Chapitre 6

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6.

2025 – Ciudad Juárez - Mexique

Alors que le soleil se couche sur la zone frontalière , des nuages noires enveloppant la ville d'une lumière sombre, Marianne franchit la frontière à l’heure de pointe, lorsque les visages sont encore flous de fatigue et que les regards des douaniers glissent plus qu’ils n’inspectent.
Son petit van blanc a roulé sans heurt, fenêtres ouvertes, musique folklorique en sourdine, comme une touriste un peu bohème en quête d’authenticité.

Ses papiers sont en ordre. Son accent bien rôdé. Son sourire fatigué mais crédible. Rien ne trahit la précision clinique de sa mission.

Une fois de l’autre côté, elle quitte la nationale et s’enfonçe dans des routes secondaires, bordées de cactus maigres et de maisons en parpaing. Elle croise des enfants sur des vélos rouillés, des hommes dormant sous des toiles plastiques, des chiens qui courent après rien. Le soleil et la chaleur descendent.

Elle entre dans la ville comme une ombre : doucement, sans créer de remous. Un détour prudent lui permet de contourner les axes principaux et les quartiers surveillés. Enfin, dans un enchevêtrement de ruelles entre deux collines pelées, elle trouve un recoin. Un cul-de-sac de terre battue, bordé de murs tagués et de carcasses de voitures. Parfait.
Le van se glisse dans l’ombre d’un ficus géant et s’immobilise.

Marianne coupe le moteur. Ferme les stores. Le silence tombe d’un coup.

Le van n’est plus un simple véhicule. C’est une chambre d’opération.

À l’arrière, sous la tablette de pilotage, Marianne ouvre un compartiment sécurisé : un boîtier renforcé, froid au toucher, orné de pictogrammes rouges. Elle l’ouvre d’un code court, rapide. Un soupir de gaz s’échappe. À l’intérieur, les modules d’armement, soigneusement rangés.

Deux micro-projecteurs thermiques, conçus pour brouiller les senseurs ennemis. Un lance-charge cinétique, calibré pour des tirs précis et silencieux. Trois capsules phosphorescentes, capables d’aveugler ou d’incendier à courte portée.

Marianne ne tremble pas. Chaque geste est ritualisé. Elle connecte les modules un à un, clipse les supports, sécurisa les têtes. Le drone, posé sur sa plateforme, clignote en silence. Prêt.

Elle vérifie la liaison GPS de secours, le retour thermique, les contre-mesures automatiques. Puis elle s’approche, s’agenouille devant l’appareil. Elle le regarde comme on regarde un animal qu’on relâche.

— Tu sais ce que tu fais, murmura-t-elle.

Un dernier appui sur l’interface tactile puis elle s’assoit à l’arrière du van, ouvre le toit et rabat la tablette de pilotage. Elle enfile le DroneMask qui s’ajuste à son visage dans un cliquetis souple, presque intime et enclenche le dispositif. Les pales se mettent à vibrer doucement. Le drone se souleve lentement, avec la grâce silencieuse d’un rapace de métal.

À travers le DroneMask, Marianne ne voit plus le van. Elle vole. Au ras des toits. Vers la villa.

Devant elle : un ciel saturé de chaleur, un horizon de toits plats, de palmiers tordus, de fumée grasse. Et, au loin, entre les grilles et les jardins artificiels,
la villa de José Luis. Sa cible, un parrain qui règne sur la région, connu pour sa réputation de criminel impitoyable au Mexique. Accusé d'être l'auteur de centaines de féminicides et d'autres actes inhumains, il incarne la terreur pour de nombreuses communautés. Sa réputation de criminel sans pitié le précède, et il est craint par ceux qui connaissent son passé trouble. Il est également impliqué dans des activités de prostitution et d'esclavage sexuel et dirige des réseaux de traite d’êtres humains. Tout ceux qui ont essayé de le stopper dans ses activités ont fini assassiné ou ont disparu du jour au lendemain.

Après quelques minutes de vol, les premières images apparaissent sur sa rétine augmentée : la piscine turquoise, les palmiers immobiles… et puis soudain, la scène.

Elle croit d’abord à un bug visuel, une distorsion du flux. Mais non. Des femmes, partout. Enchaînées dans des cages suspendues au-dessus de la piscine. Leurs corps, nus, enduits de substances visqueuses – miel, chocolat, huile – ruissellent sous le soleil. Certaines dansent, d’autres, droguées ou résignées, gardent les yeux clos. Au centre, des spirales d’encens dans l’air brûlant, autour desquels des corps sont exposés, offertes en trophées, pendues par les poignets.
Et tout autour, des hommes. En chemises ouvertes, lunettes noires, verres à la main. Ils rient. Ils lèchent les corps. Ils filment et tripotent.

Un frisson glacial descend l’échine de Marianne. Son souffle se suspend. Son cœur bat comme un tambour sourd dans sa gorge. Elle est figée. Non par la peur, mais par une montée d'horreur si pure qu'elle la brûle.

Son doigt se crispe légèrement sur le contrôleur. Une interface rouge surgit dans le coin de sa vision. "Cible prioritaire détectée : José Luis."

Elle active le mode tactique. Le drone pivote lentement, comme un vautour qui plane. Il est temps que cette mascarade brûle.

À ses côté, deux hommes d’allure sud américaine, costume clair et sourire visqueux, tiennent en laisse une femme à la beauté sidérante. Une brune à la peau ambrée, nue sous un harnais de cuir rouge, agenouillée entre eux comme une offrande vivante. Ils lui caressent les cheveux mécaniquement, comme on flatterait un chien de prix. Elle garde la tête basse, docile et offerte.

Puis, d’un seul coup, comme si un frisson avait traversé le monde, elle releve la tête et fixe droit la caméra. Son regard transperce l’objectif comme une lame froide. Elle ne pleure pas. Elle ne tremble pas. Ses yeux, noirs et luisants, semblent hurler sans un son.

Un choc. Une onde silencieuse. Marianne sent une brûlure dans la poitrine. Elle ne la connait pas. Mais ce visage... ce mélange impossible de douceur, de dignité blessée, d'appel muet... la transperçe. Comme une vérité qu’on n’est pas prêt à entendre. Marianne reste suspendue dans ce vertige, un souffle bloqué entre stupeur et dégoût. Le monde, vu à travers le DroneMask, semble irréel, décalé, comme filtré par une fièvre. Tout est là : les rires gras, les corps exposés, les chaînes qui grincent doucement au vent, le luxe abject qui ruisselle sur la souffrance.

Elle verrouille les cibles et le système confirme la séquence d'élimination. La femme en laisse continue de regarder. Pas la caméra. Elle regarde Marianne. Comme si elle savait. Comme si elle avait attendu.

Sans même y penser, Marianne murmure la commande. "Mise à feu."

Le drone accélére en silence. Les cibles sont déjà marquées.
José Luis : premier impact. Un sifflement aigu, un éclat de chair, le silence foudroyé. Panique.

Les deux clients ? Fauchés à quelques secondes d’intervalle, dans une gerbe de confusion et de cris.

Autour de la piscine, les autres hommes se lèvent, crient, courent. Le drone les traque un à un, sans hâte, chirurgical, comme si chaque mort devait rétablir l’équilibre du monde.

Les femmes restent figées. Certaines pleurent, d’autres hurlent.
Mais la brune au regard perçant, elle, ne bouge pas.
Elle regarde toujours la caméra. Toujours aussi calme. Comme si elle savait. Comme si elle avait attendu ce moment de délivrance.

Les premiers cris n’avaient pas encore fini de se répercuter dans les hauteurs vitrées de la villa que déjà, les gardes du corps surgissent. En tenue noire, armes au poing, ils se dispersent en formation autour de la piscine. Des ordres claqués en espagnol, des bruits de bottes, des détonations précipitées.

Mais le drone anticipe.

Marianne verrouille les nouvelles cibles. Ses doigts ne tremblent pas. Elle n’est plus dans son corps — elle est le drone, l’œil absolu, le feu divin.
Un garde s’écroule, le crâne éclaté, avant même d’avoir visé. Un autre hurle, la jambe arrachée, rampant dans son propre sang. Deux se jetent dans la piscine, cherchant à fuir — le drone les pulvérise sous l’eau, souillant le bleu avec du rouge sombre.

Pas un homme ne survit.

Les corps tombent sur les dalles brûlantes, glissent contre les parois marbrées, s’emmêlent dans les rideaux luxueux. Les cris se mélangent aux derniers râles, et dans le vacarme de la vengeance, une forme de silence prend déjà racine : le silence de l’après.

Et toujours, au centre, cette femme.
Paola.
Immobile au milieu du carnage.
Ses yeux, deux éclats sombres, ne lâchent pas l’objectif.

Marianne sent les larmes monter sans qu’elle sache pourquoi.
Ce n’est pas de la joie.
Ce n’est pas de la douleur.
C’est la certitude brûlante que quelque chose, en elle, vient de naître.

Le carnage est terminé.

Il ne reste plus que les râles épars des mourants, les pleurs étouffés des survivantes, et ce son presque irréel : le bourdonnement discret des hélices du drone, qui plane toujours au-dessus du massacre, tel un ange d’acier sans visage.

L’appareil descend lentement, dans un silence chargé d’électricité, et se positionne face à Paola, à quelques mètres à peine.
Ses cheveux collent à ses joues, ses poignets saignent un peu sous les sangles, mais son regard ne vacille pas. Elle soutient l’œil mécanique avec une intensité presque surnaturelle. Il n’y avait plus de peur. Plus de question. Seulement une étrange reconnaissance muette.

Pendant quelques secondes, ils restent ainsi : elle, nue, debout, digne malgré la laisse, et lui, suspendu dans l’air, vibrant doucement.
Puis, le drone s’éleve dans le ciel, contourna les palmiers calcinés… et disparaît dans la nuit noire, avalé par les étoiles.

Le silence, alors, devient total.

Paola reste là, immobile, les paupières mi-closes, comme pour graver ce départ dans sa mémoire. Puis elle baisse les yeux vers ses poignets, fait glisser les boucles de cuir avec lenteur. La laisse tombe au sol dans un cliquetis sec. Elle s’avançe vers la première cage. Ses doigts tremblent légèrement. Mais son geste est sûr. Elle déverrouille la serrure.

Une femme tombe dans ses bras, en sanglots. Paola la serre contre elle, sans un mot, puis passe à la suivante. Elle devient le mouvement inverse du carnage. Le geste qui soigne qu’elle retrouve, qui relève, qui libère.

Les cadenas cédent un à un. Paola ouvre chaque cage avec méthode, soutenant les corps affaiblis, recevant les larmes, les murmures, les silences tétanisés. À chaque geste, quelque chose d’elle se redresse, se réassemble. Elle n’est plus l’objet soumis entre deux clients. Elle est devenue celle qui sauve.

Certaines femmes restent prostrées. D'autres s’effondrent, les jambes incapables de les porter. Paola s’agenouille, murmure quelques mots, caresse une joue, tend un tissu abandonné, un vêtement. Elle couvre les nudités. Elle redonne forme à l'humain.

Le jardin de la villa n’est plus qu’un champ de cendres tièdes et de corps éteints. La piscine ressemble à un puits de sang dilué. Des bribes de musique électronique résonnent encore, absurdes, depuis un haut-parleur oublié. Paola les fait taire d’un coup de talon.

Elle trouve la clef principale sur le cadavre d’un garde, attachée à sa ceinture. Une par une, elle ouvre les chaînes murales, libére les dernières prisonnières. L’une d’elles sanglote son prénom. Une autre la prend pour une sainte.

Mais Paola ne dit rien. Elle n’est pas une sainte. Elle n’a pas choisi cette révolte. Mais maintenant qu’elle est là, elle la portera.

Dans l’ombre de la villa, elle trouve une trousse de secours, quelques bouteilles d’eau, des serviettes. Elle organise un coin abrité, improvise un camp fragile. Elle veille. Elle soigne.

Son regard est toujours brûlant, mais plus calme. Comme si, enfin, quelque chose avait trouvé sa forme. Et parfois, sans le vouloir, elle leve les yeux vers le ciel. Vers la direction qu’a prise le drone.

Soudain un bruit sec, métallique. Un chargeur qu’on arme. Le cri d’une femme. Et la panique, encore.

Un homme, surgissant de l’ombre derrière la verrière brisée. Un dernier garde. Le visage blême, dégoulinant de sueur et de terreur. Il braque son arme dans tous les sens, haletant comme une bête traquée.
— Ne bougez pas ! hurla-t-il. Ne bougez surtout pas !

Les femmes se figent, certaines hurlent, d’autres s’agenouillent. Il titube vers elles, l’arme tremblante, cherchant un point de contrôle qu’il a perdu depuis longtemps.

Mais Paola ne bouge pas. Elle observe. Les secondes s’allongent comme des fils de feu. Elle voit, à ses pieds, la mitraillette tombée d’un garde, à moitié dissimulée sous un drap. Elle n’hésite pas.

Un mouvement fulgurant. Elle se jette au sol, attrape l’arme, se redresse d’un bond. — Non ! cria l’homme.

Les balles claquent. Trois impacts nets. Le garde titube, leve un bras dérisoire, puis recule, en déséquilibre, et tombe à la renverse dans la piscine.
Un dernier sursaut, une gerbe d’eau rouge, puis plus rien.

Le silence retombe, plus lourd, plus profond qu’avant. Toutes les femmes la regardent, écarquillées. Paola, debout, la mitraillette à la main, le souffle court, le regard transfiguré. Elle n’est plus captive. Elle est chef de guerre. Elle balaye le groupe du regard, puis parle d’une voix posée, ferme :
— Il peut y en avoir d'autres. On ne reste pas ici. Il faut sortir. Maintenant.

Elle répartit les rôles. Deux femmes blessées sont prises en charge par les plus solides. Paola guide le groupe à travers la villa, ouvre les portes, arrache les codes. Dans les escaliers, elle forçe un accès métallique, fait craquer la serrure d’un coup de crosse.

La cave.

La puanteur qu’elle a côtoyé avec les autre femmes, enfermées, dans l’obscurité, certaines à peine conscientes. Mais Paola ne vacille pas. Elle descend. Elle les relève. Elle les libère toutes.

À la surface, l’air sent la poudre, la sueur, et le début de la nuit.

Quand enfin le portail de la villa est franchi, elles sont une trentaine dans deux énormes 4x4 pick-up, toutes vivantes.

La villa s’éloigne derrière elles, silhouette calcinée contre l’aube naissante.
Les premières lueurs glissent sur les visages sales, marqués, libérés.
Paola conduit en tête, l’arme toujours à portée de main, le regard droit.
Personne ne dit un mot. Le silence n’a plus peur — il est respect. Il est transformation.

Elle se rapproche d’une vie qu’elle ne connait pas encore.
Chaque respiration semble dire : Tu as brûlé ce que tu étais. Maintenant, avance.

Elle sent dans ses muscles la tension de la nuit, dans ses doigts la morsure de l’acier. Mais dans son cœur, une chose nouvelle : une force tranquille, verticale, inaltérable.

Elle sait.
Rien ne sera plus comme avant.
La femme qu’elle a été — offerte, vendue, humiliée — n’existe plus.
Elle a tué. Elle a sauvé. Elle a conduit un groupe de femmes vers la liberté.
Elle porte désormais quelque chose de plus grand qu’elle.

Le chemin devant elles est incertain, peut-être encore semé d’embûches.
Mais ce n’est plus important.

Paola leve les yeux vers le ciel étoilé. Et, comme une prière muette, elle se jure de continuer.

Pour celles qui l’accompagnent.
Pour celles qui n’ont pas survécu.
Et pour celle, là-haut, qui ont déclenché la mise à feu.

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