Chapitre 6 – Sélène - L’écho du déséquilibre

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La magie est un murmure.
Elle ne crie pas. Elle soupire, frôle, insinue.
Et ce soir-là, dans le silence pesant de la forêt d’Argane, elle hurlait en silence.

J’avais quitté la sécurité de mon coven bien avant le crépuscule, m’enfonçant dans les profondeurs anciennes d’une forêt que seuls les initiés peuvent encore ressentir. La brume y serpente telle une étreinte fragile, s’accrochant aux branches et aux racines comme un voile d’oubli tissé par le temps lui-même. Chaque pierre, chaque plante semblait vibrer d’une mémoire enfouie, presque oubliée, mais toujours prête à murmurer à l’oreille attentive des sages.

Je m’étais installée au centre d’un cercle de pierres moussues, un lieu sacré que mes ancêtres avaient autrefois sanctifié. À mes pieds, j’avais allumé les trois flammes fondamentales : celle du sang, rouge et vacillante, celle de l’esprit, bleue et dansante, et celle de la terre, jaune et stable. Ces feux anciens, porteurs d’énergies primordiales, éclairaient la nuit d’une lueur tremblotante, projetant des ombres dansantes sur les troncs noueux.

Un encens rare, composé d’écorce de chêne et de racines d’angélique, brûlait lentement dans un brûle-encens en pierre, emplissant l’air d’un parfum épais et entêtant, comme un pont entre le visible et l’invisible. Mes mains traçaient avec soin les signes d’appel, symboles millénaires gravés dans ma mémoire. Mais ce soir, je ne cherchais pas à dompter la magie. Je ne voulais pas de réponses immédiates. Seulement un frémissement, un fil ténu auquel m’accrocher, un souffle d’indice à suivre.

Car depuis plusieurs jours, la sensation de déséquilibre grandissait en moi, sourde et oppressante, comme une note fausse dans une mélodie ancienne. Mes visions, qui jadis étaient claires et précises, se mêlaient désormais d’ombres mouvantes et de formes indistinctes, brouillant les frontières du réel et du cauchemar.

Dans ces rêves troublés, j’avais vu des crocs étincelants, des griffes acérées, et des chaînes rouillées. J’avais entendu des cris étouffés, des gémissements d’agonie, et j’avais contemplé des corps meurtris, abandonnés dans l’obscurité. Mais ce qui m’avait glacée d’effroi, c’étaient ces yeux… des yeux vides. Vides d’âme. Des regards éteints, dépourvus de toute lumière.

Quelque chose s’agitait dans l’ombre.
Pas une guerre ouverte, non. Quelque chose de plus… précis.
Comme une main invisible qui traquait, étudiait, disséquait.

Je le sentais, aussi tangible qu’un souffle glacé sur ma nuque.

Mais les images restaient floues, fragmentées. Comme si la magie elle-même voulait me protéger de leur vérité. Ou peut-être une force plus ancienne cherchait à me les masquer, à cacher ce qui se tramait dans les ténèbres.

Je suis restée là, immobile, des heures durant, jusqu’à ce que mes doigts deviennent engourdis, tremblant de froid. Le ciel était noir, sans lune, et le silence pesait plus lourd que jamais.

Puis, au plus profond de cette nuit sans étoiles, je l’ai ressenti.
L’onde.
Brève. Intense. Invisible.
Un point d’impact énergétique entre deux âmes anciennes.

Je n’ai pas vu leurs visages, mais j’ai perçu la collision. La magie avait réagi à cette rencontre comme à un appel. Une alarme, un rappel.

— Ils se sont frôlés.

J’ai murmuré ces mots, comme pour me convaincre moi-même, pour donner un sens à ce que mes sens refusaient de comprendre. Deux des trois héritiers, ceux dont les destinées étaient scellées depuis des siècles, venaient de se croiser. Leurs auras s’étaient effleurées, provoquant une onde suffisamment forte pour que je la ressente jusque dans mes os. La prophétie s’accélérait.

> « Lorsque la lune saignera sur les terres mélangées… »



Cette phrase me hantait depuis que je l’avais lue pour la première fois dans un ancien grimoire. Un avertissement venu d’un passé oublié, un présage funeste enveloppé dans le mystère.

Je me levai brusquement, rassemblant mes affaires, éteignant les flammes une à une d’un souffle tremblant. Mon cœur battait la chamade. Ce n’était pas la peur qui m’agitait, mais une urgence brûlante, une alerte gravée dans chaque fibre de mon être.

Je dois les réunir.
Et vite.

Mais pas de force. Pas encore.

Je dois guider, observer, attendre le bon moment, celui où la vérité pourra être dévoilée sans que le monde ne s’effondre.

Alors j’ai repris la route de mon sanctuaire, le refuge où reposent les livres anciens, les manuscrits oubliés, les écrits des sorciers d’autrefois. Cette fois, je ne me contenterai pas de légendes. Il me faut creuser, chercher les traces des anciens chasseurs. Cette Guilde mystérieuse, prétendument disparue, effacée des annales de l’Histoire, mais que la magie murmure encore dans les interstices du temps.

Pourquoi la magie aurait-elle peur si la menace était morte ?
Pourquoi mes rêves me montrent-ils… des humains ?

Pas de simples curieux. Non. Des hommes et des femmes en armures modernes, masqués, armés d’instruments que mes connaissances anciennes ne peuvent déchiffrer. Des créatures enchaînées, prisonnières d’une science impie. Des cris déchirants, des supplications que nulle magie ne semble apaiser.

Je veux croire que ce ne sont que des cauchemars.
Mais la magie ne ment jamais.

Et cette nuit-là, elle a pleuré.


---

Le retour vers le sanctuaire fut long, à travers les sentiers sinueux de la forêt d’Argane. La brume, toujours présente, épaississait l’air et rendait chaque pas incertain. Pourtant, au fond de moi, une clarté nouvelle s’allumait, un feu sacré qui me poussait à aller plus loin, à découvrir ce que le voile de l’oubli tentait de dissimuler.

Les anciens m’avaient enseigné que la magie vit dans le silence, dans l’écoute attentive, dans le respect des rythmes du monde. Que parfois, elle se manifeste à travers un frisson, un souffle, une odeur fugace. Mais cette fois, elle était criante d’urgence, presque désespérée.

Je sentais, au creux de mes entrailles, que le fragile équilibre que nous avions gardé pendant des siècles vacillait dangereusement. Que quelque chose, de sinistre et déterminé, venait raviver les flammes d’un conflit que nous pensions à jamais éteint.

Mes pensées tourbillonnaient tandis que je pénétrais dans mon sanctuaire, une ancienne bâtisse de pierre et de bois, tapie entre deux collines. Là, sous les étagères croulantes, les parchemins jaillissaient en rangées serrées, témoins d’un savoir qui dépassait de loin les simples histoires transmises oralement.

Je me plongeai dans les manuscrits, feuilletant les pages jaunies, cherchant des indices, des noms, des dates, des fragments oubliés. La Guilde des chasseurs, voilà le nom qui revenait sans cesse, caché derrière des récits officiels édulcorés. Une organisation secrète, ancienne, vouée à traquer les créatures surnaturelles. Des êtres humains aux méthodes brutales, avides de pouvoir.

Et surtout, un mystère : qu’étaient devenus leurs descendants ? Leur savoir ? Leur but ultime ?

Plus je creusais, plus je comprenais que ce n’était pas seulement une question d’équilibre entre nos races. C’était une lutte bien plus vaste, mêlant magie, pouvoir, contrôle.

Une guerre d’ombres et de secrets.


---

Au milieu de mes recherches, un autre frisson me traversa. Une onde plus subtile, plus proche. Un écho d’énergie que je n’avais jamais perçu auparavant. Je levai les yeux vers la fenêtre, et dans la nuit noire, une silhouette passa furtivement entre les arbres. Quelqu’un ou quelque chose me surveillait.

Je refermai le grimoire avec précaution et m’approchai de la porte. Mes sens en alerte, je sortis dans la nuit. Le silence de la forêt était presque palpable, chaque craquement semblant résonner comme un avertissement.

Je levai les yeux vers le ciel. La lune était toujours absente, cachée derrière un voile sombre, comme si elle aussi voulait se faire discrète face à ce qui s’annonçait.

Je sentis une présence plus forte encore, une tension électrique qui me fit battre le cœur plus vite.

Les héritiers se rapprochaient.

Leur rencontre avait déjà lancé les rouages d’une mécanique implacable.

Et je savais, au fond de moi, que ce n’était que le début d’un combat où chaque pas compterait.


---

Je retournai à l’intérieur, mes pensées tourbillonnantes, le poids du futur pesant sur mes épaules. J’allumai à nouveau l’encens, les flammes dansantes, tentant de calmer le tumulte qui grondait en moi.

Je m’assis, refermant les yeux, et laissai la magie m’envelopper. Son murmure me parla à nouveau, plus doux cette fois, mais chargé d’une promesse.

Une promesse que je devais tenir.

Une promesse qui pouvait sauver ou détruire.

Le chant des anciens résonnait dans mon esprit, fragile et puissant à la fois.

Je savais que, pour avancer, je ne devais pas seulement m’appuyer sur les légendes. Je devais faire face à la vérité, aussi terrible soit-elle.

Et cette vérité, j’allais devoir la trouver.
Même si elle mettait en péril tout ce que je connaissais.


---

Cette nuit-là, la forêt d’Argane ne fut plus la même.

Les arbres semblaient retenir leur souffle, comme suspendus à un fil invisible.

La magie pleurait.

Et moi, je l’entendais.
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