? De quoi vous parlez ?

- J’ai pas fait exprès, se défendit Alex, je vous jure que c’était pas prévu.

- Répondez-moi ! m’écriai-je.

J’étais en rage, leur panique était palpable et cette fois, il était hors de question de m’exclure de nouveau des discussions et d’ignorer ma présence.

- Le lien sensoriel, répondit Kayla d’une voix plus douce, c’est un rituel qui permet d’unir deux vampires entre eux. C’est un peu le principe de ce que les humains appellent « âmes sœurs ». Vous êtes unifiés pour devenir les deux parties d’un tout.

- En quoi ça consiste, plus exactement ?

- Le lien permet de vous rendre plus forts, continua Eva. Ça vous rend presque invincibles. Si l’un de vous est blessé il puisera dans les ressources de l’autre pour guérir plus vite ou avoir plus de force.

- Mais ce que ressent l’un, l’autre aussi le subira, renchérit Kayla. Avec le temps, le lien se renforce et à terme tu finiras par entendre tout ce qu’il entend, sentir tout ce qu’il sent, ressentir tout ce qu’il touche… Et inversement.

- Et si vous êtes suffisamment proches, vous pourrez communiquer par télépathie. Chacun percevra les pensées de l’autre, termina Eva. Mais c’est à double tranchant : ça vous rend aussi plus vulnérables. Si l’un de vous vient tout de même à mourir de manière définitive, alors l’autre aussi.

Tout semblait s’éclairer d’un coup, ces dernières heures à ressentir des émotions qui ne m’appartenaient pas ou à sentir le goût du sang alors que je ne buvais rien…

- Comment ça a pu se produire ?

- C’est justement toute la question, reprocha Kayla à l’attention d’Alex, c’est un processus très particulier qui se fait rarement par hasard. Il aurait fallu que ton premier sang soit celui du vampire qui t’a transformée puis qu’il boive le tiens par la suite, une fois ta Transformation terminée.

- Mon premier sang ?

- La première dose de sang que tu bois pour terminer ta métamorphose en vampire.

Des flashbacks de mon réveil me revinrent en tête. Mon élan de panique dans la salle de bain de Wilfried alors qu’Alex me retenait, la morsure que je lui avais assénée au bras pour qu’il me lâche. Et son sang qui m’avait totalement fait tourner la tête. Puis je me remémorais nos ébats quelques heures auparavant, sur le billard, quand il m’avait mordue à son tour. Je pris rapidement conscience que mes émotions, mon corps et mes sensations ne m’appartenaient plus totalement. J’avais l’impression de perdre la dernière once d’intimité qu’il me restait. Des larmes de rage me montèrent aux yeux.

- Victoria… chuchota Alex en s’approchant.

- Pourquoi t’as fait ça ?

- C’était pas volontaire crois-moi, j’ai rien calculé.

- Je veux rentrer.

- Non, fais pas ça… supplia-t-il.

Le ciel se faisait plus clair, d’un instant à l’autre le jour allait se lever. Il était temps que je prenne ma décision. Je ne mis pas longtemps à l’annoncer :

- Alex, il va bientôt faire jour, ma décision est prise je veux rentrer chez moi !

Il avait également les larmes aux yeux, je le savais désemparé mais je refusais de me laisser attendrir.

- Wilfried, ramène-moi, dis-je.

- Quoi, lui ?! s’exclama Alex, mais vous vous détestez !

- Au moins avec lui, je sais à quoi m’en tenir.

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