Chapitre 2 – Léna : L’éveil du sang noir
Le manoir des Ombres se dressait à l’écart du monde, au sommet d’une falaise battue par les vents. Ses pierres noires, anciennes et rugueuses, semblaient avaler la lumière. Le silence qui s’en dégageait était lourd, palpable, comme si le temps lui-même avait oublié de s’écouler ici. À l’intérieur, les longs couloirs voûtés, éclairés par des torches vacillantes, exhalaient une odeur mêlée de cire, de poussière et de souvenirs figés.
Je suis née humaine.
Il y a cent quarante-sept ans.
J’avais vingt-trois ans lorsque tout a basculé.
À cette époque, je vivais une vie simple, presque naïve. Dans une bourgade reculée, loin des querelles et des conflits, mon quotidien était rythmé par l’ombre rassurante de la nature et la douceur de mes parents. Mon père, apothicaire respecté, m’enseignait le secret des herbes et des remèdes. Ma mère, douce et effacée, veillait à ce que la maison soit un havre de paix.
Je ne connaissais pas la guerre.
Je ne connaissais pas le sang.
Je ne connaissais pas la peur.
Jusqu’à cette nuit d’hiver.
Cette nuit où le froid mordait avec une férocité nouvelle.
Je me souviens encore du vent glacial qui s’engouffrait sous ma cape, fouettant ma peau comme pour me punir de ma naïveté. Le ciel était voilé de lourds nuages sombres, une plaie sur le firmament prête à éclater. Je traversais la forêt, seule, pressée de regagner mon humble foyer. La neige crissait sous mes pas, étouffant mes pensées.
Puis il est apparu.
Sorën.
Il était là, silencieux comme une ombre. Ses yeux, deux éclats de givre, perçaient la nuit et transperçaient mon âme. Il ne prononça pas un mot, mais son regard, profond et insondable, me figea sur place. Il m’observa longuement, comme si j’étais une énigme qu’il devait résoudre.
Je ne comprenais pas pourquoi.
Pourquoi moi ?
Je n’avais rien d’exceptionnel.
Mais ce que je ressens encore, c’est la morsure.
Une douleur atroce, indescriptible.
Un feu glacial qui consumait mes veines, brûlait mes entrailles. Mon cœur s’est arrêté. Le silence devint total. Puis, lentement, une nouvelle sensation m’envahit : un souffle, une force obscure qui naissait en moi.
Je suis morte cette nuit-là.
Et pourtant, je me suis réveillée.
Changée.
Morte… mais plus vivante que jamais.
Les premiers jours furent un enfer.
La faim, cette bête affamée tapie au creux de mes entrailles, hurlait sans cesse. Chaque odeur devenait un supplice : le parfum sucré d’une fleur, la terre humide, le cuir, le bois fumé… tout était amplifié, décuplé, insoutenable. Mes sens éclataient en éclats trop vifs.
Je ne dormais plus.
Je ne vivais plus.
Je survivais.
Et pour cela, je devais tuer.
Je me souviens encore de ma première victime.
Un homme. Un voyageur solitaire. Il s’était aventuré trop près du manoir des Ombres. Je l’ai surpris, glacée par la peur autant que par la faim. Mes mains tremblaient, mes crocs, pointus et terrifiants, étaient là. Je ne voulais pas. Mais le désir, la nécessité, prirent le dessus.
Son sang avait un goût métallique, brûlant et doux à la fois. Il m’a emplie d’une ivresse terrible. Mais aussi de honte.
Je ne savais plus qui j’étais.
Un monstre ? Une victime ? Un fantôme ?
J’errai ainsi, à la limite de la folie, jusqu’à ce que Nathalia m’accueille.
Nathalia.
Doyenne du clan.
Matriarche à la poigne de fer.
Elle m’a vue. Brisée, affamée. Différente.
Elle m’a tendu la main. Mais avec exigence.
Chez nous, les anciens gouvernent. Le clan est une cour où chacun joue son rôle : un trône, des lieutenants, des ombres.
Nathalia règne depuis plus de cinq siècles, son nom murmuré avec respect et crainte. Peu connaissent sa véritable histoire, un passé tissé de sang et de secrets.
Sous son regard de glace, j’ai appris à dompter la bête en moi.
Elle m’a enseigné la discipline, la patience, le silence.
J’ai appris à canaliser ma faim, à devenir une arme précise, discrète, tranchante.
À sentir le moindre danger.
À exécuter sans hésiter.
Elle m’a façonnée comme on forge une lame.
Les jours défilaient, rythmés par des missions de surveillance, des patrouilles, des veilles.
J’ai compris que la trêve avec les loups-garous n’était pas une paix fragile, mais une alliance précaire, imposée par des forces invisibles.
Une nécessité politique qui préservait un équilibre tendu.
Mais cet équilibre se fissurait.
Des cadavres mutilés, parfois exsangues, parfois à moitié brûlés, apparaissaient aux frontières. Vampires et loups se regardaient avec méfiance, chacun suspectant l’autre.
Je le sentais jusque dans mes os, dans chaque battement de mon cœur immortel.
Quelque chose d’ancien. Quelque chose de plus profond que notre haine. Quelque chose qui approchait.
Un danger qui menaçait d’engloutir tout ce que nous connaissions.
Et puis il y avait les rêves.
Des visions troublantes. Presque vivantes.
Je me voyais courir à travers une forêt inconnue, le sol trempé de sang. Une silhouette me suivait, toujours dans l’ombre. Parfois un loup immense, parfois un homme, parfois… les deux.
Je me réveillais en sursaut, le cœur battant, les crocs serrés, le corps tremblant comme si j’avais combattu toute la nuit.
Nathalia disait que ces rêves étaient des vestiges de mon humanité. Des fragments de ce que j’avais été.
Mais moi, je sentais que c’était un avertissement.
Un appel.
Un présage.
Un jour, peut-être, le sang pur croiserait la chair sauvage.
Et alors…
Je ne savais pas encore ce que cela signifierait.
Mais je savais que rien ne serait plus jamais pareil.
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