Chapitre 49 : pas avant mai ou juin.

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Quelques jours après Noël, je pris le vol du retour vers la métropole, à nouveau en classe affaires, et toujours traité en VIP par le personnel d’Air France. Dans l’avion, seuls les quotidiens parlaient du succès d’Ariane, presque comme d’un défi lancé par l’Europe à la face du monde et, en particulier, aux Américains et aux Russes. Les magazines n’avaient pas encore intégré cette nouveauté.

De retour à Ouessant, je décidai qu’il était temps de me mettre à identifier et classer tous ces carnets et à rédiger notre histoire, celle que nous avions vécu Simone et moi, ensemble, mais également chacun de notre côté, dans nos occupations professionnelles respectives. Une fois le tri effectué, entre mes cahiers sur lesquels j’avais relevé sur l’instant des informations liées à mon travail et les notes prises après, quand mon amour m’avait parlé d’écrire cette histoire de la conquête spatiale, j’avais une pile de près de cinquante centimètres de documentation. Tout cela, sans compter tout ce dont je me souvenais des propos de Simone au sujet de son métier, et le volet personnel de nos échanges que je voulais aussi partager. Sur le chapitre du nucléaire militaire, j’allais devoir être prudent, car une partie des données devait être encore classifiée au titre du Secret de la Défense nationale pour les essais des bombes atomiques. Simone n’avait pas dû violer ce secret avec moi, quoique, dans le feu de nos conversations, quand nous étions tous les deux, le doute était permis. Prudence, donc…

Je pris également rapidement conscience que je devais me trouver une méthode de travail. Je ne pouvais pas partir, bille en tête, avec une feuille blanche et écrire. Il me fallait une trame, au moins une trame historique. Je rattacherai ensuite chacune des informations, des notes ou des souvenirs à ces dates mises en forme de frise. Je n’aurais pas d’autre moyen pour m’en sortir et pour que cette histoire garde une certaine cohérence en termes de déroulement.

Je m’aperçus assez vite que je devrai faire plusieurs frises, avec des niveaux de détails différents. Premièrement, il faudrait une frise spécifique pour mon enfance et la résistance, puis mes études jusqu’à la constitution de l’équipe de Véronique. Une particulière pour l’évolution des fusées, de Véronique aux Pierres précieuses, puis d’Europa à Ariane serait nécessaire. Enfin, je devrai en réaliser également une pour toutes les localisations d’essais de ces fusées, de Vernon à Suippes, au Cardonnet, Hammaguir, puis Kourou. Cela n’allait sans doute pas être simple de raconter tout cela, sans compter que je n’avais pas encore ajouté Simone dans le « scenario », avec, pour elle aussi, les projets divers, et les lieux correspondants.

Allais-je, au final, être à la hauteur de ce qu’elle m’avait demandé ? Est-ce que je ne risquais pas de me perdre dans les détails, de tout emmêler au point qu’il soit impossible de suivre le fil historique ? Cela me semblait une entreprise pharaonique et insurmontable, en tout cas bien au-delà de mes capacités d’écriture. Devant l’ampleur de la tâche, je décidai de m’aérer en allant faire le tour de l’île avec Vitamine que j’avais récupérée à mon retour et qui, visiblement, n’attendait que ça. J’étais heureux de retrouver cet air du large, ce petit vent persistant et cette vue magnifique, quel que soit l’endroit d’Ouessant où l’on était. Cette balade me vida la tête et me fit comprendre que je devais prendre chacun des problèmes que me posait cette écriture, un par un. Il ne me faudrait pas user de méthode uniquement dans le travail préliminaire, mais tout au long de la rédaction. Cela tombait bien, ma force durant ma carrière avait un peu été cela, une organisation méthodique.

Je décidai donc de découper ce grand projet en plusieurs, plus petits et plus modestes. Je commencerai par ce qui me concernait spécifiquement, mon enfance – sans trop m’étendre dessus – puis les études et surtout la Seconde Guerre mondiale avec en particulier la Résistance, puisque dans ce contexte-là, j’avais rencontré Paulo. Une fois que j’aurais débuté la rédaction, je lui lirai des passages et le solliciterai pour récupérer ses propres souvenirs de l’époque. En croisant les siens et les miens, j’arriverai sans doute à une image assez fidèle à la réalité troublée que nous avions vécue.

Ensuite, je m’attaquerai à la trame concernant les fusées, ce serait la colonne vertébrale de mon récit. Elle en constituerait l’axe du temps. Je calerai également dessus les différents lieux, ainsi que les dates cruciales de la conquête spatiale mondiale. En y ajoutant quelques événements internationaux qui avaient marqué l’histoire, plus les moments forts entre Simone et moi et les jalons professionnels importants de cette dernière, je tenais une bonne démarche. Il fallait juste essayer de ne pas me perdre dans les détails inutiles.

Je devrai aussi veiller à une certaine exactitude des faits que j’allais énoncer dans mon récit. Je n’hésiterai pas à contacter ce colonel qui était venu aux obsèques de Simone. Il pourrait me donner des précisions utiles, corriger des erreurs, et surtout me faire savoir ce que j’avais le droit de dire ou pas au sujet des essais Gerboise. De même, je ferais appel à la mémoire de Paulo, Gérard et même Jean-Paul, si des doutes arrivaient concernant mon domaine propre. Je n’hésiterai pas non plus à solliciter Philippe pour la partie spécifique d’Ariane, la plus récente.

Pour ce qui était de notre relation si particulière, à Simone et moi, personne ne risquait de me contredire. Cela serait plus facile, quoique ne pas trahir la mémoire de la femme qu’on aime ne s’avèrerait pas forcément aisé. Il ne faudrait pas non plus que j’enjolive trop, sous peine de perdre le réalisme de notre amour, pourtant extraordinaire.




En mars, il survint l’impensable à la centrale de Saint Laurent des Eaux, le premier endroit où Simone avait travaillé quand elle avait quitté le nucléaire militaire.

Dans le réacteur numéro A2[1], en fin d’après-midi, une tôle se décrocha et vint boucher l’un des canaux de refroidissement du cœur du réacteur. Cela entraina une fusion partielle du combustible, et donc l’arrêt d’urgence. La pression avait augmenté jusqu’à trente fois la pression atmosphérique dans le caisson du réacteur. L’exploitant, EDF, fut obligé de faire plusieurs rejets de gaz pour revenir à une pression conforme aux calculs de structure du bâtiment. Ils allaient en avoir pour de longs mois de nettoyage et de décontamination avant de pouvoir reprendre la production d’électricité avec ce réacteur.

Ce fut par Paulo que j’eus ces informations. Son fils, Alain, qui avait été embauché à la centrale de Tricastin dans la Drôme, lui avait confirmé ces faits. Rien n’avait filtré dans les différents journaux de cet incident, le plus grave jamais arrivé en France dans le nucléaire civil. La communication de l’industrie nucléaire était tout sauf transparente à ce moment-là. Il s’agissait du second accident de ce type, après celui causé par une erreur humaine, dans l’autre réacteur A1 en 1969.

L’éventualité d’un tel problème n’avait jamais été évoquée dans nos conversations avec Simone pour qui le nucléaire civil était totalement sûr. De mon côté, j’espérais qu’il n’y aurait pas d’opérateurs autant contaminés qu’elle qui seraient, eux aussi, victime d’un cancer… Cette pensée me serra le cœur, en me remémorant les derniers mois de vie de mon amour, tellement faible, et amaigrie. Pour chasser mes larmes, il me fallut une longue balade avec Vitamine. Le vent du large finit par sécher mes joues. Ce que Simone me manquait !




De retour dans notre maison, me replongeant dans mon nouveau travail, je poursuivais l’élaboration de mes frises temporelles et la compilation des informations nécessaires à l’écriture de mon histoire. Quasiment tous les jours – sauf quand le temps était vraiment à la tempête – j’allai faire une bonne promenade avec ma petite chienne, prenant parfois de sacrées douches d’un mélange d’eau de pluie et d’embruns. En ce mois de mars 1980, je commençais à me faire des routines pour rythmer ma vie. Je préparais mon écriture durant deux à trois heures le matin, puis je déjeunais. Ensuite, j’allais balader Vitamine et acheter les journaux, puis faisais une sieste au retour. Une fois réveillé, je parcourais la presse et travaillais encore un peu à mon histoire, avant de dîner et de finir la soirée en lisant un bon livre. De temps en temps, j’avais des conversations téléphoniques avec Paulo, Philippe ou Jean-Paul. J’appelais également mes parents, environ une fois par mois. Leur état de santé déclinait doucement, mais ils gardaient toute leur tête et restaient autonomes.

J’appris par Philippe que, fort du succès du premier vol, l’ESA avait prospecté auprès de clients potentiels et avait décroché un contrat avec l’américain Intelsat. Ce géant des télécoms allait diversifier ses mises en orbite de satellites. Ils allaient en effet en lancer deux via la fusée US Titan, deux par la navette spatiale et enfin trois en utilisant Ariane. Quelle belle victoire commerciale !

Il m’annonça aussi que la France venait d’entériner la construction d’un second pas de tir pour Ariane à Kourou, afin de pouvoir augmenter la cadence des lancements. Ce serait ELA2 (Espace de Lancement Ariane 2). Il était également envisagé l’étude du développement d’un nouveau moteur cryogénique pour le troisième étage de la version 5 d’Ariane. La France avait en outre validé les versions 2 et 3 d’Ariane, qui devaient succéder aux six Ariane 1 commandées. Ça allait presque trop vite pour moi. À peine le premier tir de qualification réussi, on en était déjà à se projeter à la version 5 de la fusée… Visiblement, Ariane avait le vent en poupe.

Pourtant, juste quelques jours plus tard, je me souvins, et tous les acteurs du programme Ariane comprirent que dans ce domaine, rien n’était jamais gagné d’avance. Le tir d’Ariane L02 eut le 23 mai. La fusée explosa en vol. Philippe m’appela, complètement défait, le lendemain de cet échec cuisant.

Je dus lui rappeler qu’il était à la tête d’un projet expérimental et que, dans ce cadre-là, tout ne fonctionne pas systématiquement impeccablement du premier coup. Après plus d’une heure d’échanges, il repartit vers Ariane, prêt à se remettre au boulot.

Pour la première fois de ma vie, je venais de « jouer les Paulo », de lui donner quelques « coups de pied au cul » et aussi de lui regonfler le moral. Mon ami de toujours serait fier de moi. Je savais en mon for intérieur que Simone était heureuse de ce que j’avais fait pour Philippe. J’étais certain que, de là où elle était, elle applaudissait des deux mains.




Vers la mi-juillet, emmenant Vitamine avec moi, j’allai passer quelque temps chez Paulo et Josiane. J’espérais y voir aussi leurs deux fils, celui en poste au Liban avec la FINUL et celui à Tricastin en train de se former pour devenir opérateur. J’avais de la chance, Robert, mon filleul, venait justement de rentrer du Proche-Orient pour une bonne semaine de permission. Il n’était pas revenu chez ses parents souvent, préférant cumuler ses jours de repos en fin de contrat. Cela me faisait tellement de bien de les retrouver tous.

Je profitai du séjour auprès de mes amis pour aller passer quelque temps chez mes parents, au final pas si loin que cela. Ils vieillissaient doucement, comme s’ils se recroquevillaient sur eux-mêmes. Ils étaient devenus frêles et tellement maigres. On avait l’impression qu’un coup de vent aurait pu les faire s’envoler. Nous n’avions pas besoin de beaucoup bavarder pour nous sentir bien ensemble. En fait, ce fut surtout moi qui pris la parole, évoquant Simone et ce que je lui avais promis, cette histoire que j’avais tout juste commencé à écrire pour elle, pour nous. Je crois qu’ils furent émus de m’entendre retracer ma vie ainsi. Je les quittai, en n’étant pas certain de les revoir en aussi bonne santé la prochaine fois et repris le train pour Salon-de-Provence, afin de retourner chez mon ami de toujours.

Chez eux, Paulo, en marchant sur des œufs, car il savait le sujet encore très sensible pour moi, m’interrogea sur ce que j’allais faire de mon temps, sur cette île, loin de tout. Je lui parlai de cette histoire que j’avais promis à Simone d’écrire puis de cette envie de faire partager ma passion pour les étoiles, peut-être aux jeunes d’Ouessant. J’allais prendre contact avec le collège local en rentrant pour leur proposer mes services. Je pensais également démarrer un club d’astronomie s’il y avait des habitants intéressés. Il s’inquiétait pour moi, mon ami. Lui aussi, il arrivait à l’âge de la retraite. Il avait 64 ans maintenant et avait cotisé suffisamment de trimestres pour y prétendre. Il avait eu la chance, lors de son embauche au CEA, de rencontrer un délégué syndical qui avait œuvré pour faire reconnaître ses années de guerre et de résistance comme du temps de travail.

Préparant son départ en inactivité il s’était mis à la peinture et, il faut bien l’avouer avait un certain talent dans la façon de faire partager la beauté de ses paysages du sud. On pouvait presque entendre les cigales en regardant ses toiles. En revanche, ses tentatives en art abstrait n’étaient pas vraiment une réussite. Sans me poser la moindre question, je le lui dis honnêtement, d’autant qu’il me demandait mon avis. Comment ne pas l’être avec lui ? Je pense qu’il aurait reniflé le faux compliment à cent mètres et puis, encore une fois, est-ce qu’on ment à un ami ?

À son tour, faisant preuve d’une franchise dont lui seul était capable, il me surprit par sa réaction quand je lui parlai de ce que j’avais déjà écrit : il me suggéra tout simplement d’enlever tous les chapitres du début où j’évoquais la résistance. « Ça n’a pas de rapport avec l’histoire que tu veux raconter », m’affirma-t-il. Il faudrait que j’y réfléchisse sérieusement, mais il avait sans doute raison, mon ami.




Vers la mi-août, après ce mois et demi à Venelles, je repris la route de mon île. J’avais hâte de retrouver sa fraicheur et son humidité. Il faisait décidemment trop chaud pour moi en Provence. Comment avais-je pu passer autant de temps dans la chaleur sèche du désert à Hammaguir ? Trois, voire quatre semaines, étaient le maximum que je pouvais supporter dorénavant dans le sud de la France.

De retour chez moi, je repris ma routine ouessantine : écriture, balade, sieste, puis de nouveau écriture, et enfin lecture. Je me remis à rédiger en redémarrant là où je m’étais arrêté : au début de la résistance et la rencontre avec Paulo. Je poursuivis en essayant de raconter notre existence dans les bois, le « jeu du chat et de la souris » avec les Allemands, même s’il s’agissait d’un jeu mortel où l’on risquait à chaque instant de perdre la vie. Je me remémorai la fois où notre camp avait fait l’objet d’un bombardement ciblé. Ce jour-là, près de la moitié des nôtres avaient été tués ou blessés. Un frisson me parcourut. J’aurais pu faire partie de ces morts, ou être estropié à vie. Je devais avoir une bonne étoile qui veillait sur moi, ou en tout cas, j’avais eu de la chance. Je continuais donc à rédiger cette partie, tout en me demandant si, dans la version définitive, elle y figurerait encore…

En octobre, Philippe m’appela pour me tenir au courant des derniers développements à la suite de l’explosion d’Ariane L02. Ils en avaient finalement identifié la cause : un problème d’injecteurs. Le temps qu’ils testent tous les moteurs et qu’ils modifient tous les injecteurs, le projet Ariane allait prendre plusieurs mois de retard. Pendant ce temps-là, les travaux de construction du second pas de tir pour Ariane avançaient à marche forcée.

J’étais ébahi de cette confiance. La fusée n’avait été lancée que deux fois, dont un échec, et pourtant ils prévoyaient déjà une seconde plate-forme pour augmenter la cadence de ses vols commerciaux. Cela ressemblait un peu à une fuite en avant, quand même ! J’espérais pour eux qu’ils savaient ce qu’ils faisaient. Puis, je me remémorai les autres paris qui avaient été faits auparavant, alors que là aussi, l’avenir était tout à fait incertain. Cela avait toujours fini par payer. Même Europa, qui n’avait jamais décollé, n’avait finalement pas été un ratage complet, puisqu’elle avait abouti au projet d’Ariane. Enfin, on pourrait réellement l’affirmer lorsqu’Ariane fonctionnerait sans échec, c’est-à-dire pas avant mai ou juin.





[1] Réacteur A2 : réacteur numéro 2 de la Centrale de Saint Laurent des Eaux A. Il s’agit d’un des deux réacteurs de la filière UNGG (Uranium Naturel Graphite Gaz), filière française. Les éléments combustibles sont disposés dans des chemises en graphites qui sont refroidies par du gaz carbonique. L’arrêt de la circulation du gaz dans un de ses canaux de circulation entraine l’arrêt du refroidissement du combustible et donc sa fusion.

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