Chapitre 38 :de bulldozers plutôt que de pelles.

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En juin, coup de tonnerre dans l’espace européen : le nouveau président élu, à la suite du décès prématuré de Georges Pompidou en avril, décida de réétudier tous les grands projets présidentiels en cours, dont Ariane, dans le but de réaliser des économies. Pour ce projet en particulier, le ministre de l’Industrie suspendit tous les contrats et interdit formellement la passation de nouveaux marchés. Pendant quatre mois, Ariane resta au point mort.

Nous nous retrouvâmes à nouveau une bonne partie de l’été, Simone et moi, à Ouessant. Le contexte était totalement différent de notre séjour précédent : aucun nuage à l’horizon et, comme nous nous l’étions promis lors de notre réconciliation quelques temps plus tôt, nous traitions les petites difficultés entre nous avant qu’elles ne deviennent de gros problèmes insurmontables. Elle m’avait fait la surprise de m’offrir une magnifique montre Lip, modèle Himalaya, élaboré pour le célèbre montagnard Maurice Herzog, une de celles produites dans cette usine autogérée de Besançon. J’ai toujours cette montre, tellement d’années après, elle ne me quitte que quand je vais prendre une douche. J’ai la sensation de garder un petit bout de Simone avec moi, en permanence.

De mon côté, je lui avais trouvé à Paris, lors de mon trajet en provenance de Guyane, une toute nouvelle calculette Hewlett-Packard, HP-35. Il s’agissait d’un des premiers modèles de calculatrice de poche, infiniment plus puissante que nos antiques règles à calcul.

— Oh Robert, quelle superbe idée ! Ça va tellement me simplifier la vie pour les calculs de Bugey ! Je suis certaine que tout le monde va vouloir l’essayer là-bas.

L’été débutait parfaitement. Il se continua tout aussi bien, à peine interrompu, quelques jours, de temps en temps, par de nouvelles migraines de Simone, la contraignant à demeurer dans notre chambre, dans le noir et le silence. Durant ces épisodes, il n’était pas question de lui faire entendre la moindre musique. Surtout pas Led Zep ni Uriah Heep, ces fameux groupes qui ne s’écoutent que fort, très fort. Lors de ces moments, soit j’allais me balader à pied autour de l’île, soit je restais dans la maison à lire ou à poursuivre l’écriture de l’aventure spatiale française, vue de ma petite lorgnette à moi, Robert.

Après de nombreux échanges sur le sujet, ni Simone ni moi n’étions convaincus que notre jeune président allait pouvoir répondre à tous les espoirs qu’il avait soulevés pendant sa campagne. Malgré toutes ses promesses de réformes sociétales comme la majorité à dix-huit ans, le divorce par consentement mutuel et la légalisation de l’avortement, son septennat allait surtout être marqué par des problèmes économiques. D’ailleurs, durant l’été, le Premier ministre annonça la fin du maintien à flot par l’État de la Compagnie Générale Transatlantique qui exploitait le paquebot France. Celui-ci devait être désarmé à la fin de la saison estivale, en octobre. Cette information passa presque inaperçue, le pays – nous y compris – ayant au même moment les yeux braqués sur la prise d’otage à notre ambassade à La Haye et sur l’attaque du drugstore Publicis à Paris.

En effet, en juillet, un extrémiste de l’Armée rouge japonaise (en lien avec le Front Populaire de Libération de la Palestine[1]) avait été arrêté à Orly en possession de documents sur de futurs attentats et d’une somme importante en liquide. Pour obtenir sa libération, le FPLP avait organisé la prise d’otage à La Haye en septembre. Voyant que, malgré cette action d’envergure, le gouvernement français ne relâchait pas le terroriste japonais, une grenade fut lancée dans un lieu parisien fréquenté, faisant deux morts et une trentaine de blessés. Finalement, deux jours plus tard, le Japonais fut libéré et les preneurs d’otages de La Haye obtinrent qu’un avion soit mis à leur disposition. Cette fois-ci, les terroristes firent la démonstration que leur stratégie de terreur pouvait être payante…

Après ces vacances heureuses agrémentées par la petite visite d’une semaine de Jean-Paul que je n’avais pas vu depuis longtemps, il me fallut rentrer à Kourou afin de préparer les trois lancements de Diamant-BP4 prévus au 1er semestre de l’année suivante. On n’avait encore jamais lancé à une telle cadence au CSG. Les lanceurs devaient nous parvenir les uns après les autres, en bateau, en avion. Il nous faudrait construire des locaux provisoires pour stocker les différents étages si le cadencement des lancements ne respectait pas celui de leurs arrivées. Nous sentions tous la pression du planning et des résultats monter et la fin de l’année fut principalement consacrée au calage fin de ces enchaînements, pour éviter justement d’édifier des bâtiments qui deviendraient obsolètes durant la phase de sommeil de Kourou, entre Diamant et Ariane. Entre ces deux périodes, le centre spatial serait en effet mis au repos en ce qui concernait les tirs, mais, dans le même temps, ferait l’objet de travaux importants pour s’adapter au futur lanceur européen de l’ESA.




Comme le relatait la presse diffusée à Kourou, les dernières dictatures européennes encore en place tombaient les unes après les autres. Le Portugal avait commencé le bal avec la révolution pacifique des œillets en avril. Le règne des colonels avait pris fin en Grèce, durant l’été. Seule l’Espagne de Franco résistait un peu, même si son Caudillo paraissait avoir une santé précaire.

Dans le même temps, l’Amérique latine ressemblait de plus en plus à une myriade de régimes militaires, plus ou moins soutenus par les USA, qui paraissaient préférer largement les soldats plutôt que les communistes dans ce qu’ils considéraient comme leur « jardin ». Ils étaient désormais huit (Chili, Brésil, Argentine, Nicaragua, Uruguay, Bolivie, Paraguay et Pérou) dans lesquels le bruit des bottes allait faire taire les libertés pour plusieurs années…

Mi-octobre, la nouvelle que nous attendions tous arriva enfin : « La France continue Ariane », déclara en fin de compte le gouvernement. La liesse était perceptible à Kourou, au CNES, et ailleurs au sein de l’industrie aérospatiale française.

Tout cela ne se fit qu’au prix de quelques sacrifices, comme l’arrêt prématuré du projet Diamant. Il était initialement prévu que le CNES commande sept lanceurs Diamant BP-4. Finalement, seules trois commandes fermes furent lancées. Cela allait entraîner une nette sous-utilisation du CSG et, par là même, enclencher la phase de mise en sommeil du centre jusqu’aux premiers tirs de qualification d’Ariane prévus en 1979Un temps, il s’était posé la question de louer l’ancien pas de tir d’Europa aux USA pour le lancement de leurs fusées Delta. Au final, ce projet était tombé aux oubliettes, les relations avec les USA, en particulier dans le domaine spatial, étant beaucoup trop compliquées.

Seule petite éclaircie, pleine d’humour dans ce ciel un peu sombre, un chanteur populaire, Pierre Perret sortit un nouvel album en novembre. Celui-ci, à l’origine n’avait pas de nom, mais fut vite désigné par ce titre qui allait être célèbre durant des années : « Le zizi ». Je trouvai cela formidable que la censure soit à ce point passée de mode en France pour que l’on puisse diffuser largement une telle chanson en cette fin 1974. Comme l’avaient titré quelques journaux faisant le bilan de l’année fin décembre « En 1974, Pierre Perret sort son zizi et enflamme la France ». Au final, je me dis que cela avait quand même du bon d’avoir élu un président jeune. Cela fut un point de désaccord entre Simone et moi. Pour elle, Giscard n’avait fait qu’accompagner le changement de la société et il n’était en rien responsable de la diffusion d’une chansonnette, qu’elle trouvait par ailleurs totalement puérile.




Nous ne le savions pas encore, mais cette année amorça un tournant dans la politique économique mondiale. Margaret Thatcher accéda aux fonctions de chef du parti conservateur, avec en ligne de mire, le poste de Premier ministre de Grande-Bretagne. Une femme, pour la première fois à la tête du Royaume-Uni ! Son objectif allait être de lâcher la bride aux tenants du capitalisme sauvage. Cela annonçait sans nul doute, si elle arrivait au pouvoir, le commencement de la fin pour les syndicats issus de l’après-Seconde Guerre mondiale et des années de croissance, qu’on pensait sans limites, qui avaient suivi. Les « Trente Glorieuses » elles-mêmes prenaient fin avec le choc pétrolier de 1974. Cela non plus, nous n’en avions pas idée à l’époque, mais ça n’était que la première des secousses devant affecter l’économie du monde. D’autres viendraient par la suite.

Pour une fois, Simone, pourtant féministe convaincue, ne voyait pas d’un très bon œil l’accession potentielle de cette femme aux commandes du Royaume-Uni. Elle avait entendu des rumeurs la concernant, sur le fait qu’elle seule pensait tout savoir et qu’elle était plutôt obstinée et cassante. D’après elle, sa nomination à la tête des Conservateurs augurait assez mal du dialogue social à venir outre-Manche si son parti finissait par remporter les élections nationales de 1979.

Mais cela ne fut qu’un des sujets anecdotiques de notre conversation de ce début d’année. La majorité d’entre eux se concentra sur son état de santé.

— Tu sais, je me suis prise en main, Robert. Ça n’allait pas du tout, alors, je suis allée directement à l’hôpital Percy, à Clamart.

— Ce n’est pas un hôpital militaire ?

— Si, tout à fait, mais ils reçoivent tout le monde, civils comme soldats.

— Ah, je ne savais pas… Je crois que c’est là que j’ai fait mes visites médicales, quand j’étais à Supaéro.

Cela me semblait maintenant si loin, une autre époque. Tellement d’eau avait coulé sous les ponts depuis ce temps-là.

— Oui, sans doute, ou alors à Bégin, à Paris même ?

— Non, je me souviens de Percy et de cette statue de ce médecin-chef des armées napoléoniennes.

— Tout à fait, Robert, quelle mémoire !

— C’est toi qui me dis ça, Simone, lui rétorquai-je en souriant.

Mon sourire avait dû s’entendre. Elle y répondit par un éclat de rire. Que j’aimais quand elle riait ! Cela résonnait comme des tintements de cristal dans mon oreille ou le bruit de gouttes d’eau d’une cascade. Elle finit par reprendre :

— On y faisait aussi nos examens médicaux quand j’étais au CEA. Il y avait de bons médecins, de très bons même.

— Et alors ?

— Ben, alors rien…

— Comme ça, rien ? Ils n’ont rien trouvé ?

— Non, rien…

C’était à croire que les très bons toubibs dont elle se souvenait étaient tous partis à la retraite et n’avaient pas été remplacés.

— Ils ne t’ont pas fait un bilan sanguin au moins ?

— Non, je pense que je suis tombée sur un vieux croûton phallocrate et abruti.

— Comment ça ?

— Tu ne sais pas ce qu’il m’a dit ?

— Non.

— J’avais l’impression d’être dans les années cinquante ou même avant la guerre…

Elle tournait autour du pot, mais semblait très énervée. J’insistai donc :

— Il t’a dit quoi ?

— Il m’a demandé si je pensais que ma place était sur un chantier de construction de centrale nucléaire. Quand je lui ai répondu : « oui, bien sûr, c’est mon métier », il a pesté, parlant des « satanées bonnes femmes qui ne savaient pas rester à leur place et qui seraient mieux dans leur cuisine en train de s’occuper de leurs enfants et de leur mari ». Tu te rends compte, me dire ça, à moi ?

— Oui, Simone, tu as eu affaire à un gros con, tout simplement. Et il a une explication pour tes maux de tête, cet abruti ?

— Oui, mais de la même façon, c’est du grand n’importe quoi.

— Ah bon ?

— Imagine, mes maux de tête seraient dus à l’exposition excessive de mon squelette aux vibrations. D’après lui mon crâne entrerait en résonance et ne pourrait plus s’arrêter de vibrer, une fois rentrée chez moi. Ces maux de tête viendraient de là.

Et ce type se prétendait médecin ? N’importe quoi. On aurait dit les explications d’une vieille folle au fin fond de sa campagne.

— Je ne suis pas docteur, Simone, mais ça ne me semble pas très sérieux. Je ne comprends pas qu’ils ne t’aient même pas fait d’analyses sanguines.

— Non, pour ce charlatan, il n’était pas nécessaire que des laborantins passent des heures à examiner le sang d’une femme qui ne sait juste pas rester à sa place.

— Ça existe encore, des types comme ça en 1975 ?

— Ben oui, la preuve…

Il était vraiment temps que les mentalités changent !

— Du coup, tu travailles en ce moment ? m’inquiétai-je.

— Ben non, là, il est vingt heures et je suis au téléphone avec toi.

Parfois, elle était d’un pragmatisme déroutant.

— Je sais bien, mon amour… Mais le reste de la semaine, en journée.

— Non, je suis en arrêt durant cette semaine. J’ai eu une crise juste en rentrant chez moi, dans le train, avant d’arriver à Lyon. Je ne sais pas comment j’ai tenu dans le bus pour Saint-Vulbas. Je suis demeurée deux jours dans le noir ensuite. Là, maintenant, ça commence tout doucement à aller mieux. Je crois que je vais retourner travailler demain.

Toutes ces crises de migraine sans le moindre début d’explication me préoccupaient au plus haut point. Cela dit, je ne voulais pas lui communiquer mes angoisses. Je tâchais de lui exprimer mes pensées sans vraiment les dire :

— Mon amour, prends le temps de te retaper avant de retrouver le boulot.

— Je suis assez grande, Robert, ne t’en fais pas.

— Mais si, justement, je m’inquiète pour toi. Je crains que tu tires trop sur la ficelle. Fais gaffe qu’elle ne casse pas pour de bon, un jour…

— T’es tout mignon, mon chéri, je sais ce que je fais. Je suis forte.

— Oui, c’est ce qu’ils disent tous avant que ça n’aille plus.

Comment lui dire de se ménager sans la surprotéger ? Sans qu’elle se sente infantilisée ? J’étais sur le fil du rasoir…

— De quoi as-tu peur, Robert ?

— Eh ben, que tu ailles vraiment mal un jour, parce que tu ne t’es pas arrêtée à temps.

— On verra bien… Pour le moment, ça va et je me sens apte à reprendre le travail. Et franchement, le chantier me manque. J’ai l’impression de tourner en rond, là, dans mon appartement, à ne rien faire.

Je savais depuis longtemps que quand elle était décidée comme cela, ça n’était même pas la peine d’envisager un seul instant de la faire changer d’avis. Elle ne savait pas rester sans rien faire. Se penser inutile lui était tout bonnement insupportable.

Simone connut encore quelques nouveaux épisodes migraineux à se taper la tête contre les murs et, de plus en plus fréquemment, dut interrompre son travail pour se reposer. Dès que les arrêts duraient plus de deux semaines, elle quittait l’Ain pour rejoindre ma maison sur Ouessant, un des seuls endroits où elle se sentait bien quand elle avait ses crises. À croire que le vent du large chassait ses maux de crâne…




Pour nous tous au CSG et dans l’industrie française du spatial, nous nous rappellerions longtemps ce 30 mai 1975, à l’issue de la convention européenne, la signature de l’accord créant enfin l’ESA (Agence Spatiale Européenne). Son siège serait à Paris. La France en financerait plus de la moitié, tout de même. Kourou était officiellement désigné comme centre de lancement de cette nouvelle structure. Toutes les entités européennes ou transnationales concernant la conquête spatiale sur le vieux continent s’étaient dissoutes dans l’ESA. L’ensemble des personnels et moyens des organisations précédentes avaient désormais été intégrés dans ce nouvel organisme unique. Tout était officiel, il n’y « avait plus qu’à » maintenant. Concrètement, nous avions deux ans pour transformer l’ancien pas de tir d’Europa en espace de lancement opérationnel pour Ariane. Un sacré défi. Mais, même si cela ressemblait à une montagne à déplacer, nous en avions relevé d’autres. On était quand même partis de trois mètres avec Véronique. Que de chemin parcouru depuis, en seulement vingt ans.

Début juillet, je lançai, moi aussi officiellement, en présence du préfet de Guyane et du nouveau Directeur Général de l’ESA, un Britannique, les travaux de génie civil pour le nouvel Emplacement de Lancement d’Ariane. La transformation de l’ancien pas de tir, par rapport à la construction d’un autre, entièrement neuf, devait nous faire économiser au moins 100 millions de francs français, sachant que le coût total était pris en charge à 75 % par la France et le reste par l’ESA. Le premier coup de pelle fut donné par le DG de l’ESA, le second par le préfet de Guyane, en tant que représentant de l’État et je donnai le troisième. Tout ceci était symbolique et ne servait qu’aux photos pour la presse. Les travaux seraient réalisés avec force pelleteuses ou bulldozers plutôt qu’avec des pelles ou des pioches.






[1] FPLP : Le Front populaire de libération de la Palestine est une organisation marxiste-léniniste palestinienne issue du Mouvement nationaliste arabe, qui défend à l'origine le nationalisme arabe, fondée en 1967 sous la direction de Georges Habache et Ahmed Jibril.

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