Chapitre 4 : Kael – La Brume et l'Écho
C’était une nuit lourde. Le genre de nuit qui colle à la peau, qui pèse sur les épaules et qui vous murmure à l’oreille que quelque chose ne tourne pas rond. Une nuit saturée de tension, de silence chargé et d’électricité dans l’air. Une nuit où même les étoiles semblaient se cacher.
Depuis la mort de mon père, l’Alpha de notre meute, un vide s’était creusé dans nos rangs. Un gouffre. Et j’étais censé le combler. Kael, fils aîné. Héritier du sang. Nouveau chef. Une responsabilité que je n’avais ni souhaitée ni refusée. Elle m’avait simplement été imposée, comme le poids invisible mais implacable de la lignée.
Je n’avais pas encore trouvé le sommeil paisible de ceux qui dirigent avec certitude. À vrai dire, je n’étais même pas sûr que ce sommeil existe. Je portais nos traditions comme une armure, mais le doute s’insinuait parfois sous les plaques. Et chaque nuit, je faisais des rondes. Pas seulement pour protéger les miens, mais pour ne pas sombrer moi-même.
Ces dernières semaines, quelque chose rôdait dans l’ombre. D’abord, une disparition. Puis deux. Des traînées de sang dans la forêt, des odeurs étrangères… ou plutôt, absentes. Aucune trace humaine. Aucun parfum de vampire. Juste un froid méthodique, chirurgical. Comme si la forêt elle-même s’était mise à craindre quelque chose.
Ce soir-là, mes pas me menèrent à un lieu que je n’avais pas visité depuis l’adolescence : la clairière des pierres brisées. Un endroit oublié, enfoui sous les souvenirs et la mousse. C’était autrefois un lieu de rituels, un sanctuaire où nos ancêtres venaient honorer la lune et les esprits. Aujourd’hui, seuls les plus anciens se souvenaient de son existence. Et pourtant… mes pas y étaient allés d’eux-mêmes.
En approchant, l’air changea. Il devint plus lourd, plus dense, comme si l’espace lui-même retenait son souffle. Chaque bruissement, chaque craquement sous mes bottes semblait amplifier le silence. Puis, un frisson parcourut mon échine. Ce n’était pas de la peur. C’était autre chose. Une sensation ancienne. Un appel.
Je pénétrai dans la clairière, lentement, les sens aux aguets. La lune voilée baignait les pierres fendues d’une lumière blafarde, presque irréelle. Je n’étais pas seul. Mon cœur s’accéléra, et mes crocs se tendirent dans l’ombre de mes lèvres. Pourtant, il n’y avait personne. Du moins, pas à vue d’œil.
Mais je le sentais. Quelqu’un – ou quelque chose – avait été là. Il y a peu. Une odeur flotta encore un instant dans l’air avant de disparaître. Elle n’était ni humaine, ni lupine. Elle était… complexe. Subtile. Un mélange impossible de douceur métallique et de feu glacé.
Elle me heurta de plein fouet, réveillant une part de moi que je ne connaissais pas. Mon loup, d’ordinaire si farouche, ne réagit pas avec hostilité. Il gronda, oui, mais c’était un grondement d’éveil. Une reconnaissance. Une faim curieuse et déroutante.
Je me mis à tourner lentement dans la clairière, inspectant chaque recoin. Des empreintes légères marquaient la terre meuble. Trop fines pour être humaines. Trop précises pour être animales. Et cette tension dans ma poitrine… comme un fil invisible tiré dans une direction que je ne comprenais pas encore.
Je levai les yeux vers les feuillages frémissants. Une silhouette ? Une ombre ? Non, rien. Mais je le savais. Quelqu’un m’avait observé. Quelqu’un m’avait senti. Et avait choisi de partir.
Je restai là, longtemps. Le regard fixé sur l’obscurité, les sens en alerte. Pas par prudence. Par espoir. Car une partie de moi – et je ne saurais dire pourquoi – voulait que cette présence revienne. Que ce lien étrange, presque douloureux, se tisse à nouveau.
Dans le silence, le vent se leva, portant avec lui un murmure. Pas une voix. Un souffle. Mais je crus y entendre un nom. Un nom que je ne connaissais pas encore… mais que mon cœur, lui, avait déjà reconnu.
Léna.
Et ce fut comme une brûlure sous la peau. Comme un avertissement. Ou une promesse.
Je quittai la clairière à regret, la gorge nouée, le loup silencieux mais tendu. Quelque chose se préparait. Quelque chose de plus grand que nos querelles de clans. Je ne pouvais pas encore le nommer. Mais cette nuit-là, dans la brume et l’écho des pierres brisées, j’avais senti la première secousse d’un bouleversement.
Et il portait un parfum que je n’oublierais jamais.
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Le retour fut lent. Mes pensées tourbillonnaient, lourdes comme la brume. Je songeais à mon père. À sa voix, grave et sans concession, qui m’avait confié le fardeau du commandement. Il avait toujours été un roc, immuable face aux tempêtes. Moi, j’étais encore une tempête à peine domptée.
Je sentais ses yeux sur moi, même dans la mort. Et malgré mes doutes, malgré mes failles, je savais que je devais être à la hauteur. Pour lui. Pour la meute.
Un craquement dans les feuilles me fit sursauter. Mon ouïe fine captait le moindre son. Une silhouette surgit des ombres : ce fut Eryk, mon lieutenant et ami d’enfance.
— Kael, murmura-t-il, le visage sombre. Tu as trouvé quelque chose ?
Je hochai la tête, mais ne répondis pas tout de suite.
— Quelque chose… d’autre rôde. Quelque chose qui n’appartient ni à notre monde, ni à celui des vampires.
Eryk serra les poings, ses yeux brillaient d’une inquiétude nouvelle.
— On doit renforcer les patrouilles. Et prévenir le Conseil.
Je savais qu’il avait raison. Mais une part de moi voulait agir seul, comprendre avant de sonner l’alarme.
— Pour l’instant, laissons-les croire que tout est calme, dis-je finalement. Mais prépare la meute. Nous ne savons pas ce qui nous attend.
Sous la voûte étoilée, la brume s’épaississait. Une nouvelle ère approchait, lourde de secrets et de dangers.
Et je n’étais pas sûr d’en sortir indemne.
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