Chapitre 2
2.
2025 – Ciudàd Juarez – Mexique.
Le soleil déclinait lentement sur Ciudad Juárez, baignant les rues d’une lumière douce, presque dorée, comme un dernier hommage à la beauté d’un jour sans trouble. Paola sortait de l’université de médecine, le sac en bandoulière et le pas léger. Vingt-deux ans, un rire de cristal, une silhouette élancée enveloppée dans une blouse blanche encore froissée par les heures de cours. Elle traversait la place centrale comme si elle dansait, saluant d’un geste des camarades, un vendeur de jus de mangue, un enfant jouant avec un cerf-volant. Dans ses yeux, il y avait l’éclat tranquille de ceux qui savent pourquoi ils sont là. Paola voulait soigner, réparer, protéger. Les enfants surtout. Ceux des quartiers oubliés, ceux qu’on regarde à peine. Elle disait qu’ils portaient en eux un monde neuf, encore intact, et qu’elle refusait de laisser ce monde se flétrir. C’était son combat à elle, doux, ferme, solaire.
Les gens se retournaient sur son passage, pas seulement pour sa beauté — peau de miel, cheveux noirs qui brillaient comme l’obsidienne, lèvres pleines, gestes précis — mais pour l’aura qu’elle dégageait. Comme si la vie elle-même l’avait choisie pour incarner un avenir possible, une promesse tenue dans ce coin de Mexique où trop de rêves s’éteignent à l’aube.
Chez les Velázquez, on disait souvent que Paola était née avec une étoile dans les cheveux. Sa mère, Teresa, le répétait comme une prière, en posant la main sur le cœur. Elle voyait en sa fille un miracle tranquille : l’intelligence du père, la sensibilité des femmes de la famille, et cette bonté naturelle qui ne s'apprend pas. Chaque matin, Teresa préparait pour elle une petite boîte de déjeuner avec des mots doux glissés entre deux tranches de pain : No olvides quién eres, Mi estrella, Te amamos. Et Paola souriait en les lisant, les gardant dans la poche de sa blouse comme des talismans. Le père, don Martín, ancien instituteur, l’observait avec une fierté silencieuse. Il n’était pas homme à faire de grands discours, mais ses yeux parlaient pour lui lorsqu’il la voyait réviser tard, penchée sur ses manuels de pédiatrie. Il disait que Paola guérissait déjà le monde, rien qu'en étant là. Et puis, il y avait les sœurs. Deux plus jeunes, Isabella et Lety, qui la suivaient partout comme deux oiseaux collés à leur soleil. Elles essayaient ses talons en cachette, dessinaient son nom dans leurs cahiers, volaient ses bracelets pour les porter à l’école. Paola les embrassait sur le front, riait de leurs espiègleries, leur racontait des histoires de cœur et de science, d’hôpitaux et de rêves, de justice et de tendresse. Dans la maison, sa voix était une musique. Son absence, même courte, laissait un silence que rien ne comblait.
Parmi tous les murs de l’université de médecine, il y en avait un que Paola franchissait toujours avec une certaine gravité : celui du bureau de la docteure Alma Ruiz. Femme austère, au chignon strict et aux phrases tranchantes, Alma inspirait une forme de crainte respectueuse chez les étudiants. Mais avec Paola, quelque chose avait basculé dès la première année. « Tu ne seras pas une bonne médecin, Paola. Tu seras une grande médecin. » Ces mots-là, Alma ne les disait pas à la légère. Ils étaient tombés un soir d’hiver, après une garde harassante à l’hôpital universitaire. Paola avait veillé un nourrisson jusqu’à l’aube, sans se plaindre, avec une douceur et une rigueur qui rappelaient à Alma ses propres débuts. Depuis ce jour, elle la surveillait comme une pépite rare, la poussant toujours un peu plus loin, la confrontant à l’exigence, à l’épuisement, à l’abîme. Elle lui offrait parfois des livres anciens, annotés dans les marges, ou des cafés pris entre deux couloirs d’hôpital. Mais surtout, elle lui parlait comme à une égale. Comme à celle qu’elle aurait voulu élever, si la vie l’avait menée ailleurs. Paola l’appelait Doctora, mais dans son regard il y avait la reconnaissance d’un lien plus intime, fait d’admiration et de confiance. « Ne laisse jamais personne te faire croire que tu es trop douce pour ce métier, Paola. La douceur, ici, c’est ce qu’il y a de plus dur à conserver. » Alma lui avait dit cela en lui prenant la main, un geste rare, presque secret. Et Paola, les yeux brillants, avait hoché la tête comme on accepte un serment.
Elle avait quitté l’université un peu plus tard que d’habitude ce soir-là, ses pas résonnant doucement sur le trottoir tiède de Ciudad Juárez. Son sac battait contre sa hanche, rythmé par le balancement de sa marche, et dans l’air flottait une odeur de jacaranda mêlée à celle du bitume encore chaud. Le ciel, strié de rose et d’ocre, semblait glisser doucement vers la nuit. Paola marchait sans se presser. C’était l’un de ces rares moments où elle pouvait simplement être, sans écouter, sans soigner, sans répondre à quoi que ce soit d’autre qu’à la voix calme en elle. Elle pensait à l’enfant de sept ans vu ce matin à la clinique universitaire, à ses yeux brillants malgré la fièvre, à son rire timide quand elle lui avait offert un petit sticker en forme de dinosaure. Ces instants-là donnaient du sens à tout le reste : les nuits blanches, les dissections, les examens terrifiants. Elle pensait aussi à ses sœurs. Lety voulait devenir chanteuse, Isabella vétérinaire. Elles se disputaient pour savoir qui serait la plus célèbre, pendant qu’elle les observait avec cette tendresse aiguë qui ressemble parfois à de la mélancolie. Elle se savait un peu différente. Pas meilleure — juste… plus tournée vers l’autre. Comme si elle portait en elle une tâche invisible, un devoir qu’elle n’avait pas choisi mais qu’elle acceptait avec une sorte de foi douce.
Et puis il y avait ce rêve récurrent, qu’elle ne comprenait pas encore : une route en terre battue, bordée de cactus, le vent dans ses cheveux, une lumière blanche comme celle qu’on voit en sortant d’un tunnel. Elle s’y voyait marcher seule, sereine, mais elle ne savait jamais vers quoi. Ce rêve l’avait visitée la veille encore. Peut-être un présage, pensait-elle en souriant, peut-être rien du tout. Elle passa devant la vitrine d’un salon de coiffure désert, y vit son reflet — l’ombre fine d’une jeune femme debout au bord de sa vie. Et elle se dit qu’elle était exactement là où elle devait être.
Puis un grondement. Le vrombissement rauque d’un moteur surgissant trop vite, trop près. Un 4x4 noir, aux vitres opaques, surgit de nulle part et s’arrêta net dans un crissement brutal. Les pneus raclèrent le bitume, arrachant au silence une déchirure violente.
Elle n’eut pas le temps de se retourner.
Trois hommes cagoulés bondirent hors du véhicule. Des gestes précis, mécaniques. Aucun mot. Un bras puissant la saisit par la taille, un autre serra son cou. Elle voulut crier, mais un tissu rêche, noir, se referma déjà sur son visage. Un sac. L’air se fit plus dense. Son cri mourut, étouffé. Elle se débattit, griffa, frappa à l’aveugle, mais ses mains ne rencontrèrent que la violence froide de corps entraînés. Une odeur de sueur, de plastique, de peur. Son sac tomba au sol, éclaté, laissant rouler un stéthoscope, quelques fiches tachées d’encre et un carnet couvert de notes, ouvert au vent qui emporta les mots doux de sa mère. On la jeta à l’arrière du véhicule. Une portière claqua comme une gifle au monde.
Et puis… le silence. Le 4x4 disparut aussi vite qu’il était venu, avalé par les rues sombres de Juárez. Sur le trottoir, la vitrine du salon reflétait encore une silhouette absente. Comme une coquille vide.
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