Chapitre 39 : autant de télévisions couleur que durant l’automne 1976
Peu après, une fois l’ensemble des travaux au CSG sur les rails, je partis en vacances à Ouessant, pour y rejoindre Simone qui était arrivée sur place quelques jours plus tôt. Et là, avec elle, nous assistâmes le 17 juillet à un spectacle incroyable : l’arrimage d’un vaisseau américain et d’un vaisseau soviétique dans l’espace, au-dessus de nos têtes. Il paraît même, pour la petite histoire, que Soyouz et Apollo s’étaient réunis dans le ciel français. Pour être précis, la fameuse poignée de main entre les deux commandants de bord eut lieu rigoureusement à l’aplomb de Metz.
— Tu te rends compte, Simone, c’est historique !
— Mouais, si tu le dis…
Elle ne semblait pas convaincue de la portée exacte de l’événement.
— Mais enfin, les Russes et les Américains, ensemble dans l’espace, c’est extraordinaire, non ? Tu ne réalises pas d’où ils partaient. Tu te souviens de la guerre froide, la course aux armements, les missiles de Cuba, la concurrence acharnée pour la conquête de la Lune et là, cette poignée de main dans le ciel…
Je n’arrivai pas à réfréner mon enthousiasme, tellement j’étais surexcité. Néanmoins, comme à son habitude, Simone me fit assez vite redescendre sur terre.
— Oui, tu as raison, c’est un beau symbole, mais… est-ce le cas pour les Libanais, les Cambodgiens, les Vietnamiens, les Palestiniens, les Péruviens, les Brésiliens ?
Elle n’avait pas besoin de poursuivre. J’avais compris l’allusion.
— Oui, sans doute, Simone…
— Est-ce qu’ils n’aimeraient pas tous des actes autrement plus concrets que ces symboles ? D’autant plus qu’ils ne sont certainement pas au courant…
— Oui, mais ne gâche pas ma joie et mon plaisir en cet instant historique, s’il te plait. Buvons un coup à la santé de l’amitié américano-soviétique, même si ça reste un signe et que la portée de ce geste demeure très limitée. Un jour, peut-être, ils seront ensemble dans une station orbitale commune, qui sait ?
— Un jour, peut-être, ils ne se feront plus la guerre par peuples interposés, qui sait ?
— Simone…
— Oui, tu as raison, il n’y a pas tant d’occasions que ça de se réjouir, Robert, fêtons ça : à l’amitié entre les peuples et à nous deux, mon amour !
On a fini par la boire et même la vider, cette bouteille de champagne que j’avais mis au frais pour ce moment-là. Cette boisson pétillante avait cette faculté étonnante de lui faire passer les débuts de migraines… était-ce les bulles ? Aucun avis médical n’avait pu infirmer ou confirmer ce fait.
Toujours pour l’anecdote, il parait que les Soviétiques avaient amené et offert à leurs homologues des ampoules sur lesquelles était noté « Vodka ». Les Américains hésitèrent un peu — l’alcool était interdit dans les vols spatiaux de la NASA — puis ils comprirent qu’il ne s’agissait que de soupe et trinquèrent avec leurs nouveaux amis. L’alcool était également prohibé dans les vols spatiaux russes. Il l’est toujours dans tous les vols spatiaux du monde.
Nous savourions, tous les deux, nos retrouvailles et nous étions heureux de nous parler de nouveau à cœur ouvert. Nous avions même pris l’habitude, tous les soirs, de bavarder avant de dormir, de ne rien laisser comme non-dit entre nous.
Un des faits marquants de cette année 1975, riche en nouveautés, fut pour moi l’émission de télévision « Le petit rapporteur ». Sans aucun doute, l’élection de ce président plus jeune avait aussi donné un coup de balai dans les médias, et enfin, on allait pouvoir se moquer ouvertement de tout le monde, sans se prendre au sérieux. Je crois qu’à part événement exceptionnel, je n’ai jamais manqué un seul opus le dimanche après-midi. C’était mon « rendez-vous du dimanche ». Je convainquis assez vite Simone, qui devint également une adepte, même si elle trouvait cela un peu trop léger et pas assez engagé. Elle ne boudait pourtant pas son plaisir et riait d’ailleurs souvent des blagues du tandem Prévost-Desproges. À partir de cet été-là, je me mis aussi à me raser avec les rasoirs Bic jetables. Fini les lames usées, je les achetais par paquet de dix et j’en avais toujours un qui était opérationnel chaque matin. Quel progrès !
En octobre, je me rendis en région parisienne, sur le site des Mureaux de la SNIAS pour la présentation du SIL, le Site d’Intégration Lanceur, de la future Ariane. Ce site devait permettre de construire cinq lanceurs par an. On était parti pour de la production en série, les besoins en satellites de télécom allaient bientôt exploser dans le monde et Ariane serait en bonne place sur ce marché. Du moins, telle était l’ambition de ce projet. Édifié dans une ancienne carrière – donc nettement en dessous du niveau moyen du sol –, son emplacement, du fait de la proximité des couloirs aériens du nouvel aéroport Roissy-Charles de Gaulle, mis en service en 1974 au nord de Paris, limitait la hauteur apparente du bâtiment à vingt mètres. Il avait pour objectif de tester l’ensemble du lanceur et, en particulier, d’étudier le phénomène pogo[1].
Il me semble avoir oublié quelques événements importants de 1975 au CSG, sans doute parce que pour moi, à ce moment-là, ils représentaient plus le passé que l’avenir : sous la supervision de Gérard, qui avait été nommé pour piloter toute la fin du projet Diamant, il y eut trois tirs, tous réussis, de Diamant-BP4 au départ de Kourou. Avec ceux-ci, nous clôturions définitivement ce chapitre de la conquête spatiale en dehors de la nouvelle structure, l’ESA. Mon ancien second terminait ainsi une belle carrière opérationnelle avant de rejoindre le SIL en région parisienne, où il avait laissé toute sa famille, ne résidant en Guyane que comme « célibataire géographique ». Il fut nommé au sein de l’équipe de direction du SIL et fut remplacé à son poste par Philippe, venant lui tout droit du CNES de Toulouse.
En cette fin de 1975, nous reçûmes également les premières photos venant de la surface de Vénus. Auparavant, nous devions nous contenter de prises de vues très éloignées. Cette fois-ci, la sonde soviétique Venera-9 avait retransmis les premières images de la planète, capturées du sol. Un magnifique exploit russe. Comme quoi, même s’ils avaient finalement jeté l’éponge dans la course à la conquête de la Lune, ils continuaient à se dépenser sans compter pour aller encore plus loin que les USA. Combien de temps cela durerait-il ?
Dans le cadre de la rénovation du CSG en vue du lancement d’Ariane, nous vîmes débarquer du matériel informatique tout neuf. Tout le parc d’ordinateurs était en cours de remplacement en ce début 1976. Les travaux de génie civil démarraient sur le pas de tir. Ariane faisant douze mètres de plus qu’Europa, il avait donc été décidé de creuser le sol pour en gagner la moitié, soit six mètres, en profondeur. Les bulldozers, tractopelles, pelleteuses et autres camions avaient commencé des rotations qui devaient permettre d’enlever des milliers de mètres cubes de terre nécessaires à ce changement de configuration. Ensuite, on allait couler des centaines de tonnes de béton de façon à créer des carneaux, des sortes de gigantesques déflecteurs, pour collecter et guider les flammes de l’allumage du premier étage vers l’extérieur. Au moment du décollage, l’évacuation de l’énergie dégagée par les flammes des tuyères est capitale.
L’ancien mât ombilical, celui par lequel passaient tous les fluides, ainsi que les liaisons électriques et informatiques, s’avérait également trop petit. Il allait être démonté et remplacé par un mât tout neuf, adapté à la nouvelle fusée. De même, la tour de montage, pas assez haute elle aussi, allait nécessiter d’être soulevée par le bas pour que l’on puisse la surélever de six mètres. Cela allait être une opération réalisée, une première sans doute, à l’aide de vérins, par une société suédoise. On allait entendre parler suédois en Guyane, étonnant, non ?
Nous travaillions avec un planning très serré, puisqu’il fallait que tout soit terminé le 31 décembre, afin d’en faire la recette complète à l’été 77.
Fin janvier, j’appris avec horreur que, très loin de Kourou, un de ces « géants des mers », le pétrolier Olympic Bravery, s’était échoué près de la côte nord de l’île d’Ouessant, sur mon île ! Toute la presse se voulait rassurante en disant qu’il n’y avait que 1200 tonnes de carburant à bord. Nous avions tout de même eu de la chance dans notre malheur. Il aurait pu avoir ses cales pleines avec 280 000 tonnes de brut. Un bateau quasi neuf, puisque sorti l’année précédente des chantiers de Saint-Nazaire… En fait, il n’avait jamais été affrété pour transporter des hydrocarbures. Après de nombreux incidents lors des essais autour dès la fin de sa construction, il avait été jugé impropre à l’usage par son armateur. Il devait au bout du compte se rendre en Norvège pour être définitivement désarmé. Après une escale à Brest pour des problèmes de chaudière, il avait été envoyé vers la Scandinavie. Il avait essuyé une tempête dans la nuit du 24 janvier, la chaudière ayant de nouveau lâché et, sans aucune propulsion, il avait fini par s’échouer au nord d’Ouessant, proche de l’île de Keller.
Il fut également question de bateau dans ma conversation avec Simone, quelques jours plus tard, mais d’un paquebot cette fois-ci :
— Tu as entendu la dernière chanson de Michel Sardou, mon chéri ?
— Hein ? Toi, tu écoutes ce chanteur… de droite ? m’étonnai-je.
— Ben oui… Enfin, juste celle-ci. Elle parle du paquebot France, celui qui a été désarmé et qui ne portera sans doute plus jamais ce nom-là, s’il navigue à nouveau un jour…
— Je n’ai pas suivi du tout cette affaire, tu me racontes, Simone ?
— Tu ne te le rappelles plus ? C’était il y a deux ans, Giscard, alors candidat, avait promis qu’il garderait le France en service. Mais « sa promesse de campagne s’est perdue face aux réalités », comme on dit. Le gouvernement a mis fin à l’aide-permanente accordée à la Compagnie Général Transatlantique qui exploitait ce bateau. Il a été désarmé en octobre 1974.
— Ça me dit vaguement quelque chose, ce truc-là…
— Tu devais être en plain dans l’incertitude au sujet d’Europa, l’ESA et tout ça.
— Oui, sans doute. Donc, il a été désarmé et pourquoi une chanson à son sujet ?
— Ça n’a pas été aussi simple que cela. Il y a même eu une mutinerie à bord !
— Une mutinerie, en France ? Sur le France ?
Je n’en revenais pas. Comment avais-je pu passer à côté d’un tel événement ? Décidément, dans ma Guyane, loin de tout, avec toutes mes occupations, je loupais quelques informations…
— Absolument. Alors qu’il rentrait de New York, en septembre, je crois, avant de rentrer dans le port, une partie de l’équipage s’est mutiné et a refusé l’abordage du bateau-pilote du Havre. Ils ont décidé de mouiller à l’entrée du chenal d’accès, bloquant le passage.
— Les passagers étaient à bord ?
— Oui.
— Eh ben…
— Attends, ce n’est pas fini. Ils ont fini par débarquer les passagers avec un ferry. Même eux étaient solidaires avec les marins grévistes. Ils ont chanté « Ce n’est qu’un au revoir » et ont crié « Vive le France » en s’éloignant.
— Ça devait être émouvant… Mais côté gouvernement, ils ont fait quoi ?
— Les négociations ont été assez longues à se mettre en place. Le Premier ministre est resté ferme : « pas de discussion et plus de voyage du France ». Il a aussi fait organiser un blocus du bateau par la Marine nationale. Je pense qu’il a voulu éviter le renouvellement d’une expérience autogestionnaire comme celle de Lip.
— Oh, dommage ! Ça aurait été pas mal, le France autogéré, le PSU aurait sûrement été content.
Je savais que mon amour était très sensible à ces idées, tout le monde au même niveau, possession collective de l’outil de production. Je suis certain que si elle en avait eu le temps, elle aurait milité au PSU, ma Simone…
— Tu parles… Mais hors de question qu’ils laissent faire, au gouvernement !
— Raconte-moi la suite, cette histoire me passionne.
— Après, étant donné que les officiers ne s’étaient pas joints aux mutins, ça s’est délité petit à petit, les défections sont allées croissantes chez les grévistes. Pourtant, il y a même eu, durant quelques jours, une grève générale de toute la marine marchande. Cependant, au fur et à mesure, tout le monde s’est désintéressé de ce conflit et les marins, qui étaient près de mille au début à occuper le paquebot, ne se sont retrouvés qu’à peine plus d’une centaine en décembre. Ils ont dû abandonner le navire qui a été remorqué, à quai, au Havre.
— Il y est encore depuis ce temps-là ?
— Oui, sur un quai qui a été surnommé le quai de l’oubli ou le quai de la honte.
— Et le personnel ?
— Deux mille cinq cents licenciements secs, malgré les promesses de réemploi d’une autre compagnie maritime. Durant l’hiver, à la suite d’une tempête, il a cassé ses amarres et s’est retrouvé au milieu du chenal du port.
— Quelle triste fin pour un si beau bateau !
— Comme tu dis. Sardou a écrit cette chanson pour cela. Tu sais qu’il a vendu presque un million de 45 tours[2] ?
— Un million ? Eh ben… Remarque, même toi, tu l’as acheté.
Je n’ai pas pu m’empêcher de rire en disant ces mots
— Oui, qui aurait cru que j’achèterais un disque de celui-là, un jour…
— Je n’aurais pas parié un kopeck là-dessus, Simone.
— Quelle tristesse de sacrifier un tel bateau, sur l’autel de la rentabilité.
— C’est peut-être lié au choc pétrolier de 74. Le prix du fioul a dû tellement augmenter…
— Sans doute, oui.
On n’avait probablement pas compris tous les impacts que ce choc pétrolier allait avoir sur le monde et notre vie en général. Quelle tristesse, surtout qu’on pouvait certainement encore en faire quelque chose. Je m’en ouvris à Simone.
— Oh si, il y a eu plein de propositions, certaines farfelues, d’autres assez sérieuses, mais aucune n’a abouti.
— Ah bon ?
— On a pensé à une maison de retraite pour marins, vers l’île de Ré, un casino flottant à Marseille, un hôpital flottant au Liban à cause de la guerre civile, et même un mouillage à Montréal pour les Jeux olympiques de 1976. Mais aucune n’a réellement été mise en œuvre.
— D’où ce quai de l’oubli ?
— Oui, voilà.
— Quel gâchis…
Pour revenir au premier bateau évoqué, le pétrolier Olympic Bravery, alors que les contrats venaient d’être passés pour le pompage du combustible dans les cales, finit par se casser en deux suite à une tempête et, le 14 mars, ce furent 800 tonnes de fioul lourd qui se déversèrent sur toute la côte nord d’Ouessant. Une véritable catastrophe, autant pour les pêcheurs, les nombreux oiseaux et mollusques, que pour les plaisanciers de l’été à venir. Il fallut envoyer l’armée pour nettoyer les plages. Ce fut l’une des premières « marées noires », comme on allait les appeler. D’autres, malheureusement beaucoup plus importantes, allaient suivre sur les littoraux bretons.
À Kourou, les travaux avançaient bien. On avait débuté le coulage du béton pour les fameux carneaux d’évacuation des flammes. Pendant ce temps-là, en Europe et particulièrement en France, les températures grimpaient, l’été devint caniculaire, les sols commençaient à se craqueler, des fissures apparaissaient, les animaux comme les humains avaient soif. Les agriculteurs ressentirent cette sécheresse en premier. Les champs ressemblaient à la savane. Jusqu’à fin août, les pluies ne représentèrent qu’entre un quart et la moitié des précipitations habituelles, partout en France. Imaginez donc, pour la première fois de toute l’histoire du suivi météorologique, que les 26 °C avait été atteints à Ouessant. Heureusement pour Simone et moi, dans l’île cet été-là, cette chaleur était encore supportable, pas de comparaison avec les 38,5 °C observés en Vendée. Nos vacances furent toutefois un peu particulières. En effet, si les plages avaient été nettoyées, on trouvait toujours çà et là quelques galettes de mazout et, malgré le vent, plus faible que d’habitude, du fait de l’anticyclone responsable de la canicule, il subsistait une certaine odeur de fioul lourd sur la côte nord d’Ouessant.
Pour la première fois, un impôt sécheresse avait été décidé par le gouvernement pour couvrir les pertes colossales enregistrées par l’agriculture française. Les mauvaises langues dirent également que, dans les campagnes, il ne s’était jamais vendu autant de télévisions couleur que durant l’automne 1976…
[1] L'effet pogo est, en mécanique des structures et en astronautique, un phénomène oscillatoire longitudinal instable qui peut se produire dans les étages à ergols liquides d'un lanceur spatial, générant des chocs pouvant détruire le lanceur ou sa charge.
[2] 45 tours : formats de disques en vinyle tournant à 45 tours par minutes sur les platines tourne-disques. C’est le format des disques qui se trouvaient dans la plupart des jukebox.
Annotations
Versions