14 - Voyage en Vallée de Langueur

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« Dis culmine à environ 3 500 mètres au-dessus du niveau de la Mer Profonde. Elle est située sur la pente douce de la Crête de Dis qui est plus haute à l’ouest et plus basse à l’est. Lorsque l’on descend le flanc sud de la crête on atteint des plateaux étroits appelés les Hauts de Langueur. Ils dominent une région qui s’évase encore vers le sud, très montagneuse, appelée les Marches de Langueur. Au-delà des Marches se trouve l’immense Vallée de Langueur. Le terme de « langueur » est issu du premier long exode des Humains guidés par Duval At’Fratel depuis les Confins jusqu’à Dis et dont le chemin traversant cette grande région relativement plate et boisée faisait éprouver aux voyageurs épuisés cette sensation particulière. Au début, la lumière du Dieu Solaire ne portait que jusqu’à la moitié de la vallée et les premières communautés humaines s’y installèrent, incapables d’aller jusqu’à la future capitale. Plus de la moitié des survivants de l’Hiver Noir se sont ainsi disséminés entre le milieu de la Vallée de Langueur qui fait plus de 200 kilomètres du nord au sud, et les Hauts de Langueur. »

Extrait de l’ouvrage « Géographie du Monde Éclairé »
du précepteur Marten At’Kahor, an 9.

__________

Ils ont repris la route et quitté Jolinar depuis deux jours. Adana chevauche en tête depuis un moment quand, profitant d’un élargissement du chemin au sortir d’un bois, Ssoran éperonne sa monture pour se mettre à son niveau. La Supérieure et l’Ondoyant sont accompagnés d’une escorte d’une dizaine d’hommes. Ils ne transportent rien de précieux et ce nombre est suffisant pour éloigner les petites bandes qui s’attaquent plus volontiers aux voyageurs apparemment sans défense.

– Adana, je vous propose de tenir parole à présent, dit Ssoran.

La jeune femme soupire.

– C’est vrai. Vous avez été très patient et compréhensif. Je vous dois donc des explications.

À peine une décade après la catastrophe du quartier Roc, la Supérieure a demandé au jeune Atark de l’accompagner à Jolinar. Elle ne lui a pas tellement laissé le choix, prétextant que les affaires dont ils s’occupent tout deux requerraient leur déplacement à la frontière sud du Monde Éclairé. Ce qui est faux. Suite à ce que lui avait révélé son père adoptif, Adana ne cherchait là qu’une bonne raison d’aller mener sa propre enquête concernant la disparition d’Albo Saternal. Comme sa mission ne justifie pas un tel voyage, elle a emmené l’Ondoyant atark pour, soi-disant, établir le contact avec les Sangs-Froids installés à Jolinar et voir comment se passe leur intégration loin des contraintes de la capitale.

Ssoran n’a pas été dupe et a ouvertement déclaré à l’Humaine qu’il renoncerait à ce voyage s’il n’était pas informé de la véritable raison de celui-ci. Ce n’est pas seulement une question de principe pour lui, il est très sollicité par son peuple, tellement qu’Adana se demande s’il n’est pas le seul à être capable d’accomplir les miracles qu’elle l’a vu faire. De toute façon, elle sait que sa demande est légitime. Elle lui a donc promis qu’elle lui expliquerait tout sur le chemin du retour, ce qu’il a accepté. Comme ce dernier n’a pas véritablement daigné s’expliquer sur la nature et l’origine de son don secret, et, compte-tenu de l’émoi que cela suscite à Dis, elle escompte que l’information sera réciproque. Le moment est venu.

– Je vous écoute, dit Ssoran en souriant.

– Galanterie, je suppose ? demande la jeune femme sur un ton mi-amusé.

– Évidemment, répond Ssoran.

Adana secoue la tête, simulant une expression de dépit. Elle prend ensuite la parole sur un ton plus sérieux.

– Je suis allée à Jolinar pour enquêter sur la mort d’un de mes anciens subordonnés. Son décès m’a été rapporté par le Directeur Orati.

– Votre père adoptif ?

– Heu… C’est exact. Mais comment savez-vous ça ?

– La réponse à une question innocemment posée à un soldat. Ces choses-là se savent, en général.

– Et vous savez encore beaucoup de choses de ce genre ? Parce qu’il n’est peut-être pas utile que je vous le raconte.

– Je serai alors privé du timbre charmeur de votre voix, fait-il l’air espiègle.

Il y a quelques mois, Adana aurait violemment giflé n’importe quel Atark qui lui aurait tenu ces propos. Elle aurait été à peine moins vindicative en ce moment envers un Atark étranger, lui signifiant son outrecuidance par des propos aussi rudes que blessants. Venant de Ssoran, la remarque la fait sourire. Elle jette un regard derrière eux pour s’assurer que les soldats sont trop loin pour les entendre. Elle se focalise ensuite sur la route devant elle afin de masquer son trouble. Cela ne fonctionne pas car elle a rougi et Ssoran n’a pas manqué de le remarquer.

– Albo Saternal, reprend-elle. C’était son nom. Un type bien. Il s’était engagé dans la Théologie essentiellement pour la solde mais, lorsque la guerre a commencé, il a servi avec honneur et distinction. J’avais beaucoup de respect pour lui.

– Vous l’aimiez ? la questionne l’Ondoyant.

La question la met mal à l’aise mais elle répond sans détour :

– Non. Pas d’amour en tout cas. C’était un officier efficace.

– C’est pourquoi vous vous êtes sentie en devoir d’élucider le mystère de son décès ?

– Entre autre chose. Son décès est effectivement un mystère. Il a été assassiné. La raison de cet acte m’échappe encore.

– Me feriez-vous part des autres raisons pour lesquelles enquêter sur sa mort était si important ?

– Oui… Sans quoi notre équipée aurait encore trop peu de sens et aussi parce que vous êtes directement concerné.

– Ah ? Vraiment ?

– Albo Saternal était à la tête du groupe qui a attenté à vos jours, lors des événements de la Grand Place, le jour de la signature du traité.

Silence.

– Je l’ai reconnu lors de la poursuite, ajoute-t-elle. Quand je l’ai vu, j’ai été tellement décontenancée que je l’ai laissé partir avec ses complices.

– Je vois…

– Je vous demande pardon. J’avais le devoir de les capturer ou de les tuer et je ne l’ai pas fait.

– J’en suis heureux.

Adana s’étouffe.

– Pardon ?!

– J’ai un grand respect pour la vie, Adana. Que vous ne les ayez pas tués me satisfait.

– Mais… Votre vie était menacée.

– Rien de très fâcheux ne s’est produit car vous êtes intervenue à temps. Ne vous inquiétez pas de ce que je ressens vis-à-vis de ces événements. C’est de l’histoire ancienne. Je suis curieux de connaître les raisons pour lesquelles vous avez renoncé à les capturer ou les tuer.

– La surprise y était pour beaucoup. Mais il est vrai que j’aurai pu retrouver Albo et le confronter. J’ai manqué de temps pour ça.

– Parce que l’enquête vous a été retirée, c’est ça ?

– Entre autre chose, oui. Je ne comprenais pas ses motivations. D’une certaine façon, il avait toujours mal vu la manière dont nous vous traitions durant la guerre.

La jeune femme se tait immédiatement. Elle vient de se rendre compte qu’elle aborde là un sujet des plus glissants. Elle ne veut pas avouer à Ssoran ce qu’elle a pu ressentir à cette époque. Ce dernier se contente de hocher la tête et lui offre un étrange sourire pour l’inciter à continuer.

– Enfin, c’était quelqu’un qui, à mon sens, ne pouvait pas se transformer en terroriste. Mais il a fui, pour se préserver je suppose, et je n’ai jamais eu l’occasion de le revoir.

– Vous m’aviez officiellement annoncé la fin de l’enquête du Gardien Kiram. La mort du sieur Saternal a-t-elle eu lieue avant ou après cette date ?

– Juste avant, en fait. Je ne l’ai apprise que beaucoup plus tard, le jour de la catastrophe de Roc, il y a un peu moins d’un mois maintenant.

– Et vous avez fait une découverte concernant son décès ?

– C’est possible, mais je n’ai hélas aucune preuve. Albo avait la particularité de porter l’Empreinte Solaire des Théologistes sur son visage.

– Comme vous ?

– À peu près. Sur le front, pour être précise. Je me suis dit que s’il désirait demeurer incognito, il devait la cacher. En interrogeant quelques personnes, je suis arrivée à la conclusion qu’il s’était fait embaucher parmi les mercenaires de Tariek Usuriu, son front recouvert par un masque de cuir. J’ai voulu rencontrer Tariek ou l’un de ses administrateurs, mais la femme que j’ai vue, une ancienne Théologiste, m’a affirmé qu’elle n’avait jamais embauché d’ex-Théologiste ces derniers mois.

– Mentait-elle ?

– Pas nécessairement. Elle ignorait peut-être qu’il s’agissait d’un ancien Théologiste s’il se déplaçait toujours masqué. Interrogée sur le fait qu’elle aurait pu employer un homme masqué, elle m’a fait comprendre qu’il y en avait beaucoup dans ses rangs.

– Une manière de ne pas dire la vérité ?

– Sans doute. J’ai insisté pour savoir si l’un d’eux avait disparu. Elle m’a dit que les pertes et les désertions étaient monnaie courante, que le métier était risqué et qu’elle ne se préoccupait pas assez de l’origine de ses mercenaires pour répondre précisément à ce genre de question.

– Un faux-fuyant ?

– Probablement.

Ssoran émet un ricanement.

– Que signifie ce rire ? s’enquiert Adana, quelque peu choquée compte-tenu du contexte.

– Pardonnez-moi, mais je songeai à la difficulté avec laquelle vous, les Humains, tentez de connaître la vérité en interrogeant les vôtres, et cela m’amuse. Je m’en excuse, je sais que ce n’est pas correct.

– Ne mentez-vous donc jamais aux vôtres ?

– Aux nôtres, non, pas à ma connaissance. Nous préférons généralement ne rien dire plutôt que d’être malhonnêtes.

– Mais vous nous mentez à nous ?

– Je suis forcé de vous le concéder. Même si nous préférons également ne vous dire que ce que nous voulons bien dire, je pense que nous avons dû mentir à plusieurs reprises pour préserver le secret de mon don.

– Vous êtes le seul à en disposer ? s’étonne la jeune femme.

Ssoran répond par l’affirmative d’un signe de tête et s’empresse d’ajouter :

– Mais je vous en prie Adana, je vous fais confiance pour ne pas le répéter.

– Et que suis-je censée dire à mes supérieurs s’ils me le demandent ? Si je leur mens, je trahis la Théologie.

– Faites selon votre cœur.

– Mon cœur ?! s’exclame-t-elle incrédule. Mais enfin, j’ai des devoirs avant d’avoir des sentiments.

– C’est par devoir que vous n’avez pas dénoncé votre ami Albo Saternal ?

Adana cherche sans succès quelque chose à répondre.

– Vous savez, Adana, plus je vous en dirai maintenant et plus vous mettrez en danger votre intégrité. Même si vous l’avez déjà fait le jour du traité en protégeant votre ancien subordonné, je n’ose imaginer quelles conséquences aurait pour vous comme pour les miens la révélation de ce présent échange. Je ne veux pas vous mentir, je vous fais confiance. Il ne tient qu’à vous d’arrêter là cet entretien.

La jeune femme secoue la tête comme pour chasser quelques mauvaises pensées. Ils avancent un long moment sans dire un mot. Le Dieu Solaire, à l’horizon, éclaire les nuages chargés au-dessus d’eux. L’air est frais et humide. Il ne va pas tarder à pleuvoir. La Théologiste brise le silence :

– Vous me faites confiance pour quoi au juste ? Qu’est-ce que vous attendez de moi ?

– Précisez votre pensée, je vous prie.

– Je ne comprends pas. Bien des choses que vous m’avez apprises sur les vôtres semblent être des secrets que vous aimeriez conserver, au moins encore un temps. Peut-être ne nous avez-vous pas jugés digne de vous montrer à nous tel que vous êtes ou que vous estimez que ce qui vous différencie des Humains se doit d’être préservé à tout prix. Qu’en est-il réellement ? Il serait légitime que mes supérieurs soient au courant de tout ce que vous m’avez dit, non ?

– N’est-ce pas le cas ? demande Ssoran.

Adana secoue la tête en signe de dénégation.

– Cela fait-il longtemps que vous manquez à vos devoirs ? s’enquiert-il.

– Je…

La phrase meurt dans sa gorge. Il a raison. Elle n’a rien osé dire, du moins, rien de ce que Ssoran lui a révélé et qui lui semble être les secrets des Atarks. Elle a donc délibérément caché des informations que son devoir lui imposait de transmettre à ses supérieurs. Ses rapports écrits ou oraux ne comportent que des banalités sur des questions importantes, certes, mais uniquement destinées à représenter l’évolution de la situation avec les Atarks et leurs difficultés d’intégration. Peut-être a-t-elle jugé trop intime le fait que son prénom ait une forte signification dans la langue des Serpents, ou sans importance le fait qu’ils adorent peut-être une autre divinité que le Dieu Solaire. À présent, elle doit trouver la raison pour laquelle elle n’a pas informé sa hiérarchie des capacités de Ssoran et celle pour laquelle elle occulterait le fait qu’il soit l’unique représentant de son peuple à en être capable. La réponse lui vient. Une réponse si incroyable, si improbable, si inimaginable qu’elle refuse tout d’abord de l’admettre. À force de toucher cette idée, à force de la torturer pour la chasser ou la transformer en quelque chose de plus acceptable, elle enfle et devient une évidence à laquelle elle ne peut échapper. Elle explose dans son esprit, s’immisce dans toutes les fibres de son âme, s’incarne dans sa chair, ses os, ses viscères, et devient une réalité. Non… elle ne devient pas une réalité, ça en a toujours été une. C’est seulement maintenant qu’elle s’en rend compte.

Ssoran a ralenti un peu pour se remettre derrière la Théologiste. Le chemin se rétrécit et ils s’apprêtent à entrer dans une forêt. Adana se retrouve sans personne à qui parler et doit retourner à son mutisme bien malgré elle. Cette voie n’est empruntée que par les cavaliers. Les véhicules et les promeneurs préfèrent suivre la route, le plus souvent pavée et régulière, et surtout moins dangereuse, ne traversant que des zones dégagées ou habitées. Ssoran n’est pas très doué pour l’équitation, ce qui oblige les voyageurs à avancer au pas la plupart du temps. Dans ces conditions, pour ne pas perdre trop de temps, la Supérieure a décidé d’emprunter les pistes les plus courtes. Avant la fin de la journée, il leur faut encore franchir une dizaine de kilomètres à travers bois pour retrouver un lacet de la route principale et une auberge, l’étape prévue ce soir. Quelques minutes après avoir pénétré le sous-bois, la tranquillité de la promenade trouve le chemin du cœur de la jeune femme dont les sens reprennent lentement le dessus.

C’est d’instinct qu’elle se couche sur Anur lorsqu’un déclic suivi d’un sifflement lui confirme l’attaque. Faisant volter sa monture inquiète mais durement entraînée à supporter ce genre de situation, Adana arrive presque au galop à la hauteur de Ssoran.

– Accrochez-vous ! lui crie-t-elle en le croisant et en claquant sans ménagement la croupe de sa jument grise.

L’animal hennit et part au galop. À l’arrière, deux des soldats éperonnent leurs montures pour suivre l’Atark accroché au pommeau de sa selle. Les autres mettent pied à terre sauf deux qui, touchés par un trait d’arbalète, chutent comme des pierres, morts. Après avoir croisé les deux hommes à la poursuite de Ssoran, la Théologiste refait demi-tour et sort du chemin en direction de la position supposée d’un des tireurs. Son Empreinte Solaire brille ce qui, dans l’ombre du feuillage, illumine son passage. L’Empreinte permet à un Théologiste de développer de nombreux pouvoirs, tant offensifs que défensifs, toujours liés à la sensibilité et l’habileté de son porteur. Même si cela épuise rapidement leur énergie, cela fait d’eux de redoutables adversaires. Dans la Théologie, il est de notoriété publique qu’Adana Tarsis est la plus redoutable de tous. Elle a développé des capacités uniques que beaucoup lui envient. Elle se sert alors de l’une de celles qui requièrent le plus de concentration et d’attention. Lorsqu’un trait d’arbalète vient à sa rencontre, l’aura de la jeune femme s’intensifie un court instant et le projectile retourne à l’envoyeur avec la même force, transperçant le tireur.

Devant elle, des hommes armés de piques, de masses et d’épées sortent des fourrés. Plus loin, d’autres arbalétriers hésitent à tirer, tant à cause de l’exploit de la Théologiste que parce que leurs compagnons se trouvent maintenant dans leurs lignes de mire. Adana fait stopper Anur si brutalement que le cheval se penche en avant. La jeune femme vide les étriers et effectue une roulade sur l’encolure de l’animal pour se rétablir au sol devant lui. Elle dégaine son épée, esquive un coup et en pare un autre. Elle manœuvre ensuite l’un des adversaires pour échanger sa position et sortir de la situation d’encerclement qui s’est créée. Sa vitesse d’exécution prend de court les assaillants surtout quand Anur se mêle au combat, se cabrant et assénant un coup de sabot à l’homme situé devant lui.

Adana recule en tenant ses adversaires à distance. Ils sont quatre. Leurs assauts sont désordonnés et difficiles à prévoir. Dès qu’elle est dos à un arbre, ceux-ci ne peuvent plus la déborder et elle tient la position un instant. Elle grimace quand Anur hennit de douleur, touché par un arbalétrier. Folle de colère, elle passe à l’attaque. Disposés en demi-cercle autour d’elle, ses quatre ennemis la harcellent. Elle profite d’un assaut de celui situé le plus à sa droite pour riposter avec le pouvoir de son Empreinte. Une force invisible le soulève de terre et le propulse violemment vers un tronc, lui rompant le dos. Le flash de lumière volontairement accru du tatouage déstabilise les autres. L’ouverture pratiquée dans le rang permet à la Théologiste de s’évader. Tournant sur elle-même, elle profite du mouvement pour porter un coup sous la garde de l’homme situé immédiatement à gauche de la brèche. Ce coup traverse son aine et l’expédie à terre mortellement blessé. Aucun combattant sensé n’aurait réalisé ce type de manœuvre. Elle termine sa rotation devant deux hommes surpris et inquiets.

La jeune femme effectue un pas en arrière pour mettre un arbre entre elle et un tireur qui se décale loin sur sa droite. Ses deux adversaires s’approchent avec plus de prudence. De là où elle est, elle peut maintenant prendre la mesure de la situation. Il y a encore trois arbalétriers de son côté en plus des deux fantassins valides. Vers le chemin, ses hommes ont formé un mur de boucliers et s’avancent contre autant de tireurs embusqués. Ce qui l’inquiète, ce sont les bruits qui semblent venir d’une petite dizaine de cavaliers en approche. Elle conclut qu’elle doit en finir au plus vite avant de faire face tant aux renforts qu’aux arbalétriers qui cherchent un angle de tir. Elle a très sérieusement ponctionné ses réserves d’énergie et ne pourra pas faire usage de l’Empreinte avant un moment. Deux hommes ne constituent toutefois pas un problème pour elle.

Une feinte découvre la gorge du premier sur laquelle la pointe de l’épée d’Adana laisse une ouverture béante. Le second pare désespérément l’enchaînement suivant mais ne prend pas garde à ses appuis. Adana le fauche en exécutant un rapide croc-en-jambe. Après avoir chuté lourdement sur le dos, il lève son arme pour se protéger. Sa main est coupée net. Son cri de douleur s’interrompt brusquement au moment où l’épée de la Théologiste se plante dans sa poitrine. Adana effectue aussitôt une roulade vers l’avant en même temps qu’elle dégage son arme, esquivant ainsi un projectile. Elle se relève et s’abrite derrière un arbre juste avant d’entendre le son de l’impact d’un carreau sur le tronc. Le troisième arbalétrier n’a pas tiré. Sur le chemin, les combats ont cessé. Elle ne peut voir ce qu’il se passe. Elle n’entend plus la chevauchée, ce qui semble indiquer que les cavaliers sont arrivés dans les parages.

– Supérieure Tarsis ?! crie une voix qui ne lui est pas familière.

Cela vient de la piste. Elle risque un œil de l’autre côté de son arbre, aperçoit un tireur qui la tient en joue et se retire.

– Nous tenons un Atark qui semble être précieux et vos hommes ont eu l’intelligence de se rendre, explique la voix inconnue. Je vous suggère de déposer les armes et d’en faire autant. Vous serez cernée sous peu, et n’espérez pas me faire croire que vous êtes sourde ou trop éloignée pour m’entendre. Je compte tuer l’un de vos hommes dans dix secondes si vous ne vous montrez pas.

Un bref silence précède le premier nombre du décompte prononcé à haute voix. Tandis que de longues secondes s’égrènent, la Théologiste cherche une échappatoire. Elle ignore à qui elle a affaire, mais la rudesse avec laquelle son groupe vient d’être attaqué indique qu’il n’hésitera pas à mettre sa menace à exécution. Elle ne peut laisser ses hommes se faire massacrer et n’a elle-même aucun moyen de pression à sa disposition. Elle crie néanmoins :

– Libérez mes hommes et l’Atark !

– Vous n’êtes pas en position de négocier. Cinq !

– Je me rends et vous laissez partir mes hommes et l’Atark ! insiste-t-elle après « six ».

– Si vous tentez de vous échapper, ils sont tous morts. Sept !

C’est peine perdue, elle le sait. Le fait qu’il la veuille vivante l’étonne étant donné que ses hommes n’ont pas ménagé leurs efforts pour tenter de la tuer. Elle doit espérer qu’il souhaite tous les garder captifs ou que seule sa mort les intéresse. Dans ce dernier cas rien ne garantit qu’ils laisseront la vie sauve à ses soldats et encore moins à Ssoran.

– Neuf !

Elle doit y aller. Elle pourra peut-être encore tenter quelque chose en étant plus proche des otages.

– Dix ! Tuez…

– Stop ! Je me rends ! hurle Adana.

Elle jette son épée bien en vue sur la droite et contourne l’arbre par l’autre côté pour se montrer. Trois arbalétriers la tiennent en joue et se rapprochent pour la cerner. Elle marche lentement entre les arbres en se rapprochant du chemin, montrant ses paumes. En tout une huitaine de cavaliers s’est déployée. Aucun uniforme ni aucun visage véritablement familier, tous Humains. Les chevaux de sa troupe ont été maîtrisés par les brigands et un fantassin tient par la bride deux autres montures dont la jument de Ssoran. Ses cinq subordonnés survivants, genoux au sol et mains sur la tête ont le regard baissé. Juste à côté d’eux le jeune Atark est dans la même position. Derrière eux, deux arbalétriers et deux fantassins les surveillent. Il y a encore trois autres fantassins, ce qui fait en tout une vingtaine d’adversaires. Beaucoup trop pour elle et ses soldats dans la position qu’ils occupent. La Théologiste cherche des yeux son interlocuteur mais ne voit qu’un cheval noir sellé sur le chemin, sans cavalier. Elle avance de quelques pas et se trouve au milieu de l’assemblée, quand une ombre surgit devant elle. Son mouvement de recul n’est pas suffisant et elle ressent une douleur fulgurante sur son visage. Elle tombe à la renverse et serre les dents pour ne pas crier. Elle pose les mains sur sa blessure.

– Adana ! s’exclame Ssoran en se levant.

Il se fait aussitôt frapper sur la nuque par un brigand proche.

Comme s’il s’était débarrassé d’un camouflage magique, un homme vient d’apparaître juste devant elle et lui a entaillé le visage avec une dague. La plaie aurait pu être plus profonde si elle n’avait réagi, à moins qu’il n’ait parfaitement contrôlé son geste. Le sang coule sur son arcade gauche et gêne sa vue. Le sillon tracé par la lame part de la partie gauche de son front jusque sur sa joue droite. La douleur est plus vive sur le haut de son nez. La jeune femme comprend immédiatement pourquoi l’homme a fait cela. L’altération du tatouage de l’Empreinte Solaire peut diminuer voire neutraliser complètement son efficacité. Ce gars-là est forcément au courant. Elle lève son regard vers lui.

– Straz ! s’exclame-t-elle.

– Je suis impressionné, s’étonne son assaillant. Je ne pensais pas que vous vous rappelleriez mon nom, Supérieure. Et depuis quand les Atarks vous appellent-ils par votre prénom ?

– Depuis quand les soldats de la Première deviennent-ils de vulgaires brigands ? crache-t-elle entre les dents.

– Désolé, mais vous faites erreur, chère amie, lui dit Straz. Attachez-la ! ordonne-t-il à ses séides. Elle est inoffensive à présent. Attachez-les tous et chargez les sur leurs montures.

Straz, de la taille d’Adana, brun au crâne dégarni, la quarantaine, moustache et barbe fine et bien entretenues, nez cassé et tordu, bouche et menton étroit, yeux marron clair, fixe Adana un moment puis fait quelques gestes aussitôt interprétés comme des ordres. Il connaît le langage de bataille des soldats et l’a enseigné à ses brigands à moins qu’ils ne soient eux-mêmes d’anciens légionnaires. Adana fait semblant de se débattre quand on lui lie les poignets dans le dos. Pendant ce temps le chef se rapproche de Ssoran et s’accroupit à côté de lui. L’Atark, à peine conscient, gémit en se frottant la nuque.

– Bon sang, Supérieure, vous les tuiez dans le temps. Voilà que vous les promenez à présent ?

– Qu’est-ce que ça peut te faire, sale déserteur.

– Oh mais non, réplique Straz. J’ai été démobilisé, je n’ai pas déserté.

– Ça ne change pas grand-chose, vu les actes auxquels tu te livres.

– Le problème, vois-tu… permets que j’oublie un peu le protocole militaire et que je te tutoie, vu que tu n’es plus ma Supérieure. Le problème, disais-je, est que tu ne sais pas grand-chose des actes auxquels je me livre.

– À vue de nez, je dirai brigandage, enlèvement et rançonnage.

– C’est là que tu fais erreur… Enfin, sauf en ce qui concerne l’enlèvement, parce que c’est exactement ce que je suis en train de faire.

Ses hommes se saisissent à présent de Ssoran pour lui faire subir le même traitement qu’à Adana. Les cavaliers se sont rapprochés et sont descendus de cheval pour aider leurs collègues à ficeler les soldats. Ils les installent en travers de leurs montures. Les hommes se laissent faire sans trop résister, conscients que leurs vies sont maintenant entre les mains de leurs ravisseurs, mais aussi parce qu’ils savent que le sort de leur supérieure et de l’Atark dépend de leur attitude. Ils n’ont pas placé d’eux-mêmes la valeur de Ssoran à l’égale de celle de la jeune femme, mais cette dernière a été aussi claire que stricte sur cet aspect de leur mission à l’occasion du briefing.

– Sept morts, deux tués par les soldats, cinq par Tarsis et sa monture. Cette dernière est blessée, elle ne survivra pas, rapporte l’un des fantassins à son chef.

– Je vois que tu continues d’exercer tes talents avec efficacité, Adana, commente Straz, et ça ne te retient pas trop de tuer les tiens visiblement.

– Toi non plus, à ce que je vois, réplique-t-elle sèchement.

Straz affiche un sourire faussement gêné.

– Il y a toutes sortes de guerres. Tu m’as mené à l’une d’elle, et moi j’en conduis une autre. Nous ne sommes pas dans le même camp, voilà tout. La guerre a toujours fait des victimes.

– Traquer et tuer des Humains n’a rien d’une guerre. C’est une infamie.

– C’est une pure question de point de vue, Adana. Ne vas pas croire que cela me fasse plaisir. D’ailleurs, je suis sûr que ton ami Atark me comprend mieux que toi.

– Il ne me viendrait jamais à l’esprit d’attenter à la vie des miens, dit Ssoran que l’on installe très inconfortablement en travers de sa selle.

Le soldat qui réalise l’opération le gifle.

– Laisse-le, sale brute ! vocifère Adana.

Straz la gifle violemment. À l’élancement de sa balafre laissée sans soins s’ajoute celui de sa joue enflammée.

– Un long voyage nous attend, Adana, et je vais être clair avec toi, dit Straz tandis qu’on l’installe à son tour sur un cheval qui n’est pas le sien. Tes soldats vont être conduits vers la route de l’Éclat Solaire et relâchés. D’ici là, si j’ai la moindre raison de me plaindre de ton comportement ou de celui de ton toutou écailleux, j’en tue un pour chaque contrariété. Fais le calcul, si tu t’es mise en devoir de m’agacer, tu peux le faire cinq fois. Après cela, tu te diras peut-être que tu es libre de faire ce que tu veux mais, comme j’ai l’impression que tu tiens plus à ton Atark qu’à tes hommes, je le garde et je serai aussi tendre avec lui que tu as pu l’être avec ses congénères durant la guerre. Maintenant, boucle-la, où en plus je te bâillonne.

– Je réclame une faveur de soldat à soldat, lance-t-elle malgré l’ultimatum.

Straz prend une longue inspiration et soupire.

– Demande toujours.

– Ne laisse pas souffrir Anur. Achève-le, s’il te plaît.

Le chef de bande ricane.

– Accordé, accepte-t-il. C’est demandé avec tellement de gentillesse. Et maintenant, motus !

Adana soupire intérieurement. Si Straz tient parole, ses hommes seront saufs et ceux-ci feront alors le nécessaire pour tenir la Théologie informée. Tout ce qui vient de se passer signifie que Straz a besoin d’elle vivante et même qu’il souhaite que ses supérieurs soient informés de son enlèvement. Ça n’avait rien d’évident lors de l’attaque mais peut-être cet ex-soldat de sa légion, qui la connaît assez bien, sait-il qu’il faut sérieusement la menacer pour la pousser à se vider de son énergie très vite et ainsi réduire son efficacité. Un pari risqué, surtout s’il la voulait intacte. Le sang qui jusqu’à là tombait de son front dans son œil gauche, suinte maintenant de sa joue dans son œil droit. La tête à l’envers, son buste penché en avant par-dessus la selle, elle est fixée en travers du cheval comme un sac de grain, bien attachée afin d’éviter qu’elle ne tombe. La troupe des convoyeurs se compose uniquement des cavaliers, les fantassins restent apparemment sur place avec d’autres ordres. Straz donne le signal du départ.

Adana se tord un peu pour tenter de voir l’endroit où elle s’est battue. Elle aperçoit la robe alezane ensanglantée d’Anur qui dépasse des fougères et voit le geste du fantassin qui lui donne la mort. La Théologiste pleure. Ce fidèle animal l’avait accompagnée durant plus de trois ans.

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