Chapitre 2

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Les premières ombres, d'abord à peine perceptibles, s'immiscèrent dans le quotidien ensoleillé de Hana comme une brume insidieuse. Cela commença par des murmures étouffés, des regards fuyants, des silences soudain trop lourds. Les adultes chuchotaient entre eux des mots que la fillette ne comprenait pas, mais qui laissaient sur leurs visages des traces d'inquiétude.

« Maman, pourquoi tu as l'air si triste ? », demanda un jour Hana, le cœur serré devant les yeux voilés de sa mère. Cette dernière esquissa un sourire fragile, caressant tendrement la joue de sa fille.

« Ce n'est rien, mon ange. Parfois, les grands ont des soucis que les enfants ne peuvent pas comprendre. Mais ne t'inquiète pas, tout ira bien. La vie continue, avec ses rires et ses chansons. »

Hana hocha la tête, pas vraiment convaincue. Quelque chose dans l'air avait changé, comme un parfum âcre et étouffant qui flottait partout. Même les rayons du soleil semblaient avoir perdu de leur éclat, nimbant Gaza d'une lumière blafarde.

À l'école aussi, l'insouciance se fissurait peu à peu. Les rires des enfants se faisaient plus nerveux, leurs jeux plus fébriles, comme s'ils cherchaient à conjurer une menace invisible. La maîtresse avait le regard lointain, et ses histoires de princesses valeureuses se teintaient désormais d'une mélancolie diffuse.

« Tu crois que les méchants de l'histoire, ils vont venir chez nous ? », chuchota un jour Nour à l'oreille de Hana, ses grands yeux noirs écarquillés d'angoisse.

« Mais non, voyons ! Les princesses de Gaza sont bien trop fortes et courageuses, elles ne les laisseront pas faire ! », répliqua Hana avec toute la conviction de ses six ans. Pourtant, au fond d'elle, une petite graine d'incertitude venait de s'enraciner, douloureuse comme une écharde.

Le soir, lovée dans son lit, Hana essayait de se raccrocher aux paroles rassurantes de sa mère, aux promesses d'un monde meilleur murmuré par les anges de pluie. Mais dans ses rêves, désormais, se glissaient parfois des ombres menaçantes, des grondements sourds qui couvraient la douce mélodie de l'espoir.

Un matin, alors que la fillette se rendait à l'école en sautillant, son regard fut attiré par une scène étrange. Au coin de la rue, un attroupement s'était formé, compact et bourdonnant comme une ruche. Des éclats de voix en jaillissaient, âpres et discordants.

Intriguée, Hana s'approcha, jouant des coudes pour se faufiler entre les jambes des adultes. Ce qu'elle découvrit lui glaça le sang. Là, sur le mur autrefois d'un blanc immaculé, s'étalaient d'immenses graffitis rageurs, comme des plaies à vif dans la chair de la ville. « Mort aux envahisseurs », « Gaza vivra libre ou mourra », « Oeil pour oeil, dent pour dent »...

Pétrifiée, la petite fille contemplait ces mots qu'elle ne comprenait qu'à moitié, mais dont la violence lui tordait les entrailles. Comment tant de haine pouvait-elle se déverser ainsi, en lettres noires et cruelles, bouleversant l'harmonie fragile de son monde ?

« Allez, circule ma petite ! Ce ne sont pas des choses à voir pour une enfant ! », la houspilla soudain un vieillard au regard sévère. Hana sursauta et recula précipitamment, le cœur battant à tout rompre. Puis elle s'enfuit en courant vers l'école, retenant à grand-peine les larmes qui lui brûlaient les yeux.

Tout au long de la journée, l'image de ces graffitis la hanta, comme un poison insidieux s'insinuant dans ses pensées. Elle n'arrivait plus à se concentrer sur les leçons, et même les histoires de la maîtresse avaient perdu leur pouvoir d'émerveillement. Le monde lui semblait soudain terne et froid, dépouillé de ses couleurs chatoyantes.

Au fil des jours, l'atmosphère se fit de plus en plus pesante, chargée d'une électricité malsaine. Les adultes avaient le visage grave, les gestes nerveux, comme s'ils attendaient à chaque instant l'explosion d'une catastrophe.

Des bribes de conversations alarmantes parvenaient aux oreilles de Hana, lourdes de mots effrayants, murmurés d'une voix tendue par les adultes : « couvre-feu », « raids », « blessés »... La fillette sentait son cœur se serrer un peu plus à chaque syllabe, comme si un étau invisible lui comprimait la poitrine.

Un soir, alors que la famille partageait un dîner frugal, un bruit assourdissant déchira soudain la quiétude de la nuit, faisant trembler les murs et vibrer la vaisselle. Hana se figea, sa cuillère suspendue à mi-chemin de sa bouche, un goût de cendres envahissant soudain son palais.

« Qu'est-ce qui se passe ? », demanda-t-elle d'une petite voix étranglée, cherchant le regard de sa mère. Mais celle-ci fixait son père, les yeux écarquillés d'une terreur muette.

« Maman, j'ai peur... », gémit Youssef en se blottissant contre elle, ses petits poings crispés sur sa robe.

Avant que quiconque ait pu répondre, une nouvelle déflagration fit voler en éclats les vitres, projetant des débris de verre dans la pièce. Le père de Hana bondit sur ses pieds, le visage d'une pâleur de craie.

« Vite, tous à la cave ! », ordonna-t-il d'une voix rendue rauque par l'angoisse. « Ne prenez que le strict nécessaire, on ne sait pas combien de temps ça va durer ! »

La panique gagna aussitôt la petite famille, les gestes fébriles et les regards affolés. En un instant, le paisible foyer se mua en scène de chaos, chacun courant dans tous les sens pour rassembler quelques maigres effets.

« Youssef, prends ton nounours et ton doudou », souffla la mère en fourrant hâtivement des biscuits et des bouteilles d'eau dans un sac. « Hana, aide-moi à porter les couvertures, vite ! »

Hébétée, la fillette obtempéra machinalement, comme un automate dont on aurait remonté les mécanismes. Elle se saisit d'une pile de couvertures, si lourdes soudain entre ses bras frêles, avant de se laisser entraîner par sa mère vers la trappe menant à la cave.

« Et ma poupée, je ne peux pas la laisser ! », s'écria-t-elle soudain, la voix déchirée par un sanglot. Sa mère la poussa doucement dans le dos, les mâchoires crispées pour contenir ses propres larmes.

« Prends-la vite et descends mon cœur, vite ! On n'a plus le temps ! »

Serrant sa précieuse poupée de chiffon contre son cœur, Hana dévala les marches à la suite de son petit frère, trébuchant dans la pénombre. Derrière elle, le claquement sec de la trappe résonna comme un couperet, scellant leur destin.

Recroquevillés dans la pénombre humide, blottis les uns contre les autres comme une portée de chiots apeurés, ils attendirent que les déflagrations s'espacent, que le rugissement des avions s'éloigne enfin. Hana fermait les yeux de toutes ses forces, mêlant ses prières d'enfant à celle de Youssef qui répétait en boucle :

« Allah, protège-nous, Allah, fais que ça s'arrête... ».

Leurs voix fluettes et tremblantes s'entremêlaient en une litanie désespérée, ponctuée par les sanglots étouffés de leur mère qui tentait vainement de les rassurer :

« Chut mes chéris, ça va aller, ça va aller... Le bon Dieu nous protège, ayez confiance... »

Mais sa voix se brisait sur les derniers mots, démentie par la terreur qui lui faisait trembler les lèvres. Le père, lui, restait prostré dans un silence de pierre, le regard hanté fixé sur un point invisible.

« Papa, quand est-ce qu'on pourra sortir ? », osa finalement demander Hana, la gorge si nouée que les mots lui écorchèrent la bouche. « J'ai froid, j'ai faim, et j'ai envie de faire pipi... »

Le père tourna lentement la tête vers elle, comme au ralenti, et ce qu'elle lut dans ses yeux lui glaça les sangs. Une détresse sans fond, une impuissance dévastatrice face à l'horreur qui s'abattait sur eux.

« Je ne sais pas, ma princesse », souffla-t-il en l'attirant contre lui. « Mais on doit être forts et rester ensemble, c'est le plus important. Dieu ne nous abandonnera pas, Il veille sur nous, même dans les heures les plus sombres. »

Hana hocha la tête, ravalant bravement ses larmes. Blottie dans les bras de ce père tant aimé, elle voulait croire en ses paroles, croire que la tempête finirait par passer. Même si au fond de son cœur d'enfant, elle sentait déjà que plus rien ne serait jamais comme avant.

Après ce qui leur parut une éternité, les bombardements s'espacèrent enfin, laissant place à un silence minéral, presque irréel. Lorsque le père souleva prudemment la trappe, une aube blafarde perçait à travers les gravats et la fumée.

« Venez », murmura-t-il, la voix rauque d'avoir trop serré les dents. « Remontons voir les dégâts... »

D'un pas d'automate, la petite famille émergea des ténèbres, clignant des yeux comme des créatures troglodytes soudain projetées en pleine lumière. Et ce qu'ils découvrirent leur coupa le souffle.

Leur maison, leur chère petite maison n'était plus qu'un champ de ruines, éventrée comme une poupée de chiffon désarticulée. Les murs écroulés, les meubles pulvérisés, le toit béant sur un ciel d'apocalypse... Plus rien ne subsistait de leur doux foyer, de leur havre de paix et de tendresse.

« Mon Dieu... », hoqueta la mère en portant une main à sa bouche, le visage dévasté. « Tout est détruit, tout... Comment on va faire ? Où on va aller ? »

Le père la prit dans ses bras, le regard perdu sur les décombres de leur vie. « On va s'en sortir », murmura-t-il comme un mantra. « On est ensemble, c'est le principal. Le reste, on le reconstruira, pierre après pierre s'il le faut. »

Hana contemplait le désastre, hébétée, serrant sa poupée de chiffon si fort que ses jointures en blanchissaient. Elle avait l'impression de se retrouver soudain dans un de ses cauchemars, ces mauvais rêves qui la réveillaient en nage et pantelante au milieu de la nuit.

Sauf que cette fois, elle ne se réveillerait pas. L'horreur était réelle, palpable, définitive. Son monde d'enfant venait de voler en éclats, pulvérisé par une violence aveugle et inexplicable.

« Pourquoi ? », souffla-t-elle d'une voix brisée, les yeux rivés sur les ruines. « Pourquoi ils nous font ça ? Qu'est-ce qu'on leur a fait ? »

Personne ne lui répondit. Il n'y avait pas de réponse, pas d'explication rationnelle à la folie meurtrière qui s'abattait sur eux. Juste le silence, immense et terrible, d'un ciel sans pitié.

Youssef se mit soudain à pleurer, de gros sanglots qui secouaient son petit corps comme un roseau dans la tempête. Hana sentit ses propres larmes lui monter aux yeux, brûlantes et amères.

Mais elle les ravala farouchement, se mordant l'intérieur des joues jusqu'au sang. Non, elle ne pleurerait pas. Pas maintenant, pas devant son petit frère qui avait tant besoin de réconfort.

Alors, prenant une grande inspiration, elle s'accroupit face à lui et prit ses petites mains dans les siennes.

« Ne pleure pas, Youssef », murmura-t-elle avec toute la douceur dont elle était capable. « Tu te souviens de l'histoire de la princesse courageuse ? Celle qui affronte les dragons et les tempêtes avec le sourire ? »

Le garçonnet hocha la tête, reniflant bruyamment.

« Eh bien nous aussi, on va être courageux comme elle », poursuivit Hana en essuyant tendrement ses larmes. « Même si notre maison est cassée, même si on a très peur, on va continuer à sourire et à espérer. Parce que c'est ça, notre superpouvoir à nous. Notre lumière intérieure que personne ne pourra jamais nous prendre. »

Youssef la dévisagea gravement, ses grands yeux encore embués reflétant une confiance absolue.

« Comme les lucioles dans la nuit ? », demanda-t-il d'une petite voix.

« Oui, mon chéri. Comme les lucioles dans la nuit. »

Et serrant très fort son petit frère contre elle, Hana ferma les yeux. Très fort, pour emprisonner à l'intérieur de son cœur tous les éclats de lumière, tous les rires et les douceurs de leur vie d'avant.

Pour qu'à travers les ténèbres à venir, luise toujours cette petite flamme d'espoir. Indomptable et éternelle.

Les jours suivants se déroulèrent comme dans un mauvais rêve, ponctués d'alertes stridentes et de courses paniquées vers la cave. À chaque fois, Hana avait l'impression de laisser derrière elle un peu plus de son innocence, de sa foi dans la beauté du monde. Ses rires s'éteignaient dans sa gorge, ses chansons se faisaient murmure, comme un petit animal blessé.

Pourtant, au fond de son cœur meurtri, la fillette s'accrochait de toutes ses forces à l'espoir, comme à une bougie vacillante dans le noir. Elle se répétait les paroles de sa mère comme un mantra, un charme sacré pour conjurer le malheur. « La vie continue, avec ses rires et ses chansons, la vie continue... ». Et elle dansait en silence, les yeux fermés, pour raviver la flamme de ses rêves piétinés.

Car Hana le sentait au plus profond d'elle-même : même si le monde autour d'elle sombrait dans le chaos, même si l'orage grondait aux portes de son paradis d'enfant, elle devait garder intacte sa lumière intérieure. Cette petite étincelle de joie et d'émerveillement, ce trésor inaltérable au creux de son âme.

Un jour, elle en était sûre, le ciel se souviendrait de ses promesses, et les larmes de pluie se changeraient à nouveau en perles de rire. Un jour, les graffitis de haine s'effaceraient des murs, emportés par le vent de la paix. Et ce jour-là, elle serait prête, le cœur grand ouvert, pour faire fleurir sur les ruines un champ de coquelicots écarlates.

Vaillante petite princesse de Gaza au sourire d'arc-en-ciel, Hana continuait de rêver, d'aimer, de croire. Envers et contre tout, avec la force tranquille des âmes pures. Sa voix d'enfant s'élevait dans le fracas des bombes, frêle et lumineuse, pour tisser inlassablement les mélodies de l'espérance.

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