Chapitre 1
1.
2100 – Oslo – Foret de Nordmarka – Norvège
Marianne ouvre les yeux.
La lumière pâle de l’aube traverse les rideaux de lin, dessinant sur les murs les ombres mouvantes des arbres de la forêt de Grainxe. Elle reste un moment allongée, à écouter le silence. Son souffle est lent, maîtrisé. Aujourd’hui, elle a cent ans. Et pourtant, son corps se lève sans effort.
Le sol est tiède sous ses pieds nus. Elle traverse la pièce nue, puis s’arrête face à la grande baie vitrée. La forêt s’étend à perte de vue, calme, dense. Rien ne bouge. Rien, sauf le souvenir.
Dans la salle d’eau, elle se déshabille lentement. Le miroir, haut et sans cadre, renvoie l’image d’un corps droit, encore vif. Mais elle ne se regarde pas avec complaisance. Ses yeux cherchent, reconnaissent.
Sous la clavicule gauche, une cicatrice fine, presque disparue. Elle sait d’où elle vient : une nuit sans lune, une fuite, une lame trop proche. Plus bas, le long de la hanche, une tache plus claire, irrégulière — souvenir d’un feu lointain. Son épaule droite porte la trace pâlie d’un marquage qu’elle n’a jamais voulu effacer.
Elle passe la main sur sa peau, non pour caresser, mais pour reconnaître. Son corps est un territoire ancien, traversé, reconquis.
Elle ferme un instant les yeux. Des noms lui reviennent. Des voix. Certaines tendres, d’autres hurlantes.
Tout est là. Gravé dans la chair, silencieux comme une langue secrète.
Puis elle ouvre l’eau tiède, lave son visage, coiffe ses cheveux d’un geste simple. Elle choisit une robe sobre, noire, taillée dans un tissu dense et mat. Elle ajuste une ceinture de cuir tressé. Le symbole cousu sur le côté est discret, à peine visible.
Devant le miroir, elle s’observe une dernière fois. Non pas pour valider une image, mais pour s’aligner avec ce qui demeure.
Elle descend l’escalier en béton brut. Chaque marche résonne avec douceur. Dans l’entrée, elle s’arrête devant une vitrine discrète. À l’intérieur, plusieurs téléphones rouges, posés sur du velours noir. L’un d’eux est ébréché. Un autre porte une marque gravée, à peine lisible. Marianne les observe, comme on regarde une promesse tenue.
Puis elle attrape sa cape et ouvre la porte.
L’air est vif. La forêt est silencieuse. Deux femmes en manteaux sombres l’attendent au bas des marches. Elles s’inclinent sans dire un mot.
Elle bifurque sur le sentier de mousse qui longe la maison. Les deux femmes ne la suivent pas. Elles savent.
Elle marche lentement, comme on traverse un souvenir. Sous ses pas, le sol respire, souple et humide. Les fougères s’écartent à peine. La lumière filtre à travers les branches d’un vieux hêtre noueux, et au pied de cet arbre, une pierre plate, à demi enfouie.
Pas de nom gravé. Juste une présence.
Marianne s’agenouille. De sa poche, elle sort une broche ancienne — un insecte en laiton terni, dont les ailes sont émaillées de bleu profond. Puis un petit bouquet de pivoines, encore fermées, qu’elle a cueillies à l’aube.
Elle pose d’abord la broche sur la pierre, avec lenteur. Puis les fleurs, sur le sol détrempé. Un souffle la traverse.
Elle reste là, un long moment. Une main posée sur la mousse, l’autre sur son cœur.
Ses lèvres remuent sans un son.
Quand elle se relève enfin, ses yeux brillent, mais son visage est calme. Elle retourne sur ses pas, sans se retourner.
La voiture est là. Basse, sobre, presque silencieuse.
Elle y monte, avec calme.
Alors que le véhicule s’éloigne entre les arbres, la maison disparaît peu à peu dans le miroir de la vitre.
Et avec elle, les années. Mais rien n’est effacé.
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