Chapitre 3
3.
Hambourg - 2025 - Allemagne
Richard Vans, grand patron des Sex-center de toute l’Allemagne, règne depuis son duplexe perché au sommet d'une résidence ultra-sécurisée, un bloc de béton froid surplombant le quartier rouge. À l’intérieur, tout respire l’excès et la vulgarité: le marbre noir, les murs capitonnés de cuir rouge, les œuvres d’art provocantes. L’homme est affalé dans un fauteuil de designer, chemise à fleurs ouverte, une cigarette entre les lèvres. Une femme en string lui masse lentement les épaules, ses ongles vernis effleurant sa peau tannée par les néons. Non loin, une autre fille, nue, s’amuse à faire tournoyer une coupe de champagne au-dessus de la piscine intérieure, enfoncée au cœur du salon comme un puits lumineux.
- Tu appuies comme une couturière myope… C’est mon dos ou un napperon que t’tripotes, hein ?
- Désolée, Richard… Je vais y aller plus fort.
- "Je vais y aller plus fort"… Tu parles comme une stagiaire du Lidl. T’as même pas le talent pour être pute. Heureusement que t’es jolie.
Il rit. La fille baisse les yeux. Le garde continue.
- La nouvelle dans la piscine, elle s’est encore plantée sur les verres à pied. Il a fallu lui expliquer qu’on boit pas du champagne comme de la bière.
- Ouais. Elle a dû confondre avec sa dernière teuf dans un squat moldave.
Richard lève la main, la fille dans la piscine se fige.
- Toi là-bas. Viens ici. Et rampe. J’ai pas envie de voir tes jambes flasques se balancer comme des jambons.
Elle obéit, lentement, en rampant sur le marbre humide.
- Faut tout leur réapprendre. La dignité, c’est comme un mur : on le démonte brique par brique… Après, elles font tout ce que tu veux.
Les gardes rient. Une tension glaciale s’installe dans la pièce.
La jeune femme vient de ramper jusqu’à Vans. Elle est à genoux. Il lève les yeux vers un garde.
- Elle a pas dit merci. Tu l’as entendu, toi ?
- Non, patron. Silence radio.
- On leur donne un toit, du champagne, des bijoux… et elles oublient les bases. La gratitude, bordel. Ça crève avec l’éducation.
Il se lève, se penche vers elle. Il lui parle tout bas, avec une douceur glacial.
- Tu vas répéter cette phrase : “Je suis là parce que personne ne veut de moi ailleurs.” Allez.
- Je suis là parce que… personne ne veut de moi ailleurs.
- Moche. On dirait que tu récites un poème triste. Essaie avec le ton de la vérité. Celui qu’on utilise quand on se regarde vraiment dans une glace.
- Elle en a sûrement jamais vu une sans maquillage.
Vans claque des doigts. Le garde sort un petit collier métallique du tiroir, une sorte de laisse gainée de cuir.
- Mets-lui ça. C’est pour qu’elle se souvienne qu’ici, y’a des lois. Pas les leurs. Les miennes.
Le collier est passé autour de son cou. Elle ne résiste pas. Elle fixe le sol.
- Toi, tu souris comme si t’écoutais un conte de fées. Tu crois que je vais t’épargner parce que t’as pas encore pleuré ? Tu crois que les larmes, ça me touche ?
Il éclate de rire, se retourne vers ses hommes.
- Elles ont toujours besoin de croire à un reste d’humanité. C’est ce qui les rend manipulables. Elles s’agrippent à l’idée qu’un monstre, ça peut s’adoucir. Mais moi, je me suis jamais adouci. Pas une seule fois.
Il s’installe sur le rebord de la piscine, laisse pendre ses jambes dans l’eau. Il attrape la bouteille de champagne dans les mains de la fille, boit une gorgée, puis lui jette le reste à la figure.
- Assieds-toi sur la bouteille et remue bien tes fesses !
Ce qu’il ignore, c’est que, cent mètres plus loin, dissimulée derrière les vitres teintées d’un immeuble en construction, Sarah l’observe dans le viseur de son fusil à lunette. Allongée sur le béton brut, silencieuse comme une panthère, elle enregistre chaque mouvement. Une micro-caméra fixée à l’optique transmet les images en direct, archivant la scène avec une précision clinique. Elle règle son souffle au rythme de ses battements de cœur. Son doigt effleure la détente avec la tendresse d’une amante. Elle repère deux gardes du corps postés sur la terrasse, les bras croisés, regard vide. Trop sûrs d’eux. Trop loin de leur patron. Un troisième homme, plus massif, tourne autour de la piscine, jetant parfois un œil à la jeune femme nue.
Aucune bande-son. Aucun cri. Pas même un souffle de vent. Juste des gestes, des postures, des regards. Le théâtre grotesque d’un monde qu’elle observe de loin, comme à travers une vitre épaisse.
Dans ce duplex éclaboussé d’or et de cuir, Richard Vans parle. Il gesticule. Il se penche sur une femme à genoux, lui saisit le menton comme on examine un fruit douteux. Sarah ne les entend pas. Elle n’a pas besoin. Elle voit et observe la soumission dans la courbe des épaules. L’humiliation dans la lenteur des mouvements. L’effondrement dans les yeux fuyants.
Elle ajuste à peine son fusil. Son corps est calme. Son souffle régulier. Mais son cœur cogne, doucement — pas de nervosité, juste la conscience d’un passage.
“Première mission.”
“Mais la vraie raison… elle est plus ancienne.”
Elle pense à Marianne. À sa présence. À ce lien qui les lient désormais.
“Elle m’a sortie de l’eau. Ou c’est moi, peut-être, qui l’ai tirée du feu.
“Depuis, on sait. C’est suffisant.”
Elle ne sait pas tout de Marianne. Et elle n’a jamais cherché. Il y a des liens qu’on ne nomme pas. Des silences plus forts que les alliances. Elles ne se sont pas vues depuis des semaines. Mais chaque mot, chaque message, chaque silence contient l’essentiel.
Dans la lunette, Vans lève une main paresseuse. Une gifle tombe. Une fille vacille. Un garde éclate de rire. Et soudain, Sarah sent en elle quelque chose se tendre, comme une corde trop longtemps comprimée.
“C’est ici que ça commence vraiment.”
Elle cale sa joue contre la crosse. Expire. Cadre. Dans le silence total de l’avant-orage, elle pense :
“Je n’ai plus besoin de savoir où je vais. J’ai juste à avancer.”
Vans sourit laissant apparaître ses dents en or, invincible.
Sarah respire. Une seule fois. Longuement.
La balle part dans un souffle. Le crâne de Richard Vans explose contre le cuir blanc de son fauteuil maculé de sang et de cervelle. La masseuse hurle, puis tombe à genoux, pétrifiée. Avant que les gardes n’aient le temps de réagir, deux autres tirs claquent. Précis. Mortels. Les corps s’effondrent, désarticulés comme des pantins. Il ne reste que celui près de la piscine. Il dégaine, mais trop tard : Sarah l'abat alors qu’il plonge à moitié dans l’eau et coule doucement, une traînée rouge se diluant dans les reflets bleus.
La scène n’a durée que quelques secondes. Sarah arrête l’enregistrement et range le matériel avec méthode. Son visage ne trahit aucune émotion. Elle remet la sécurité de son arme, se relève, et sans un mot, disparaît dans les ombres du chantier.
Elle descend les escaliers de service, traverse un couloir encore brut de béton et s’engouffre jusqu’au sous-sol de l’immeuble inachevé. Là, sous une bâche poussiéreuse, l’attend une berline grise, banale, sans plaque à l’avant. Le moteur, démarré à distance, ronronne doucement. Sarah se glisse à l’intérieur. Dans la lumière blafarde du plafonnier, elle troque sa tenue noire contre un jean usé, une chemise froissée et un manteau en velours élimé. Elle enfile une perruque de cheveux châtain courts, y ajuste une casquette fatiguée. Dans la boîte à gants, elle sort un petit miroir, colle deux moustaches épaisses et droites, s’assure que la colle tient, puis souffle un grand coup. Quelques secondes plus tard, elle n’est plus qu’un homme quelconque au volant d’une voiture quelconque. Elle prend la route sans se presser, empruntant les voies secondaires, évitant les caméras de circulation, les centres urbains. Direction Kiel.
Le port de Kiel s’étale sous une lumière sale, entre les grues métalliques et les entrepôts rouillés. Le vent porte une odeur de mazout mêlée aux embruns. Sarah gare la voiture dans un coin d’ombre, retire sa moustache d’un geste sec, la jette dans un sachet plastique qu’elle brûlera plus tard. La perruque suit. Elle passe un bonnet sur ses cheveux tirés en arrière, attrape son sac, marche vers le terminal. À l’intérieur, le hall est presque vide. Des voyageurs fatigués attendent l’embarquement, des familles en route pour des vacances, des routiers silencieux buvant des cafés brûlants dans des gobelets en plastique. Elle achète son billet sans un mot. Nom d’emprunt, papier discret, payement en liquide. Tout est rôdé, elle ne ressent aucun stress. Une fois dehors, elle s’approche de la rambarde, juste devant la mer. Le ferry apparaît à l’horizon, comme une ville flottante aux néons froids. Le vent la gifle, vif et salé, mais elle reste là, immobile, le regard perdu dans les vagues sombres, elle se sent bien, en mission.
Elle se souvenait d’une autre mer, plus loin au sud. D’un cri. D’un rire aussi, peut-être. D’une voix féminine, fracassée contre la violence d’un monde où personne ne venait vous sauver. Cette mémoire-là, elle ne la chassait pas. Elle s’y accrochait comme à une aiguille plantée dans le cœur.
Le ferry accosta lentement, immense et indifférent. Les portes s’ouvrirent avec un sifflement hydraulique. Sarah inspira profondément. Elle était un fantôme, une vengeance sans visage. Une légende naissante.
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