CHAPITRE 17

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- Utilise ton pouvoir, m’ordonna Wilfried avant d’ouvrir la porte.

Sa main était déjà sur la poignée, il se tenait prêt à se jeter dans la gueule du loup. Je me rendis invisible et nous pénétrâmes dans l’antre de l’ennemi.
Nous nous trouvions dans un hall désert et délabré. Les murs étaient imprégnés d’humidité et tâchés de sang séché, le carrelage était sale et cassé. Sur notre gauche, on devinait une cage d’ascenseur vide, aux portes inexistantes. À droite, un ancien bureau en arc de cercle, désormais détruit. En face de nous, un escalier en ruine montait vers le premier étage, en haut duquel un petit groupe de trois vampires s’était installé pour déguster leur nouvelle proie à même les marches. Des cadavres en décomposition jonchaient le sol. J’avais l’impression d’être en face d’une meute de loup enragée. Ils se chamaillaient et montraient les crocs dès que l’un d’entre eux approchaient de trop près, défendant leur morceau avec véhémence. Celui qui était assis sur la marche la plus haute avait les deux mains plongées dans l’abdomen de sa victime. Il fouillait sous les côtes à la recherche d’organes encore chauds dans un bruit dégoutant. J’aurais pu être attirée par l’odeur du sang qui emplissait la pièce mais celle-ci était camouflée par des relents aussi répugnants que cette vision d’horreur.
Un mélange de moisissure et de putréfaction embaumait la pièce, si ce n’était pas le bâtiment tout entier, me forçant à retenir mon souffle.
Dégoûtée, je déglutis difficilement tandis que ma gorge commençait à se serrer, ma salive emplissait ma bouche et le contenu de mon estomac menaçait de se rendre à tout instant. Je sortis à toute allume par l’une des nombreuses vitres cassées et m’éloignai autant que possible. Je me stoppai derrière un arbre et vomis trippes et boyaux. Le sang prédigéré mêlé à la bile se rependit dans la terre. J’étais prise de spasmes incontrôlables qui me tordaient le ventre, ma gorge me brûlait et des mèches de cheveux me collaient au visage, humidifié par des sueurs froides. Mes larmes dévalaient mes joues mais je me ressaisis rapidement. Je crachai une dernière fois et me redressai pour épousseter mes vêtements.

Je retournai au bâtiment où Wilfried était resté. Bien que je ne fus pas visible, il était totalement à découvert, lui. Pour autant, aucun membre du trio ne nous prêta la moindre attention, comme s’ils n’avaient même pas remarqué notre présence.
Mon compagnon se racla la gorge pour capter leur intérêt et les trois fauves se redressèrent comme un seul homme. L’un d’entre eux s’esclaffa d’une voix suraiguë, perçante et criarde. Il avait un regard de fou. Je ne pus m’empêcher de frémir. Lorsqu’il eut retrouvé son calme, il posa sur Wilfried un regard doux et amusé. Si je n’avais pas assisté à la scène précédente, j’aurais pu le croire totalement inoffensif en plus d’être joli garçon. Un autre prit finalement la parole.

- C’est le retour du fils prodigue ?
- Ne compte pas trop là-dessus, répondit Wilfried en position d’attaque.

Je n’eus pas le temps de me poser la moindre question. Je l’imitai immédiatement, prête à bondir, toutes lames dehors. Mon ami arracha les chaînes qu’il portait autour du cou et les fit tourner et virevolter autour de lui. Un large sourire fendit son visage. Au-delà d’être de simples bijoux, ces colliers étaient ses armes. Une chaîne dans chaque main, il enroula une extrémité autour de ses poignets et s’en saisit fermement. Par de légers mouvements de rotation celles-ci se mirent à tourner à toute vitesse. Il lança la première en direction du petit groupe qui nous faisait face. Deux d’entre eux réussirent à y échapper mais le troisième, pris par surprise, n’eut pas le temps d’esquiver et se retrouva enroulé et incapable du moindre mouvement. De mon côté, je fondis sur un autre qui s’était réfugié dans l’un des trous de l’escalier. Bloqué dans ce puy de béton, j’obstruais sa seule issue. Je lui tranchai la gorge sans hésitation avant de réapparaître sous ses yeux. Je me délectai de la surprise que je pus lire dans ses yeux. Il porta la main à sa plaie tandis que le sang se déversait. Hélas, je n’eus pas le temps de lui porter un coup mortel avant la cicatrisation. Il tenta de me saisir de ses griffes mais je fis un bon en arrière. Pendant ce temps, du coin de l’œil, je voyais Wilfried ramener son adversaire à lui et le maintenir fermement attaché, il enroula sa seconde chaîne autour de son cou et tira de toute sa force surhumaine. Quant à moi, je parais chacune des attaques de mon rival à l’aide de mes dagues, lacérant ses bras à chaque tentative. Je fis mine de battre en retraite pour qu’il se lance à ma poursuite et me dirigeai vers le bureau écroulé. Là, je me saisis d’un morceau de bois au sol et lorsqu’il fut suffisamment proche de moi, je me retournai et lui plantai dans la poitrine. Bien que l’idée fût bonne, viser le cœur du premier coup n’était pas si aisé : je ratai ma cible et mon pieu improvisé se logea dans le sternum, juste en dessous la clavicule. J’étais tout de même stupéfaite de constater la facilité avec laquelle j’avais percé les os. Je prenais doucement conscience de ma force. Mon coup porté trop haut pour lui être mortel fit tout de même des dégâts. Lorsque je retirai le piquet, le jeune homme hurla à s’en briser la voix et la plaie sanguinolente rougeoyait d’une étrange lueur comme si des braises incandescentes s’y étaient logées avant de s’éteindre et garder un aspect charbonneux. Cette blessure mit plus de temps à cicatriser, ce qui me confirma notre sensibilité au bois. Plus sûre de moi, j’étais prête à lui faire subir un deuxième assaut quand je fus déconcentrée par un objet qui roula au sol jusqu’à mes pieds. Une tête. Mon allié avait arraché la tête de son ennemi à la seule force de ses chaînes. En un instant, le cadavre et ladite tête se consumèrent dans une lave ardente ne laissant qu’un tas de cendres ensanglantées comme seule trace de leur existence.
Mon opposant profita de ce cours moment d’inattention pour se jeter sur moi, je tombai à la renverse et me retrouvai les deux bras maintenus au sol, paralysée par le poids de son corps sur le mien. Je tentai de me débattre en vain, il me maintenait fermement de sa première main tandis que la seconde s’approchait déjà dangereusement de mon buste. Ses griffes plongèrent dans ma poitrine, je pouvais sentir ses doigts s’enfoncer dans ma chair provoquant une douleur si vive que je crus perdre connaissance. Au bord de l’évanouissement, j’eus à peine le temps de voir Wilfried l’attaquer par la gauche le faisant rouler sur le côté.
La seconde d’après, j’étais libérée et un nouveau tas de cendres trônait à mes côtés. « Pourvu que ce ne soit pas Wilfried » fût ma première pensée. Je me redressai difficilement, les membres endoloris. Mon complice me tendit la main pour m’aider à me relever, je la saisis avec soulagement et d’un signe de tête, il attira mon attention sur le troisième et dernier nuisible qui prenait la fuite. Je récupérai rapidement mes dagues et mon pieu tombés au sol puis nous échangeâmes un regard entendu avant de nous lancer à sa poursuite. Nous courrions à travers la ville endormie, esquivant arbres et lampadaires qui se dressaient sur notre chemin, nous sautions par-dessus les clôtures et escaladions les toits jusqu’à ce que notre course prenne fin face au vide. Le fuyard s’était arrêté en haut d’un toit plat, sur le bâtiment le plus haut des alentours. Il n’avait plus aucune issue : face à lui, le vide qui le séparait du sol ou du prochain toit était si vaste qu’il ne pouvait s’en sortir indemne et nous étions sur ses talons, s’il rebroussait chemin il devrait forcément nous faire face. Il hésita quelques secondes, mais il choisit la chute. Je le vis se jeter en arrière puis il disparut derrière la bâtisse. Je me précipitai au bord et vis son corps disloqué en contrebas. Dans des bruits de craquements immondes, ses articulations se reforgeaient peu à peu alors qu’il tentait de ramper pour nous échapper. Sans même y réfléchir, Wilfried utilisa une de ses chaines qu’il accrocha à la branche d’un arbre un peu plus loin, suspendu à celle-ci il descendit sur un toit plus bas puis sauta sur un pilonne électrique avant de rejoindre la terre ferme. Le déserteur, toujours en phase de cicatrisation, ne pouvait rien faire, ses membres décharnés lui permettaient à peine de se mouvoir.

- Aster, m’interpela Wilfried, à toi l’honneur.
- Avec plaisir !

J’exécutai les mêmes gestes et retraçai son parcours pour le rejoindre. Une fois en bas, je regardai ma victime qui me suppliai à plat ventre. Faisant fi de toute complainte, je lui plantai mon pieu dans le dos, jusqu’à atteindre son cœur. Il s’évapora en un clin d’œil comme ses congénères.
Un frisson me parcouru. Je tremblais. Je ne tremblais pas de peur, ni de froid, j’étais surexcitée. Ce combat acharné et cette course effrénée à travers la ville fantôme m’avaient revigorée. Le regard de Wilfried croisa le mien.

- Wouah, soufflai-je, j’ai jamais ressenti un truc pareil.
- T’es vraiment fascinante, répliqua-t-il en me dévisageant.

Je haussai les épaules. Je ne voyais pas ce qu’il trouvait de fascinant. Eva avait raison, nous étions des prédateurs et je venais d’ôter la vie à quelqu’un sans aucun remord, j’avais même aimer ça. Submergée par une telle exaltation, je fus prise d’un fou-rire. Incapable de me contrôler, je ris à gorge déployée. Ma crise d’euphorie incontrôlable céda subitement la place à un désespoir démesuré, je passai du rire aux larmes. J’avais tué ce vampire. Cet homme. Car oui, avant d’être un vampire il avait été un homme, tout comme j’étais humaine encore deux jours auparavant…
La compassion et l’empathie n’étaient pas mes principales qualités, cependant je n’avais jamais envisagé tuer de sang froid pour le seul plaisir du sport. Wilfried posa une main rassurante sur mon épaule.

- Allez viens, tu as rendu ton dîner, il faut que tu manges.

Je ne répondis rien alors il me traîna jusqu’au centre-ville. Je n’avais pas faim ; en réalité je ne ressentais plus rien, comme si j’avais quitté mon corps. Mes pieds réagissaient de manière automatique tandis que mon cerveau semblait s’être arrêté. Je n’étais plus réellement consciente. Je gardai le regard dans le vague pendant qu’il me guidait.
L’endroit était loin d’être désert malgré les boutiques fermées et les enseignes éteintes. Certains rideaux de fer avaient été forcés et les voleurs se servaient dans les rayons d’alcool tandis que d’autres avaient élu domicile sur la place centrale, allongés sur les bancs. Les piétons déambulaient mais encore une fois, pas une seule voiture à l’horizon.
Comme je restai statique, insensible à toute forme de stimuli, mon camarade me laissa là, désemparée, au milieu de la rue. Je le vis s’éloigner sans être capable de la moindre réaction. Il disparut dans la boutique envahie par les pillards et revint quelques minutes plus tard avec une bouteille de Whisky. Il l’ouvrit devant moi et une odeur fruitée et caramélisée se répondit dans l’air. Le jeune homme planta ses crocs dans le goulot et laissa s’écouler du venin.

- Tiens, bois ça.

Je ne réagis toujours pas. J’en étais incapable. Il m’attrapa par les cheveux et pencha ma tête en arrière pour déverser directement le liquide dans ma gorge. L’élixir fit effet rapidement, une douce chaleur se répandit dans mes membres et un sentiment de réconfort me gagna. J’étais apaisée et légèrement grisée.

- Merci, articulai-je, ils font quoi tous ces gens ici ?
- Regarde bien, ce ne sont pas des gens.

Je les observais plus en détail et constatais avec stupeur la lueur rouge qui illuminaient leurs yeux.

- Des vampires !

Ils étaient tous des vampires, pas un seul humain dans les parages. Ils étaient si nombreux !

- Sur ce territoire les vampires dominent. Tu te souviens des gendarmes qui nous ont courus après ?
- Oui…
- Ils sont embauchés par l’Élite, en échange de notre venin et d’un salaire confortable ils s’engagent à faire régner l’ordre dans cette ville.
- Et comment ils s’y prennent ?
- La journée, les humains peuvent vaquer à leurs occupations en toute quiétude et si un vampire s’avise de les attaquer, les gendarmes nous appelle pour sévir. À minuit pile, un couvre feu se met en place, les lampadaires s’éteignent et les vampires peuvent sortir en toute liberté. Du coup, la nuit les choses s’inversent, les humains ont pour directive de rester chez eux et s’ils ont le malheur de sortir, les vampires se réservent le droit de s’en nourrir.
- Mais pourquoi les humains acceptent de vivre dans de telles conditions ?
- Regarde autour de toi, c’est un quartier pauvre. Ici les loyers coûtent que dalle.
- Mais c’est horrible.
- C’est la dure loi du plus fort, rien de nouveau sous le soleil.

Certes. Humain ou animal, les règles étaient les mêmes : le plus fort mangeait le plus faible et le plus riche écrasait le plus pauvre. Je connaissais les inégalités et l’injustice qui régissaient notre monde, mais cela faisait tout de même un choc de faire face à la réalité et de se la prendre de plein fouet au visage. Je regardai les vampires devant moi. La plupart était débraillée, leur tenue étaient sale et trouée et, au même titre que ceux que nous avions attaqués, aucun d’entre eux ne semblaient porter d’arme.

- Ceux-là ne font pas partie de l’Élite ?
- Non. Tout le territoire est sous le joug d’un vampire plus puissant qui a quitté l’Élite l’an dernier et qui a décidé de monter son propre groupe. Tant que ses sbires se tiennent à carreaux on se tolère mais le moindre écart peut déclencher une guerre entre nos deux clans.
- Je vois… Et qu’est-ce qu’on fait là du coup ?
- Malgré les consignes, il y a toujours des téméraires parmi les mortels pour braver le danger.
- Ou des suicidaires, pensai-je à voix haute, ils sont au courant pour nous ?
- À part les gendarmes, les humains ne connaissent par notre vraie nature. Tout ce qu’ils savent c’est que les rues sont dangereuses la nuit à cause de tueurs en série.

Des tueurs en série armés de crocs et de griffes. Au moins cela expliquait les cadavres exsangues dans les bâtiments abandonnés et cette odeur putride qui planait dans toute la ville. J’avais de la peine pour ces gens qui vivaient dans la misère et sous une menace permanente. Une peine bien vite oubliée lorsque le son de deux battements de cœurs raisonna dans mes oreilles. Je me tournai dans cette direction, le son provenait d’une haie qui encadrait un parc. Je m’approchai. Un couple d'adolescents se promenaient main dans la main. Je pouvais percevoir leur adrénaline. À chaque bruissement de feuille, à chaque mouvement dans l’ombre, ils se stoppaient.
Ma pitié fut bien vite remplacée par une autre sensation, mes instinct primaires prirent le dessus et mon estomac se mit à grogner bruyamment. J’avais faim.
Je devins invisible et me précipitai vers eux, lorsque je fus derrière eux je me jetai sur le jeune homme et plantai mes crocs dans son cou. Wilfried m’avait suivie et s’était attaqué à la petite amie. J’aspirais le liquide vital de ce que garçon avec ferveur. Ses gémissements dûs au venin se mêlaient aux miens qui savourait ce repas.
J’aurais voulu ne jamais m’arrêter, mais j’avais vu trop de morts pour la soirée. Je le lâchai comme une vulgaire poupée de chiffon et mon compère fit de même.

- Je te raccompagne chez toi ?
- Je n’ai plus de chez moi, avouai-je penaude
- Ah oui ? Et ce palace avec ton étage entièrement dédié ?
- C’est chez mes parents. Je veux pas y retourner.

Il leva les yeux au ciel et fourra ses mains dans les poches.

- T’as pas des amis chez qui aller ?
- Tu veux dire des amis que je ne serais pas tentée de tuer dans leur sommeil si leur sang est trop alléchant ?
- Très bien, grogna-t-il, je sens que je vais le regretter mais il fait encore nuit, si tu veux… tu peux m’accompagner.

Je ne savais pas ce qu’il avait prévu de sa soirée, mais j’étais curieuse d’en apprendre plus sur ses mœurs. De plus, il était une diversion idéale pour fuir la réalité. Une réalité que je n’étais pas prête à affronter pour le moment. Il avait malgré tout relevé un point important, j’avais l’impression de ne pas avoir vu Emrick et Sarah depuis une éternité… Il était temps que je retrouve certains de mes repères. Désormais ils étaient mes seules attaches au monde humain, mes piliers.
Wilfried m’accompagna dans la voiture et m’ouvrit la portière.

- Dans quoi est-ce-que que je m’embarque ?

Avant de fermer la porte, je l’avais entendu prononcer cette phrase. Elle s’adressait plus à lui-même qu’elle ne m’était destinée mais je me demandai ce qu’il voulait dire par là.

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