Chapitre 4

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4.

 

Les talons de José Luis claquaient sur le sol brut du sous-sol, dans un rythme lent et assuré. Il descendait comme on entre dans un temple,  l’élégance froide de son costume contrastant violemment avec la saleté du lieu. L’endroit sentait l’humidité, la peur, le métal rouillé et l’urine. Des ampoules nues pendaient du plafond, balançant leur lumière blafarde sur les murs suintants. Il longea les cellules ouvertes, exposées comme des vitrines d’un enfer personnel. Certaines femmes y étaient enchaînées, inertes, leurs yeux  vidés de résistance. D’autres se redressaient à son passage, dans un réflexe conditionné de soumission. Elles étaient nues ou portaient des vêtements provocants, imposés, caricatures d’un désir qui n’était jamais le leur.  Aucune ne parlait. Il s’arrêta devant la dernière grille, l’enfer de Paola.

Elle était là depuis trois semaine. Sans repères, sans nuit ni jour, sans nom. On l’avait droguée à son arrivée, réduite au silence  par des mains anonymes, vidée d’elle-même par la brutalité répétée. Son corps portait les traces, son regard aussi. Mais au fond de ses pupilles brûlait encore une étincelle — fragile, vacillante, mais vivante. José Luis entra, lentement, comme un visiteur dans un musée. Son regard s’arrêta sur elle, recroquevillée dans un coin, vêtue d’un tissu trop court pour couvrir ses blessures, le visage creusé, mais encore digne dans sa honte.

— Paola, dit-il avec douceur, presque tendrement.
 — Tu es magnifique. Même maintenant. Surtout maintenant.

Elle ne répondit pas. Elle ne le regardait pas.

— Tu as résisté, bien sûr. C’est normal. Mais tu dois comprendre…  cette vie-là, celle d’avant, elle est finie. Tu m’appartiens désormais.  Pas comme un jouet, non. Comme un joyau. Une perle rare. C’est pour ça que je t’ai choisie.

Il fit quelques pas, s’accroupit face à elle, posa une main gantée sur ses cheveux sales et lui caressa la joue.

— Tes larmes ne m’offensent pas. Ton silence non plus. Mais il faut que tu acceptes. Tu es à moi. Et plus vite tu comprendras cela, plus vite la douleur s’arrêtera.

Un frisson secoua Paola. Pas de peur — de rage. Quelque chose en  elle, même souillée, même réduite, refusait encore cette logique-là.  Elle ne répondit pas. Mais elle le regarda. Pour la première fois.

Et ce regard disait : Je suis encore là.

José Luis soutint son regard, ce regard qui aurait pu le brûler s’il  avait encore eu une conscience. Mais lui n’en voyait qu’un obstacle de plus à plier. Il se releva lentement, épousseta la manche de sa veste,  et fit quelques pas dans la cellule, comme chez lui. Il observait le béton fissuré, les chaînes à ses chevilles, les traces d’ongles sur le mur —  chaque détail lui plaisait.

— Tu sais, je me suis renseigné, Paola, dit-il d’un ton calme, presque mondain.
  — J’ai rencontré ton père. Enfin… rencontré, disons que je l’ai vu, de loin. L’ancien instituteur. Il a une façon touchante de marcher, avec ses épaules courbées par la fatigue.

Il se tourna vers elle. Elle ne bougeait pas, mais son souffle s'était raccourci.

—  Et ta mère… Teresa. Elle cuisine encore devant la porte, le soir, pour que l’odeur de ses plats t’aide à rentrer. C’est beau, la naïveté des mères.

Paola le fixait, figée. Une panique sourde montait en elle, une marée noire contre laquelle son corps luttait à peine.

— Mais ce sont tes sœurs qui m'ont le plus attendri. Isabella et  Lety, c’est ça ? Deux anges. Si jeunes… si faciles à approcher. Une voix douce, une voiture qui freine, un mot de trop. Tu sais comment ça fonctionne.

Il s'accroupit de nouveau, plus près cette fois. Son visage était à quelques centimètres du sien, et ses mots étaient des rasoirs chuchotés :

— Ce que tu vis ici… c’est le moindre mal,  Paola. C’est toi qu’on a choisie. Parce que tu es forte. Résiste encore,  et c’est sur elles que ça tombera. Elles n'ont pas ton courage. Elles ne survivraient pas à une nuit dans ce monde.

Il sourit, un sourire glacial, parfait. Un masque de marbre.

— Alors, maintenant… tu vas m’écouter. Tu vas apprendre. Et tu vas m’aimer. Parce que c’est ta seule chance de protéger ce qui reste de ta vie.

Il se redressa enfin, comme un juge ayant prononcé sa sentence, puis sortit de la cellule sans un mot de plus.

La grille se referma dans un claquement métallique.

Et Paola resta seule, le corps tremblant, mais l’esprit — pour la première fois depuis une semaine — entièrement éveillé.

Assise sur le bord du lit de métal, elle attendait. La pièce était vide,  éclairée par une ampoule jaune suspendue à un fil nu. L’ombre de son propre corps s’étirait sur le mur en face d’elle, comme une autre prison, une autre cage. Elle avait mal. Des douleurs sourdes, éparses, profondes. Des  picotements dans les membres, une brûlure sourde entre les jambes, un nœud de pierre au creux du ventre. Mais elle ferma les yeux. L’ordre était clair. Tu oublies. Ce n’était plus son corps. C’était une enveloppe. Un outil. Un décor. Elle se répétait ces mots mentalement, comme une prière étrange : Ce n’est pas moi. Ce n’est pas moi. Ce n’est pas moi.

Elle pensa à ses études. Aux longues heures passées à comprendre les  mécanismes du corps humain. Elle se souvenait de ce que disait Alma, sa professeure de physiologie, le regard toujours brillant :
  — Le corps se soumet. Mais l’esprit peut se dresser. Même dans la pire douleur. Alors elle s’arracha à elle-même. Elle découpa sa conscience en strates :  en bas, la chair, offerte, abîmée, soumise. En haut, la pensée. Elle construisit une tour intérieure. Une tour blanche, froide, sans fenêtres. Un refuge.

Elle s’y enferma. Elle pensa à ses sœurs, au ciel de Juárez, aux doigts de sa mère dans ses cheveux, au rire de son père. Elle pensa aux oiseaux. À la mer qu’elle n’avait jamais vue. À l’odeur des livres. Aux mains d’un enfant sur son stéthoscope. Elle devait jouer ce rôle pour survivre.

Et dans ce lieu qu’on voulait corrompre, une parole lui revint, venue de nulle part, peut-être d’un souvenir, peut-être de son propre sang :
 Je ne suis pas ce qu’ils voient. Je suis ce qu’ils ne pourront jamais tuer.

Ses épaules se redressèrent. Elle rouvrit les yeux. Son visage ne tremblait plus. Elle serait une autre mais elle ne serait jamais à eux.

- - -

Le lendemain, très tôt, on la lava. Deux femmes silencieuses, au visage fermé, la nettoyèrent à l’eau froide dans une pièce nue. Elles ne parlaient pas. Leurs gestes étaient rapides, presque mécaniques. Paola ne résista pas. Elle observait, enregistrait, comptait les pas, les portes, les visages. Dans son silence, quelque chose s’organisait — une tension nouvelle, plus vive encore que la peur. On lui donna une robe moulante et transparente, fine comme un mouchoir. Des escarpins noirs aux semelles rouges.  Du maquillage. On lui tira les cheveux en arrière. Elle n’était plus Paola. Elle le savait. Mais sous la peau, dans son souffle maîtrisé,  elle le restait encore. L’étincelle.

Quand José Luis entra, il éclatât de rire et la regarda comme un sculpteur devant son œuvre. Il semblait satisfait. Il s’approcha, toucha du bout des doigts son menton.

Il tourna autour d’elle, comme s’il présentait une pièce rare .

— Ce soir, tu vas recevoir deux hommes. Ernesto et Claudio. Ils viennent de Sinaloa. Ils gèrent un réseau discret, lucratif. Du haut de gamme, pas de bordels miteux. Villas, yachts,  hommes puissants. Ils ont les contacts et moi je fournis. Si tu les séduis, tu deviens une vitrine. Une ambassadrice, presque, peut-être même une princesse !

Il se pencha vers elle, ses lèvres tout près de son oreille.

— Il faut qu’ils aient envie de t’acheter. De te louer. Ou mieux encore… de te recommander. Tu vas leur parler. Rire. Offrir tes yeux, ta  voix, ton charme. Comme une étoile en vitrine. Et si tu t’y refuses… je t’enverrai une photo de Lety. Mais ce ne sera pas nécessaire.

Il se redressa, froid.

— Tu ne vas pas t’en sortir en résistant, Paola. Tu ne t’en sortiras qu’en gagnant. Séduis-les. Gagne du temps. Gagne du pouvoir. C’est ta seule arme, maintenant. Avale cette pilule, ça t’aidera au début.

Et il quitta la pièce. Un miroir fendillé sur le mur lui renvoya son reflet. Elle s’y  regarda longuement. Elle pensa à ses sœurs. À Alma. À l’enfant qu’elle avait soigné, à la lumière dans ses yeux. Et elle se jura de survivre.  Pour ses parents et ses sœurs, elle avala la pilule.


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