Chapitre 3

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La faim, toujours. Cette faim qui lui vrillait le ventre, lui faisait tourner la tête. Hana avait oublié ce que c'était que d'avoir le ventre plein, d'être rassasiée. Manger était devenu une obsession, un rêve inaccessible qui occupait chaque minute de ses journées.

Avant, il y avait les knafeh de maman, dorés et fondants, qui embaumaient toute la maison. Les falafels croustillants qu'on allait chercher chez le vieux Marwan après l'école, et qu'on dévorait en riant, les doigts luisants d'huile. Les tomates gorgées de soleil du jardin, qui explosaient dans la bouche en une symphonie d'été...

Tout ça avait disparu, pulvérisé en même temps que leur ancienne vie. Ne restaient que des souvenirs fantômes, qui lui arrachaient les tripes un peu plus à chaque évocation.

Papa était parti chercher de la nourriture, il y a une éternité semblait-il. « Je vais nous trouver de quoi manger, mes chéris. Soyez sages avec maman, je reviens bientôt. » Un baiser sur le front, la chaleur rassurante de sa barbe contre sa peau. Et puis plus rien. Le silence, l'absence, et cette peur viscérale qui lui nouait les entrailles jour après jour.

Hana guettait son retour à chaque instant, le cœur battant à tout rompre dès que des pas approchaient de l'abri. Mais ce n'était jamais lui, juste d'autres ombres faméliques traînant leur désespoir. Et le soir, recroquevillée sur sa couche sordide, elle laissait les larmes dévaler ses joues en silence. Parce que pleurer tout haut, c'était trop dangereux. Ça risquait d'attirer l'attention, la convoitise, ou pire encore. Alors Hana souffrait sans un bruit, étouffant ses sanglots dans sa poupée crasseuse.

Youssef, lui, réclamait après leur père à longueur de journée. « Il est où papa ? Pourquoi il rentre pas à la maison ? J'ai faim, je veux papa ! » Ses cris résonnaient dans le bunker comme un écho désespéré, une litanie lancinante qui leur vrillait les tympans et le cœur.

Maman tentait de le consoler, de le rassurer avec des mots doux qui sonnaient creux. « Papa va bientôt revenir mon chéri, il est parti nous chercher à manger. Sois patient, il sera là pour ton anniversaire, c'est promis. » Mais Hana voyait bien les larmes qu'elle ravalait, ses mains qui tremblaient en lissant les cheveux du petit.

Elle, elle ne posait pas de questions. Elle avait compris, au fond d'elle, que leur père ne reviendrait pas. Qu'il avait rejoint les disparus, les évaporés, tous ceux que la guerre avait engloutis sans laisser de traces. Alors elle serrait les dents, et les poings, très fort. Pour ne pas hurler, ne pas s'effondrer. Pour rester forte, encore et toujours, pour ce qu'il restait de sa famille.

Le matin, quand la faim devenait trop dévorante, elle accompagnait sa mère dans les longues files d'attente pour les distributions alimentaires. Des heures à grelotter sous le ciel plombé, le ventre tordu de crampes, pour une boîte de biscuits secs, un sachet de riz, parfois quelques dattes desséchées. De maigres trésors qu'il fallait ensuite défendre bec et ongles contre les pillards affamés qui rôdaient dans les ruines.

Un jour, alors que Hana serrait contre elle leur ration si durement gagnée, un homme l'avait attrapée par le bras. Son haleine fétide lui avait balayé le visage, mélange écœurant de peur et de pourriture. « Donne-moi ça petite, sinon je te coupe la main ! » Ses yeux fous, injectés de sang, son couteau pressé contre sa gorge... Hana s'était débattue comme une furie, griffant, mordant, frappant de toutes ses maigres forces. Jusqu'à ce qu'un passant les sépare, jusqu'à ce que l'homme lâche prise en la maudissant.

Elle était rentrée tremblante dans l'abri, sa précieuse boîte cabossée contre son cœur. Le soir, en partageant les biscuits avec Youssef, elle s'était juré que plus jamais, plus jamais elle ne laisserait personne lui voler sa nourriture. Même si elle devait se battre, même si elle devait souffrir. C'était une question de survie, dans ce monde sans pitié où seuls les plus forts, les plus féroces, avaient une chance de s'en sortir.

Hana rêvait de pain chaud, de fruits juteux, de plats fumants qui vous réchauffaient le ventre et l'âme. Elle rêvait du sourire de son père, de ses grands bras qui la soulevaient comme une plume en riant. « Encore papa, encore ! » Et la voilà qui tournoyait dans les airs, légère comme un oiseau, libre et insouciante sous le soleil de Gaza la belle.

Mais les rêves s'évanouissaient toujours, volutes amères laissant un goût de fiel au réveil. Ne restait que la réalité crue, la loi du plus fort, la faim et la peur comme seules compagnes. Une réalité où les petites filles devaient devenir des lionnes pour protéger les leurs, où l'innocence était un luxe mortifère.

Alors Hana enfilait son armure. Chaque matin, en ouvrant les yeux dans la pénombre glacée, elle se blindait le cœur et l'âme. Pour ne plus avoir mal, pour ne plus avoir peur. Pour continuer à avancer, pas après pas, dans ces ruines qui avaient pris la place de son enfance.

Mais malgré la douleur, malgré la peur, elle sentait encore cette petite flamme en elle. Cette braise obstinée qui refusait de mourir, qui la poussait à espérer envers et contre tout. Comme ces fleurs minuscules et miraculeuses, qui s'accrochaient dans les fissures des murs écroulés.

La vie. L'espoir. L'amour plus fort que tout. Ces graines de lumière que son père et sa mère avaient semées dans son cœur, bien avant que la guerre ne vienne tout saccager. Et qu'elle chérissait comme son bien le plus précieux, son secret intime au milieu du chaos.

Pour Youssef. Pour sa mère. Pour honorer son père disparu. Elle devait garder cette flamme vivante, coûte que coûte. La nourrir de ses rêves, de ses prières, de son chant têtu d'enfant perdue mais vivante.

Car elle était Hana. Petite fille de Gaza au cœur plus vaste que les décombres. Porteuse d'une lumière plus forte que les ténèbres. Survivante parmi les ruines, gardienne des lendemains.

Et un jour, elle en faisait le serment, cette lumière percerait à nouveau. Un jour, le printemps reviendrait sur sa terre blessée. Un jour, son père franchirait le seuil de leur maison, les bras chargés de victuailles, le soleil de son sourire chassant les larmes et les ombres.

Un jour, ils seraient à nouveau ensemble, réunis autour d'un repas fumant. Et leurs rires s'élèveraient à la face du ciel, triomphants et magnifiques. Comme un pied de nez à la mort, comme un hymne à la vie invincible.

Ce jour-là, elle pourrait redevenir une enfant. Laisser fondre son armure, déposer le fardeau trop lourd pour ses épaules fragiles. Retrouver l'insouciance, la légèreté, le goût du miel sur sa langue et dans son âme.

Ce jour-là, oui... Elle ferma très fort les yeux, et serra ce vœu lumineux tout contre son cœur. Comme une promesse. Comme un défi à la nuit.

Résiste, petite Hana. Résiste et espère, le temps d'un songe. Rêve, comme on se bat. De toutes tes forces.

L'aube viendra. Elle vient toujours, pour ceux qui y croient vraiment.​​​​​​​​​​​​​​​​

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