CHAPITRE 19

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Pour combler un manque d’élèves participants aux cours de sport, l’établissement avait décidé de fusionner les premières et terminales sur ces créneaux. De ce fait, nous étions tous réunis quatre heure par semaine. À chaque nouveau trimestre, nous devions choisir les sports qui nous intéressaient et les groupes étaient répartis ainsi. Sarah était une éternelle dispensée tandis qu’Emrick participait plus pour la forme. Il n’aimait pas tant le sport mais ça ne l’empêchait pas d’être bon dans la plupart d’entre eux. Je me réjouissais toujours de m’y rendre, non pas que je fus friande de ce genre de dépense physique, mais cela me permettait de rester avec eux un peu plus longtemps. En fait, cela ressemblait plus à une récréation géante.

En début d’année, nous avions eu le choix entre basket, escalade ou athlétisme. Encore humaine à ce moment-là, je n’étais pas très endurante et mes virées nocturnes pour taguer les murs de la ville m’assuraient un entrainement correct pour l’escalade. J’avais donc choisi celui-ci avec la certitude d’obtenir la moyenne. Dans mon groupe, il n’y avait que des terminales et je ne connaissais personne. Un élève s’était porté volontaire pour être mon binôme et notre équipe fonctionnait plutôt bien. Il était assez timide et je n’étais pas particulièrement sociable alors nos conversations se résumaient à échanger des banalités ou adresser nos directives pour le cours mais cela ne me posait aucun problème.

Le premier trimestre touchait à sa fin et nous devions faire notre choix pour le prochain, avant les vacances de Noël. Ainsi, nous étions tous réunis dans la salle omnisport du lycée, face au tableau qui nous présentait les différents menus. Mr Lacot, l’un des professeurs de sport, faisait son speech pour expliquer la grille de notation et le barème de chacun d’entre eux. Parmi les choix qui s’offraient à moi, je devais choisir entre gymnastique acrobatique, musculation ou natation. Je n’hésitai pas une seule seconde. J’avais la grâce d’un pachyderme et faire d’excellentes performances en musculation sans m’essouffler risquait de trop attirer l’attention ; par conséquent il ne me restait plus que la natation.

- À tous ceux qui ont déjà fait leur choix, je vais vous demander de lever la main s’il vous plait, scanda Mr Lacot. Les autres, il vous reste encore quelques semaines pour vous décider.

Je levai vivement la main, suivie d’autres élèves. Emrick m’imita de manière plus hésitante.

- Je vais choisir le même que toi pour qu’on soit ensemble, chuchota-t-il.

- Cool, j’ai choisi natation.

Je l’entendis déglutir mais il n’eut pas le temps de se résigner. Le professeur l’interrogea. Mon ami répondit en bégayant et l’enseignant nota son nom au tableau dans la colonne intitulée natation. Ce fût au tour de Sarah de lever la main.

- Monsieur, et si on est dispensé ?

- Il vous faudra quand même choisir une matière dans laquelle vous mettre zéro, menaça Mr Lacot d’un ton exaspéré.

- D’accord, alors je choisis natation aussi.

Elle avait répondu d’un ton détaché, presque jovial. Elle n’était pas idiote, elle savait parfaitement que sur avis médical, aussi controversé fût-il, l’académie ne pouvait rien contre cela et cela n’aurait aucune incidence dans son bulletin. Une chance donc, que son père était médecin pour lui prescrire tout ce qu’elle demandait. J’annonçai mon choix à mon tour lorsque je fus interrogée. À priori, je ne connaissais aucun autre élève parmi ceux qui avaient fait ce choix. Je remarquai tout de même que peu de membres de l’Elite s’étaient positionnés. Seule Kayla et Agathe avait choisi la gymnastique et quelques autres avaient préféré la musculation malgré tout. Humaine, j’aurais choisi la musculation sans hésiter. La salle était chauffée, les machines faciles à utiliser et la plupart du temps nous étions livrés à nous-mêmes pendant la séance.

L’intervention avait duré une heure, soit la moitié du cours. Pour la seconde partie nous avions tous rejoints nos groupes respectifs pour être évalués sur le premier trimestre. Emrick était dans le groupe d’athlétisme et se dirigeait vers le stade, suivi de Sarah qui comptait l’encourager depuis les gradins. Pour ma part je rejoignis Damien, mon partenaire d’escalade près du mur extérieur. Je le saluai en arrivant à son niveau.

- Salut.

- Salut.

Il m’avait à peine regardée et évaluait déjà la distance qui nous séparait du haut du mur. L’évaluation était simple : trois clochettes étaient placées à trois endroits différents du mur. Selon le niveau de difficulté et nos capacités, nous devions annoncer au professeur combien de clochettes nous envisagions de faire sonner. Ensuite nous devions grimper et passer par les endroits où elles se trouvaient pour les faire tinter. La chute était éliminatoire. Plus le score annoncé était proche de la vérité, plus la note était bonne. Faire sonner la troisième et dernière clochette assurait une bonne note dans tous les cas, puisqu’elle était placée à un endroit très difficile d’accès.

Le schéma se présentait donc ainsi : la première clochette était accrochée à environ quatre mètres de hauteur, sur une partie du mur totalement verticale, hormis la hauteur il n’y avait pas de grande difficulté. Pour accéder à la seconde, il fallait se décaler sur le côté droit et longer la paroi en oblique ; en plus d’être sur un mur penché, celle-ci se trouvait légèrement plus haut. À la fin, la troisième et dernière clochette était accrochée tout à droite du mur, un mur horizontal qui surplombait le sol à une hauteur de cinq mètres.

- Tu vises combien ? demandai-je à Damien.

- Je sais pas trop. Je sais que je peux avoir la deuxième easy, mais la troisième j’ai un doute. Faudrait un niveau intermédiaire.

- Je vois, souris-je, moi je suis sûre que je peux avoir la troisième. Si tu veux je passe en première pour évaluer les meilleures prises et ensuite je te guide pour que tu prennes les mêmes.

- OK.

Fière de ma stratégie, je partis l’annoncer à mon professeur qui en pris note. Alors que j’échangeais avec lui, mon ouïe fine capta malgré moi une conversation entre Damien et son groupe d’ami.

- T’as qu’à lui demander.

- Je sais pas, c’est que je suis timide vous savez. En plus elle veut que je prenne la troisième clochette, vous imaginez si elle dit oui et qu’après je me viande ?! La honte…

- On a qu’à faire un pari, pour t’éviter de te taper la honte. Si tu arrives à faire sonner la dernière clochette tu lui demandes et si jamais tu te crêpes, de toute façon tu seras mort.

- Génial, très encourageant.

Je ne savais pas exactement de quoi ils parlaient mais je me sentais concernée. Cependant, je n’étais pas censée avoir entendu alors je fis mine de ne pas être au courant. Un coup de sifflet retentit m’assourdissant totalement pendant quelques secondes. L’évaluation démarrait et les participants passaient par ordre alphabétique. Par chance, le nom de famille de Damien était Silvagas ce qui venait bien après Hamon. De ce fait, je passerais avant lui et nous avions tout le temps d’observer les performances des autres pour évaluer les éventuels obstacles auxquels nous pouvions faire face.

À mesure que le temps passait, je me sentais défaillir. Mes sens devenaient de plus en plus accrus au point d’en être handicapants. Malgré mes lunettes de soleil, la lumière m’agressait ; tous les sons se confondaient dans un brouhaha tonitruant et les différentes odeurs me donnaient la nausée. Prise de vertiges et de tremblements, je m’éloignais de quelques pas. J’allai m’assoir dans l’herbe un peu plus loin. J’entendais, les voix de mes camarades et leurs battements de cœur, le crissement des chaussures sur le sol du gymnase, les pas réguliers des élèves qui courraient au stade et d’autres bruits parasites que je n’arrivais pas à déterminer. Les odeurs de transpiration ou de déodorant se mêlaient aux vapeurs qui émanaient du réfectoire. J’avais de plus en plus de mal à maîtriser mes émotions, comme si un mélange de stress et de colère se muait en moi.

- Victoria Hamon !

Je sursautai lorsque mon enseignant prononça mon nom. Tout le monde me regardait fixement, de toute évidence il m’avait appelée à plusieurs reprises mais je n’avais pas réagi. Je pris sur moi et avançai vers le mur d’escalade pour m’harnacher. Mon partenaire semblait s’inquiéter mais il ne demanda rien. Prête à grimper, je me positionnai sur les premières prises.

J’atteignis le premier et le second palier sans encombre mais je fus soudainement paralysée. Ma gorge était très sèche, j’avais l’impression d’avaler des aiguilles et mon estomac se tordait. Les battements de cœurs en contrebas raisonnèrent de plus en plus fort. Je n’arrivais plus à me concentrer. Puis, l’odeur du sang. Un élève d’athlétisme venait de tomber. Mon corps me hurlait de tout lâcher et de courir à la vitesse de l’éclair pour me repaître de ce délicieux liquide. Je devais lutter de toute mes forces pour ne pas céder à mes pulsions. La faim m’assaillait. J’essayais de porter mon attention sur mon partenaire qui tentait de me guider mais sa voix me paraissait si lointaine. Mon professeur essayait de me rassurer croyant que j’étais victime de la peur du vide. Mes autres camarades étaient en apnée, se demandant certainement si mon coéquipier serait assez fort pour rattraper ma chute en rappel.

Je fermai les yeux, et détendit mes muscles tant bien que mal. Soudain, venu de nulle part, je sentis le sang s’écouler dans ma bouche et glisser dans ma gorge. Je profitai de ce goût suave quelques instants. Lorsque je fus plus détendue, je lâchai un bras dans le vide pour le secouer.

- C’est rien, j’ai juste les muscles qui tétanisent, assurai-je.

Pour la première fois, je bénissais le lien qui nous unissait, Alex et moi. Je le remerciai silencieusement et repris mon ascension. Grâce à mes nouvelles capacités hors normes, j’atteignis le dernier pallier en un clin d’œil. Finalement, feindre un malaise en plein milieu m’avait permis d’éloigner tout soupçon. Je descendis tout en souplesse à mesure que Damien relâchait la corde. Contente de ma performance et surtout soulagée de cette faim harassante, je décidai d’aller remercier Alex.

- Monsieur, je peux aller à l’infirmerie ?

- Oui, mais ne tarde pas trop, ton binôme aura besoin de toi. Il reste une dizaine de personnes avant lui.

J’acquiesçai et couru vers l’autre bâtiment. Je passai devant l’infirmerie sans m’y arrêter et appelai l’ascenseur. J’avais décidé de faire un détour pour rejoindre mon bienfaiteur hors du champ de vision de mon professeur. Je montai au premier étage et me dirigeai vers une passerelle qui joignait les bâtiments les uns aux autres. Celle-ci passait juste au-dessus du terrain de sport alors je me baissai pour ne pas me faire voir. Je redescendis les escaliers pour me retrouver dans le hall du bâtiment principal. Là, je me concentrai sur mes sensations, ou plus précisément, sur celles d’Alex que je ressentais. J’avais toujours l’arrière-goût de sang dans la bouche qui se mêlait à la chaleur et l’amertume d’un café noir. J’entendais également comme le ronronnement d’un appareil électronique et des voix qui résonnaient. Il était dans le premier couloir. Ce couloir accueillait la machine à café, ainsi que la salle de permanence qui était entièrement vitrée et peu meublée ce qui donnait cette résonnance. Je le rejoignis sans plus attendre.

Lorsque j’arrivai, il était adossé au radiateur mural les yeux fermés, un gobelet à la main. Je l’approchai silencieusement et me saisis de sa boisson. Il sursauta et me regarda d’un air surpris. Je bu une gorgée de café avant de lui rendre.

- Merci, lâchai-je.

- Eh bah de rien, si y a que ça pour te faire plaisir.

- Non je veux dire, pour l’autre boisson. Tu m’as sauvée la mise, j’étais en plein milieu d’un contrôle d’escalade et à deux doigts de tout plaquer pour me nourrir au stade.

- Je sais, j’ai senti ta soif et j’ai compris que tu luttais. Faut croire que puiser dans mon contrôle ne te suffit pas toujours.

Je baissai la tête. Il venait d’éveiller un sentiment de culpabilité que je n’avais pas ressenti depuis un moment. J’avais envie de m’excuser, mais je tenais à le faire dans de bonnes conditions et avoir un véritable échange avec lui. Il avait des torts aussi.

- Il faudra qu’on parle.

Il acquiesça et je fis volte-face. J’effectuai le chemin inverse puis regagnai mon cours de sport. Quand le tour de Damien fût venu, je lui indiquais de manière précise la marche à suivre. Curieuse de découvrir ce qu’il me voulait, je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour qu’il arrive à la dernière étape. Ce fût une réussite, mais il ne vint pas me voir pour autant et fêta sa victoire avec ses amis.

Lorsque je sortis des vestiaires, j’entrepris de rejoindre mes amis devant les grilles du lycée. Sarah et Emrick m’attendaient pour aller manger en ville. Je jetai un dernier coup d’œil vers Damien mais il ne me remarqua même pas. Peut-être avais-je mal interprété ? Je haussai les épaules et passai à autre chose. Cela n’avait aucune importance.

Après la pause déjeuner, les dernières heures de cours s’enchainèrent à une vitesse folle. Je ne vis pas l’après-midi passer.

Notre trio reprit ses habitudes et nous rentrâmes chez nous à pied, tous ensemble.

- Dis Sarah, je vais avoir besoin de ton aide, amorçai-je.

- Laisse-moi deviner, urgence vestimentaire ?

- Gagné.

- Vas-y dis-moi tout, qu’est-ce qu’il te faut ?

- Une robe j’imagine.

- Encore ?! Pour quelle occasion cette fois ?

- Un cocktail mondain.

J’avais lâché cette information sans exprimer la moindre émotion. Ce type d’évènement ne m’enjouait pas vraiment. Tout le battage autour de ces réceptions ne m’intéressait pas du tout. À mon sens, cela ne consistaient qu’à se montrer et exposer ses richesses. Sarah en revanche, était restée bouche-bée. Ses paupières papillonnaient tandis qu’elle me fixait. Elle attendait certainement que je répète mais elle avait très bien entendu. Je lui laissai le temps d’assimiler l’information avant d’être assaillie de questions qui ne tardèrent pas à arriver. C’était à peine si elle reprenait son souffle, son excitation était telle que nous aurions pu croire qu’elle s’y rendait elle-même. Alors que je restai impassible en attendant qu’elle se calme, Emrick la coupa.

- Alors c’est donc ça les fameux privilèges de l’Elite.

- Tu parles d’un privilège. Tu m’as regardée ? Qu’est-ce que j’irais faire dans ce genre de soirée ?

- Bon d’accord, se reprit Sarah, alors tu as besoin d’une robe pour te rendre à une soirée avec tout le gratin de la ville. Tu voudrais faire passer quoi comme message exactement ?

- Que j’ai aucune envie d’être là.

La petite brune s’esclaffa. Elle me proposa ensuite de venir passer la soirée à la maison afin de travailler ensemble sur ce nouveau projet vestimentaire. J’acceptai avec le sourire, conviant Emrick à se joindre à nous en guise de soutien moral.

Ce fût ainsi que nous nous retrouvâmes dans ma chambre avec de la musique en fond sonore. J’étais assise à mon bureau pour chercher des exemples sur l’ordinateur, Emrick jouait sur son téléphone depuis mon lit et Sarah s’était installée par terre pour dessiner puisqu’elle avait « besoin d’espace ».

Le signal sonore d’une notification se fit entendre depuis mon téléphone. Tout le monde redressa la tête. Je jetai un œil à l’écran : quelqu’un demandait à me suivre sur les réseaux sociaux. Intriguée, j’ouvris le site directement sur mon poste. La notification affichait : « Damien Sylvagas demande à vous suivre ». J’acceptai la demande et m’abonnai à son compte en retour. Il ne tarda pas à me contacter via la messagerie instantanée.

Sarah et Emrick avait stoppé leur activité pour me rejoindre et lire par-dessus mon épaule.

Damien dit : Salut, c’est Damien du cours d’escalade.

Victoria dit : Hey, oui je vois très bien qui tu es.

Damien dit : Voilà, je voulais te dire un truc tout à l’heure mais je suis très timide tu vois, du coup j’ai cherché ton compte pour t’en parler ici ce sera plus facile.

Victoria dit : OK pas de soucis qu’est-ce que tu voulais me dire ? T’inquiète je mords pas.

Je réprimai un sourie. En fait si, je mordais, mais personne n’était censé le savoir. Les trois petits points qui clignotaient en bas de mon écran laissaient entendre que mon interlocuteur était en train de rédiger son message. Je me doutais de ce qu’il allait m’annoncer et ça ne présageait rien de bon. Je le voyais déjà me faire une grande déclaration d’amour digne des films romantiques, que je ne saurais recevoir dignement. Il m’était arrivé à quelques reprises de refuser les avances de soupirants. Les malheureux qui tombaient sous mon charme n’étaient pas nombreux mais ils m’étaient toujours difficile de décliner poliment leurs invitations alors que je n’éprouvais rien pour eux. En de rares occasions je m’étais laissée séduire par une histoire sans lendemain, mais surtout, sans sentiment. J’étais toujours très gênée face à ce genre de situation, par peur de froisser l’autre, heureusement je comptais sur le soutien de mes deux meilleurs amis.

Damien dit : Je voulais juste te dire que je te regarde souvent depuis que je te connais et tu me plais beaucoup.

Victoria dit : Ah ! Merci ça me touche.

J’espérais clore la discussion à ce niveau-là, ne sachant que rajouter de plus, mais il ne l’entendit pas de cette oreille.

Damien dit : du coup je voulais savoir si tu serais d’accord de faire un peu plus connaissance.

Victoria dit : Oui carrément, avec plaisir !! J

- Sarah non, qu’est-ce que tu fais ?! m’écriai-je, alors qu’elle envoyait ce dernier message en mon nom.

- Je te rends service. Tu me remercieras plus tard.

La fourbe s’était emparé de mon clavier et avait pris le contrôle de mes réponses durant cette discussion. Emrick me regardait d’un air compatissant ce qui ne l’empêchait pas d’en rire pour autant.

- Je gère toute seule mes relations, merci mais j’ai pas besoin de toi.

- Oh que si tu as besoin de moi, insista-t-elle, entre le loubard qui t’a déposée ce matin et le beau-gosse rebelle à qui t’adresses plus la parole, t’as pas les meilleures fréquentations…. Sans vouloir te vexer Emrick.

- Y a pas de mal.

- Je sais pas, hésitai-je, c’est pas mon genre…

Par curiosité, j’allai tout de même voir ses photos. Damien était légèrement plus petit que moi, il avait un visage carré et portait des lunettes. Il avait les cheveux courts châtain clair et des yeux très bleus. Il n’était pas désagréable à regarder mais je n’éprouvais pas d’attirance pour lui. D’après ses posts, il faisait du skateboard, du judo et sortait souvent en soirée toujours avec le même groupe d’amis. Je faisais défiler la page lorsqu’une photo attira mon attention. C’était une photo en noir et blanc, la seule sur laquelle il n’avait pas ses lunettes. Il portait le kimono traditionnel des judokas dont la veste était ouverte laissant entrevoir des abdominaux bien dessinés. J’avais toujours eu l’habitude de le voir avec des vêtements amples c’est pourquoi je fus surprise de constater cette carrure.

- Alors, pas ton genre hein ?

- J’avoue il est bien foutu, mais toujours pas intéressée, y a pas que ça dans la vie.

- Ah merci ! intervint Emrick, il y a de quoi faire complexer d’autres membres de la gent masculine à force…

- Roh arrête, je t’ai déjà vu torse-nu, on sait tous les deux que t’es mieux foutu que lui.

Sarah lui avait répondu sans même décoller les yeux de mon écran. Je leur jetai des coups d’œil à tour de rôle, un sourire en coin. Ma meilleure amie ne daigna pas réagir mais Emrick, lui, affichait un sourire timide. Intéressant. Je titillai un peu Sarah pour qu’elle délaisse son attention de mon nouvel admirateur.

- Et à quelle occasion tu as pu voir ça, rappelle-moi ?

- À la soirée d’Halloween. Entre l’alcool et toute l’agitation avant ton départ, il faisait une de ces chaleurs !

- Tu m’étonnes… raillai-je.

D’un signe de tête discret, mon ami me fit comprendre que cela n’allait pas plus loin. Sarah, quant à elle, n’avait pas relevé le sous-entendu. C’était une fille intelligente, mais parfois je me demandais si jouer les idiotes ne commençait pas à déteindre sur sa personnalité. Etait-elle aveugle au point de ne pas voir ce qu’il y avait juste sous son nez ou faisait-elle semblant pour ne pas voir la réalité en face ?

Cet interlude terminé, je redirigeai le sujet de conversation sur ma robe. Sarah avait dessiné un modèle parfait. Sobre et élégant. C’était une robe fourreau mi longue avec des plissures sur le côté droit au niveau des hanches. Le col baillait sur le revers pour dégager les clavicules. Je lui souris.

- Ce serait parfait.

- Ok, j’ai déjà un patron de ce genre et j’ai une idée du tissu. Je devrais pas en avoir pour longtemps mais faut que je m’y mette vite.

Elle avait un talent incroyable. Définitivement, je ne comprenais pas comment je pouvais être plus légitime qu’elle à faire partie de l’Elite. Elle le méritait bien plus que moi. De plus, le luxe et les paillettes étaient une seconde nature pour elle, elle baignait dans cet environnement et y évoluait à la perfection. Elle aurait fait un vampire bien meilleur que moi.

****

Nous arrivâmes rapidement au samedi soir, peu de temps avant la soirée. J’avais insisté pour que Wilfried m’y conduise et ce dernier avait fini par céder. Je n’avais toujours pas eu de conversation avec Alex, le ton entre nous était cordial. Je ne cherchais plus à le faire enrager et me tenait à carreaux mais la présence de Wilfried me rassurait. Il était ce qui se rapprochait le plus d’un ami à l’heure actuelle. Pour l’instant, ses enseignements m’étaient précieux et son caractère antipathique m’apaisait, étrangement. Il arrivait à gérer mon sale caractère sans effort et naturellement.

Le jeune homme m’attendait, assis sur le fauteuil de ma chambre, tandis que je m’activais pour me préparer. Sarah devait arriver d’une minute à l’autre pour me déposer la robe qu’elle avait confectionnée. Wilfried n’était pas loquace en général, mais je le trouvais encore plus silencieux que d’habitude.

Je voyais l’heure défiler et pas l’ombre d’une robe. Même si je ne comprenais pas bien la politique des vampires dans sa totalité, j’avais saisi les enjeux de cette soirée. Nous devions maintenir l’entente entre les clans et éviter une guerre à tout prix. J’étais déjà en partie responsable de la situation, je ne tenais pas à envenimer les choses par un retard remarqué.

De plus en plus stressée, je faisais des aller-retour entre la salle d’eau et la chambre en me triturant les ongles, ne sachant que faire en attendant. Je décidai d’appeler Sarah pour avoir des nouvelles.

- T’en es où, je vais être à la bourre.

- J’arrive, j’arrive je me mets en route là.

- Grouille, dis-moi au moins de quelle couleur elle est que je puisse me maquiller en fonction.

- Marron et dorée, m’apprit-elle essoufflée, je suis chez toi dans deux minutes.

- Même si te voir te promener en petite tenue est un spectacle dont je ne me lasse pas, pourrais-tu dire à ton amie de se presser, je te prie ? râla Wilfried.

Je raccrochai et me retournai vivement vers lui, surprise de sa remarque. J’espérais que Sarah n’ait pas entendu à l’autre bout du combiné. Je me précipitai devant le miroir pour me maquiller. Ses remarques me faisaient tourner en bourrique, j’avais vraiment du mal à comprendre la manière dont il me percevait. Quand j’étais encore humaine, ce que je croyais être des avances étaient en fait une technique de chasse, il avait été clair à ce sujet : il ne comptait faire de moi que son repas. Puis une fois transformée, il s’était montré très désagréable et m’avait clairement fait comprendre que j’avais perdu tout intérêt à ses yeux depuis que je ne pouvais plus le rassasier. En plus de cela, il avait échangé un baisé passionné et langoureux avec un garçon juste à l’entrée du Lycée. Pour moi, les choses étaient limpides, je ne l’intéressais pas du tout et il était plus attiré par les hommes. Pourtant, il me faisait souvent des compliments détournés ou des remarques lourdes de sous-entendus. Est-ce qu’il appliquait la règle numéro deux sur moi aussi ? Il le faisait certainement. Je connaissais son fonctionnement, il me l’avait bien expliqué, pour lui la vie n’était qu’un jeu et la provocation, un art. Je commençais à comprendre ces petits jeux, Alex m’y avait entraînée pendant plusieurs années.

Riche de cette expérience, je décidai de ne pas plonger cette fois-ci. Par conséquent, je ne relevai pas son commentaire et continuai de me préparer.

Je m’étais maquillé les yeux dans un dégradé charbonneux allant du doré au marron foncé avec pointe de lumière dans le coin interne et sous la paupière inférieure. J’appliquai du mascara sur mes cils quand la sonnette retentit. J’arrêtai toute activité et dévalai les escaliers. Ce fût avec un seul œil maquillé entièrement que j’ouvris la porte à la volée.

- Enfin ! Merci, t’es au top, je te revaudrais ça. Désolée faut que je file.

- Alors, c’était vrai, il est vraiment en train de te mater en sous-vêtements depuis tout à l’heure ?

- Roh Sarah, la réprimandai-je.

- Bah quoi ? Et ça te gêne pas ? Me dis pas que t’as couché avec…

- Non !

- T’as pensé à Damien ? Vous en êtes où tous les deux ?

Je levai les yeux au ciel avant de claquer la porte. Je baissai le regard sur moi par réflexe. En effet, je portais une guêpière courte et un tanga en dentelle noirs, ainsi que des bas et des porte-jarretelles assortis. Je n’étais pas adepte des tenues affriolantes comme pouvaient en porter Kayla ou Eva, cependant j’aimais les jolis dessous qui me mettaient en valeur et surtout, j’y étais habituée puisque je portais souvent des bas et des collants en résille. Si bien qu’il m’arrivait souvent d’oublier que cela pouvait être considéré comme quelque chose de sexy… Persuadée que Wilfried était homosexuel, je ne m’étais pas posé la question. Je n’étais pas pudique et mes complexes avaient disparu avec mon humanité. Mon rapport au corps et à ma propre nudité avait changé et j’étais simplement à l’aise, en particulier quand je n’avais rien à prouver.

Pour ce qui était de Damien, il ne s’était pas manifesté depuis notre dernière conversation et c’était très bien ainsi. J’espérais en rester là avec lui sans me sentir coupable. J’étais déjà bien assez occupée, je n’avais pas besoin de m’encombrer avec un petit ami humain en prime. À cette pensée, mon ventre grogna alors que je remontais les marches vers ma chambre. En parlant d’humain, je commençais à avoir faim.

J’enfilai ma robe rapidement. Elle était parfaite. Près du corps mais pas trop moulante, ni trop courte ni trop longue, faite dans un tissu souple d’un marron sombre moucheté d’une multitude de paillettes dorées et le revers au niveau du col laissait apparaître une doublure noire.

Fin prête, je sautai dans la voiture de Wilfried qui démarra au quart de tour. Le trajet était long, nous sortîmes de la ville et traversâmes les quartiers nord où évoluaient les vampires dissidents, plus nous avancions moins les routes étaient praticables. Nous roulions sur des routes étroites en pleine forêt, même la lumière de la lune ne perçait pas au travers des feuillages d’automne. Je posai mes deux pieds sur le tableau de bord et appuyai ma tête contre la vitre. La playlist de mon chauffeur défilait, je l’écoutais distraitement.

- T’as des goûts vraiment particuliers.

- Oui, et pas qu’en matière de musique d’ailleurs…

Je ne relevai pas son sous-entendu, ni ce même sourire qu’il affichait si souvent. Un sourire diabolique. Dans tous les sens du terme. La plupart des musiques qu’il écoutait étaient des musiques classiques de grands compositeurs, remixées en version techno avec des basses très prononcées. Celles-ci faisaient vibrer le sol et les sièges du véhicule tant le volume était fort.

- Pourquoi t’écoutes ce genre de son ?

- Ça me détend.

- Etrange…

- Pas plus que celle qui écoute du métal à tout va.

Je souris avant de reporter mon attention vers l’extérieur. C’était juste. Le métal m’aidait à couvrir les sons environnant et le bruit de mes pensées, c’était reposant aussi en quelque sorte.

Par la fenêtre, je vis une colline qui s’élevait juste en face de nous. Au sommet de celle-ci, se tenait fièrement un magnifique château de style renaissance. Une lumière jaune vacillante et chaleureuse émanait de chacune des fenêtres.

Quelques minutes plus tard, nous garions dans la grande cour de celui-ci. Mon cavalier ouvrit la portière et me tendit son bras pour m’aider à sortir de la voiture. Je m’y agrippai fermement et le laissai me guider vers l’intérieur. Un gigantesque escalier en pierres taillées nous amenait à la porte principale : une très grande porte en bois qui s’ouvraient sur un hall luxuriant. La pièce était vide, seuls deux petits guéridons étaient disposés de chaque côté de l’entrée, supportant des vases en cristal dans lesquels plongeaient deux gros bouquets de fleurs. Ce hall desservait une pièce de chaque côté et un grand escalier en marbre qui menait à l’étage. Derrière les larges marches, j’entrevis l’accès à des cuisines dignes des plus grands restaurant.

Des tas de gens discutaient debout, une flûte de champagne à la main. Les hommes portaient des costumes taillés sur mesure, arborant des marques de luxes et les femmes étaient vêtues de superbes robes sirènes et autres tenues de cocktail. Tous les membres de l’Elite se trouvaient près de la rambarde. Nous les rejoignîmes, aussi tendu l’un que l’autre. Une épée de Damoclès planait au-dessus de nos têtes, au moindre faux pas elle s’abattrait sur nous et le Major ne manqua pas de nous le rappeler.

- Merci de nous honorer de votre présence.

- Désolée, c’est ma faute, avouai-je. Ma robe a tardé à arriver.

- Wilfried, elle est sous ta responsabilité.

Le tatoué acquiesça. Il était beaucoup trop docile. Il semblait y avoir un accord tacite entre eux tous, quelque chose qu’on ne me disait pas mais tout le monde semblait être au courant. Les membres du club le dévisageaient avec une mélange d’inquiétude et de compassion. J’avais l’impression d’accompagner une bombe à retardement qui risquait d’exploser à tout moment.

- Oh vous êtes là ! constata une fois féminine haut perchée dans mon dos.

- Bonsoir Madame Whellerman, s’inclina Alex.

- Bonsoir maman, ajoutèrent Kayla et Agathe.

La jeune femme était d’une beauté froide malgré un visage juvénile. Elle était grande, fine, avec de longs cheveux blonds dorés, coiffés sur le côté. Je ne lui donnais pas plus de seize ans mais sa posture et sa tenue laissait sous-entendre qu’elle était plus vieille. Nous aurions dit une adolescente qui jouait les adultes. Elle mima une bise en direction des deux sœurs et tendis sa main vers Alex, paume vers le bas. Il sa baissa et lui offrit un baiser sur les doigts. En se redressant il tendit un bras vers moi.

- Madame Whellerman, je vous présente Victoria Aster Pelletier, notre nouvelle recrue. Victoria, voici la cheffe de la famille Whellerman, une des familles fondatrices de l’Elite.

Je tentai une révérence maladroite tandis qu’elle me détaillait. Elle me gratifia d’un « charmante » et fis signe à deux autres vampires de nous rejoindre.

- Je vous présente notre père et notre grand frère, présenta Kayla.

L’homme était bien plus âgé que sa femme, environ une cinquantaine d’année avec des cheveux grisonnants tirés en arrière. Le frère, lui, avait l’air d’approcher la trentaine. Il avait une barbe en collier impeccablement taillée et une boucle d’oreille en forme de croix. Une fois les présentations terminées, ils s’éclipsèrent. J’avais envie d’interroger les sœurs sur l’âge de leur mère mais je n’en eus pas le temps. J’entendis des pas lents descendre les escaliers et vis un homme descendre ; tout le monde se tût et les yeux se braquèrent sur sa personne.

Comme de nombreux vampires présents ce soir-là, il avait l’air incroyablement jeune. C’était un homme grand et longiligne. Il avait un visage très fin avec des cheveux mi-longs d’un blond polaire. Il s’arrêta au premier pallier, sur la plus haute marche qui dominait l’espace.

- Bon retour à la maison, fils, sourit-il fièrement.

- Père… salua Wilfried d’un ton froid.

Notre hôte souhaita la bienvenue à la totalité de ses convives d’une voix théâtrale puis il disparut dans les cuisines.

- Wilfried, chuchotai-je, c’est quoi déjà ton nom de famille ?

- Je te l’ai jamais dit en fait. Je m’appelle Wilfried Barthelemy.

- Barthelemy comme le grand groupe immobilier ? Celui qui a le monopole sur tout le patrimoine de la région ?

- Celui-là même.

La vérité avait claqué dans l’air. Cet homme, notre hôte, était Charles Barthelemy, il était connu pour être un requin en affaire et possédait la quasi-totalité des bâtiments du secteur. Il était littéralement le propriétaire des lieux. Je me sentis soudainement toute petite.

- Tu plaisantais pas alors, quand tu disais avoir droit à une voiture avec chauffeur.

- Nope.

- Et donc c’est Charles Barthelemy, ton père.

- Adoptif, corrigea Wilfried. Il m’a adopté l’an dernier après m’avoir transformé pendant la soirée de l’Elite. J’ai jamais connu mes vrais parents, du plus loin que je me souvienne j’ai été balloté de familles d’accueil en foyers et de foyers en familles d’accueil. Il me restait un an avant la majorité, un an à tenir dans cet internat avant d’être totalement libre. Mais il en a décidé autrement et m’a offert la vie que tu connais.

- Vous vous ressemblez beaucoup quand même.

- Toi non plus tu ressemblais pas vraiment à ça, avant ta transformation, signala-t-il. Je me décolore les cheveux mais pour le reste, mon corps s’est adapté pendant la métamorphose.

Malgré sa volonté de ressembler à son père adoptif, la tension entre eux était flagrante. Il y avait quelque chose entre eux qui avait provoqué cette guerre froide.

- C’est pour ça que tu lui en veux ? Parce-qu’il ta transformé et t’a privé de la liberté ?

- Non, répondit-il en ricanant, au contraire je lui suis reconnaissant. Il m’a offert un nom de famille, l’argent, le confort et une place dans ce monde. Il m’a offert l’Elite.

Il avait le regard dans le vide mais ses yeux brillaient de mille étoiles. Malgré sa rancune, il ne pouvait cacher son admiration envers son père et l’Elite. Il reprit :

- Je le déteste parce-que c’est un traitre à son clan. Il est l’un des principaux fondateurs de l’Elite mais il l’a quittée et a renié tous ses principes pour créer son propre clan. Une bande de sauvages.

Je regardai autour de moi. À chaque issue, étaient postés deux hommes vêtus de costumes noirs avec des oreillettes. Tous avaient les yeux rivés sur nous, la mâchoire contractée. Ils étaient prêts à bondir à tout instant. Malgré leur linge propre et leur toilette récente, je remarquai le sang séché sous leurs ongles et leur posture disgracieuse. Ces gardes du corps n’étaient autre que les vampires ennemis que nous traquions et Charles Barthelemy était leur chef.

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