Chapitre 1 : Kael – L'appel du sang
La nuit était tombée depuis plusieurs heures sur la forêt de Vinterwald, étendant son manteau d’ombres épaisses entre les arbres aux troncs noueux. La lune pleine, énorme et blanche, régnait sur le ciel comme une déesse silencieuse. Dans cette nuit immobile, seule la respiration profonde de la forêt semblait rappeler que le monde vivait encore.
Un hibou hulula quelque part, ses yeux jaunes veillant sur les secrets de la nuit. Une brise fraîche effleura les cimes, soulevant de fines nappes de brouillard au sol. Tout paraissait figé, suspendu dans un moment d’éternité.
Je me tenais debout, nu, au sommet du promontoire rocheux qui dominait les cimes sombres. Le vent glacial mordait ma peau, mais je ne frissonnais pas. J’attendais. C’était là que je venais lorsque l’appel du loup se faisait trop fort. Lorsque je devais céder.
Je ne savais jamais quand cela commençait vraiment. Il y avait d’abord ce grondement intérieur, cette tension dans mes muscles, cette chaleur primitive qui remontait sous ma peau. Et puis... lui. Mon loup. Pas juste une force sauvage en moi. Pas une bête à dompter. Il était là. Autonome. Pensant. Sentant. Un esprit, une conscience, entremêlée à la mienne.
« Cours. Tue. Protège. »
Des mots sans voix, gravés dans mon esprit. Son instinct me parlait depuis toujours, mais depuis ma première transformation, son esprit me hantait avec plus d’insistance. Je le ressentais, je voyais à travers ses yeux dans mes rêves, et parfois... j’avais du mal à dire lequel de nous deux respirait.
Il n’était pas une part de moi. Il était moi. Un reflet plus ancien, plus sauvage, ancré dans les os, dans le sang, dans l’âme.
Je me laissai glisser à genoux, les mains sur le sol froid. La terre était humide, couverte d’aiguilles de pin et de feuilles mortes. Un silence lourd régnait, presque solennel.
La transformation arriva comme une vague, brûlante, douloureuse. Chaque os se brisait, se modelait, se tordait pour mieux renaître. Mes doigts se couvraient de fourrure noire, mes ongles devenaient griffes. Ma mâchoire s’étirait, et mes crocs jaillissaient. J’avais beau l’avoir vécue des dizaines de fois, chaque transformation était un combat. Une épreuve. Une étreinte sauvage de la bête en moi.
Quand mes pattes touchèrent à nouveau le sol, j’ouvris les yeux. Immense. Noir comme une ombre. Mes crocs brillaient sous la lune, et mes yeux dorés perçaient la nuit. Je n’étais plus Kael. J’étais le Loup.
Et le monde m’appartenait.
Je courus.
À travers les bois, comme un fantôme. Mes pattes ne touchaient presque pas le sol, mon souffle se confondait avec le vent. Les branches se penchaient à mon passage, les animaux fuyaient mon aura. J’étais puissance, instinct, vitesse. Chassant sans tuer. Hurlant sans crainte. Libre.
Le hurlement qui s’échappa de ma gorge fendit la nuit comme une prière. Une offrande aux dieux anciens. Une promesse.
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Plus tard, quand l’aube peignait d’un gris pâle les feuillages, je revins à moi, nu, couvert de sueur et de terre. Assis dans l’herbe humide, je regardais mes mains tremblantes. Le souvenir de la première fois me frappa. Ma première transformation, à quatorze ans.
Ce jour-là, j'avais failli tuer mon frère.
On s’était battus. Comme toujours. Deux adolescents têtus, impulsifs. Mais ce jour-là, j’avais perdu le contrôle. Mon loup avait pris le dessus. Griffes. Crocs. Hurlements. Mon frère avait hurlé, le sang avait coulé. Il avait survécu. Grâce à elle.
Ma mère.
Elle s’était interposée, les mains levées, les yeux embués de larmes mais sans la moindre peur.
— Ce n’est pas lui que tu combats, Kael. C’est ce qui est en toi. Tu dois apprendre à l’écouter, pas à le fuir.
Elle avait toujours compris. Fière descendante des chamans des Loups Blancs du Nord, elle avait en elle la sagesse de générations anciennes. C’est elle qui m’a appris que mon loup n’était pas une malédiction, mais une voix, une force avec laquelle il fallait coexister.
C’est elle qui m’a sauvé.
Et chaque nuit, lorsque je cours sous la lune, je l’entends encore murmurer dans le vent. Elle me manque.
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Mon père, lui... C’était différent.
Ulrik, chef de la meute du Nord, était un homme de devoir, d’honneur et de silence. Il dirigeait avec fermeté et loyauté, respecté de tous, craint parfois. Il n’était pas tendre, mais il nous aimait à sa manière. J’étais son aîné, son héritier. Mais nous n’avions jamais été proches. Lui, l’Alpha parfait, moi, le fils colérique aux yeux trop sombres et à l’instinct trop fort.
Il est mort l’hiver dernier. Tombé au combat contre une faction dissidente de lycans refusant la trêve.
Et c’est moi qui ai pris sa place.
Depuis, je porte le titre d’Alpha. Pas par désir. Par devoir.
Je suis la voix de la meute. Leur guide. Leur bouclier.
Et aujourd’hui, le vent m’apporte une odeur nouvelle. De l’inquiétude. De la peur. De la mort.
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Depuis la Grande Trêve, il y a vingt ans, nos deux peuples — loups-garous et vampires — vivent dans une paix fragile, négociée dans le sang et la douleur après des siècles de guerre. Un accord établi avec l’appui d’un Conseil secret d’humains influents, conscients de notre existence. Eux gardent notre secret, nous finançons leurs campagnes, leur pouvoir, leur contrôle.
Un équilibre bâti sur des intérêts mutuels. Une alliance officieuse, une paix conditionnelle. Nous leur donnons ce qu’ils veulent : des ressources, de l’or, une influence discrète mais puissante. En retour, ils gardent les chasseurs à distance, étouffent les rumeurs, effacent les preuves.
Mais aujourd’hui... quelque chose dérange cette harmonie. Des disparitions. Des morts inexpliquées. D’abord dans les clans vampires. Puis chez nous. Des membres de la meute introuvables. Des corps exsangues, démembrés.
Et toujours, cette sensation dans mes entrailles. Le loup grogne. Il sent ce que je ne peux encore nommer.
Quelque chose approche. Quelque chose d’ancien. De dangereux.
Et pour la première fois depuis longtemps, j’ai peur que la paix ne tienne plus très longtemps.
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