Chapitre 5

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5.

Paris - 2025 – France

Ce matin, dans le 7e arrondissement, le ciel hésite entre pluie et brume, comme si même la météo ne voulait plus choisir. Irène Wolf n’a quasiment pas dormi. Une nuit à l’hôpital Lariboisière, à soutenir une gamine de dix-neuf ans, la pommette explosée, le regard vidé. Encore un compagnon, encore une ceinture, encore ce mutisme après les coups. Irène s’est contentée d’être là, de tenir la main, de ne pas poser de questions.

Avant de regagner la brigade, Irène s’offre son rituel. Un café dans le 9ᵉ, à deux pas de la station Notre-Dame-de-Lorette. Un vieux zinc au comptoir, des journaux froissés, le patron qui lui sert sans qu’elle ait besoin de commander : un grand crème bien serré et un croissant tiède. Elle s’assoit toujours au même endroit, face à la rue, dos au miroir. C’est son sas, son entre-deux.

Elle observe les visages. Des jeunes pressés, des solitudes en robe de chambre, des amoureux en veille. Parfois, elle s’imagine leur histoire. Parfois, elle se contente de regarder.
Ce matin-là, elle sent encore la sueur de l’hôpital sur sa peau, le souffle de la gamine battue dans son oreille.
Elle ferme les yeux un instant, inspire le parfum du café, : Combien de femmes ce monde avale chaque jour sans même s’étrangler ?

Le croissant est bon. Le silence du matin aussi.
Elle ne se l’accorde jamais longtemps. Juste ce qu’il faut pour rester humaine.

Mais ce matin, il y a quelque chose d’inconfortable sous la peau. Pas seulement la fatigue, ni même la violence de la nuit passée à l’hôpital, à consoler une gamine le visage éclaté.
Un pressentiment. Une tension sourde, comme un courant froid sous la peau.

Elle regarde les passants défiler derrière la vitre embuée. Des visages qui ne savent pas encore ce que leur journée va leur prendre. Elle non plus.

Sur son téléphone, une notification non lue, envoyée dans la nuit par une adresse cryptée du parquet. Elle n’a pas encore cliqué. Trop tôt. Pas ici.

Ce qu’elle sait, en revanche, c’est que cette journée ne sera pas une simple répétition.
Son instinct ne se trompe jamais.

Elle boit la dernière gorgée, dépose quelques pièces sur le zinc. Le patron lui adresse un regard complice, un hochement de tête discret.
Elle lui rend un sourire bref, elle aime le visage buriné de cet homme fatigué.

Et elle sort.
Le pas lent, mais ferme. Elle ne fuit rien — elle sait qu’il n’y a plus d’abri.

Elle regarde le monde avec ses yeux usés par l'excès de lucidité, des yeux qui ont trop vu, trop compris. Le chaos n’est plus une surprise, mais une évidence, une mécanique sans frein qui grince jusqu’à l’os. Elle ne cherche plus de solution ; elle observe la chute avec une forme de tendresse glacée.

Irène ne se berce d’aucune illusion : cette société exsangue, haletante, au bord de l’évanouissement, ne se relèvera pas. Les dernières convulsions du siècle sont autant de spasmes absurdes, des crises terminales d’un monde incapable de penser sa propre survie.

Elle inspire. Elle expire. Elle sait.
Et cela suffit à la faire tenir droite.
Le jour s’étire sur Paris comme un drap humide. Elle rentre dans la ville comme on entre dans une guerre.

Son bureau ressemble à un champ de bataille figé dans l’ordre. Un mur recouvert de photos. Pas celles d’enfants ou de vacances — non. Des clichés d’autopsies, des visages tuméfiés, des chambres saccagées, des corps oubliés dans des coins de ville. Chaque image est accrochée avec une punaise de couleur différente : rouge pour les cas non résolus, jaune pour les suspects en cours, bleu pour les morts. Et au centre, comme un sanctuaire, un petit coin presque tendre. Une carte postale d’Algérie envoyée par une ancienne victime aujourd’hui réfugiée. Un dessin maladroit d’un enfant de six ans, “merci madame Irène”. Un foulard violet, retrouvé sur une scène de crime, conservé comme un talisman.

Irène dit souvent que la mémoire ne suffit pas — qu’il faut l’encrer dans les murs. Alors elle colle, elle garde, elle encadre. Pour ne pas oublier celles que la République, elle, a trop vite classées.

Dans sa section parisienne dédiée aux violences faites aux femmes, on la respecte en silence. Les nouvelles recrues la vénèrent, avec un mélange de crainte et de fascination. Elle n’élève jamais la voix, mais il suffit d’un regard pour se faire comprendre, comprendre l’urgence d’un dossier.

On murmure qu’elle a tout vu. Qu’elle n’a jamais pleuré, sauf une fois, en 2003, pour une gamine disparue dans le 19e. Et que si un jour elle décide de parler, les murs de la PJ tomberont.

Elle retrouve ses collègues, silencieuse, les yeux cernés qui racontent sa nuit, retire ses gants de cuir, se laisse tomber dans son fauteuil, et allume son ordinateur. Dans la boîte mail cryptée du parquet, un lien clignote. Une vidéo qui tourne depuis quarante-huit heures sur le dark web, puis sur les réseaux classiques

Objet : “À visionner en urgence – Hambourg”.
Elle clique.

L’écran s’ouvre sur un toit industriel, dans une lumière faible, peut-être le matin. Un homme entouré de femmes — Richard Vannes, elle le reconnaît aussitôt. Proxénète, trafiquant, intouchable. Du moins, jusqu’à cette seconde. Le plan est fixe. Le souffle du vent dans le micro.
Puis la balle. Précise, chirurgicale.

Il s’écroule, une traînée sombre derrière le crâne, une fille qui hurle sans le son, couverte de sang et de cervelle. Comme dans un film muet, les gardes du corps tombent telles des marionnettes les uns après les autres, un vrai bain de sang.

Silence. Et ces mots, en lettres blanches :

"Le Gang des salopes – acte I."

Irène reste figée. Son cœur bat à ses tempes. Elle retire lentement le casque, les lèvres serrées.

— Ce n’est pas une exécution. C’est un manifeste…

Les jeunes collègues ont cessé de parler. Un calme nerveux règne dans l’open space.

Elle répète, plus bas :

— Elles sont organisées.

Elle ne sait pas encore qui. Mais elle sent que cette vidéo est un point de bascule. Et que le nom prononcé à la fin — Le Gang des Salopes — n’est pas une provocation. C’est une signature.

Elle ferme la fenêtre de la vidéo, ouvre un vieux dossier papier, raye un nom en haut à droite, puis écrit en lettres nettes :
“Le Gang des Salopes – acte I”.

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