Chapitre 7

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7.

2025 – Montana – États-Unis

Le crépuscule tombe sur la plaine comme un linceul de cuivre. Dans le souffle glacé du vent, les collines figées se couvrent d’une brume basse, et les pins noirs dressent leurs silhouettes telles des vigies muettes. L’ombre de Winona s’étire comme une promesse de mort. Elle marche droite, le regard ancré dans l’horizon, chaque pas pesant le poids d’un serment. Winona n’a pas de dieux, seulement des absentes qui lui parlent la nuit. Son souffle se mêle à la brume. Elle sent sous ses pieds la mémoire du sol, la plaine blanche est sa sœur silencieuse, le ciel bas son allié muet. Chaque pas réveille les douleurs anciennes, les absences, les femmes englouties. Elle est née pour venger la forêt. Son cœur est un tambour. Sa colère, un fil tendu depuis des générations. Elle n’est pas née pour la guerre, mais la guerre l’a cherchée — dans les silences de l’enfance, dans les cris étouffés derrière les murs.

Aujourd’hui, elle sait ce que cache le ranch des Johns, en périphérie d’Helena : un nid de pourriture protégé par les uniformes et le silence. Le père, l’oncle, et les trois fils. Des bêtes. Des chasseurs de chattes.

Winona avance sans bruit. La terre la reconnaît et la forêt aussi. Elle avance, la rage calme, le cœur lucide.

Le ranch est là, silhouette de bois noir et de métal rouillé, battue par le vent. Les clôtures grincent. Les chevaux, maigres et nerveux, frappent le sol, inquiets. Ils sentent ce qui vient.

À l’intérieur, l’air est épais, vicié. Une chaleur lourde, moite, colle à la peau malgré le froid dehors. Le salon principal, vaste et sombre, est éclairé par quelques ampoules jaunes suspendues à des câbles dénudés. Le plafond est bas, le bois noirci par la fumée des années.

Au mur, des portraits en noir et blanc montrent des ancêtres à fusil, posant devant des carcasses de bisons, de loups, d’hommes. Une lignée de conquérants. Le regard dur, mâchoires serrées. À côté, une carte des États-Unis trouée d’épingles rouges, cerclée de slogans tracés au feutre noir : “Take it back”, “Only the strong survive”, “No more bleeding hearts”.

Au-dessus de la cheminée, une croix brûlée est encadrée, vestige glorifié d’un passage du père chez les Proud Boys ou pire. Des fanions militaires, des insignes détournés, des médailles rouillées — tout est là pour raconter l’histoire d’une virilité blessée, violente, revancharde. La table basse est faite de caisses de munitions empilées. Un fusil automatique repose contre le canapé, chargé.

Sur une commode, on devine une collection de plaques d’immatriculation mexicaines clouées comme des trophées. À côté, une pile de livres “survivalistes”, de manuels de combat rapproché, et de brochures d’un groupe chrétien extrémiste local. Un guide de la “guerre spirituelle” ouvert sur une page soulignée : “L'ennemi est parmi nous.”

Dans un coin, un téléviseur crache en boucle une chaîne d’info ultra-conservatrice. Des images de violences urbaines, d’immigrants, de femmes jugées trop libres. Les visages de la haine quotidienne.

Un drapeau américain, terni, pend au mur, mais retourné — signe pour eux d’une révolte, d’un pays trahi. Et sur la porte du couloir, un autocollant qui résume tout : “God. Guns. Guts.”

Le sol est sale, poisseux. Des traces de bottes, de sang séché. La maison pue la peur retournée en domination. Chaque meuble, chaque détail, suinte la paranoïa, la haine ritualisée, l’impunité transmise. Ce n’est pas une maison. C’est un bunker d’hommes qui se croient en guerre.

Et ce soir, la guerre est venue frapper à leur porte.

Ils rient, parlent fort. Le père est torse nu, énorme, affalé dans un fauteuil. L’oncle aiguise un couteau. Les fils se disputent une arme, une allumette, une blague glauque. Aucun ne la voit entrer.

Cinq décharges, brèves. Le pistolet paralysant claque. Pas un cri. Juste les corps qui tombent, raides, grotesques. Winona les regarde à terre, silencieuse, puis les traîne un à un. Le feu dans ses bras. Elle les attache aux chaises du salon. Serrés. Bâillonnés. Leurs yeux pleins d’effroi.

Elle répand l’essence. Chaque goutte est une prière. Le parquet luit, imbibé. L’air se charge. Une tension animale. Les hommes se débattent. Une chaise glisse. Le plus jeune gémit et tombe, il s’est pissé dessus. Mais Winona est déjà ailleurs.

Elle aperçoit l’essence qui coule vers une trappe dissimulée sous un vieux tapis de chasse, découvre un escalier étroit qui descend vers l'obscurité. Elle allume une lampe torche. Les murs sont bruts, creusés à même la roche. L’air devient plus dense, chargé d’un parfum de cire, de fer et de putréfaction douce.

En bas, une pièce circulaire, pas très grande. Un plafond bas voûté. Une chapelle.

Pas de croix classique. Au centre, un autel de fortune, fait de pierres entassées, sur lequel repose un masque de cerf, orné de cornes naturelles, des plumes coincées entre les pointes, et une mâchoire humaine fixée sous le museau. Une idole bricolée, entre la bête, l’homme, et le Dieu vengeur.

Autour, des clichés photographiques en noir et blanc, punaisés au mur. Des femmes. Des corps. Certaines pleurent, d’autres dorment, certaines semblent mortes. Il n’y a pas de logique visible, juste un montage rituel, une “collection” dédiée au regard d’un monstre. Au-dessous, un carnet à spirale, à moitié brûlé : des prières réécrites, tordues, entrecoupées de noms. Une sorte de liturgie privée. Des initiales sont cochées, d’autres rayées.

Un magnétophone à bandes repose dans un coin, entouré de cassettes étiquetées à la main : “Sermon 3”, “Samhain”, “Confession de Cody”…

À droite, un petit meuble fermé à clé. Winona l’ouvre. Dedans : des bijoux d’enfants, des mèches de cheveux tressées, des culottes, et une photo polaroïd tachée de sang, montrant les cinq hommes réunis, torse nu, les yeux fermés, chacun tenant une main posée sur le crâne d’une fillette.

Winona ne hurle pas. Elle reste droite. Mais quelque chose en elle se fend. Lentement. La pièce n’est pas faite pour tuer. Elle est faite pour croire. Pour sanctifier. C’est ça, le plus insupportable.

Quand elle remonte, ses gestes seront plus lents. Plus précis. Son feu, plus ancien encore. Elle peint son visage de cendre et de terre. Deux lignes sous les yeux, un trait sur les lèvres. Elle devient louve, vestale, juge.

Elle danse. Lentement. En cercle. Chaque pas frappe le sol comme un tambour de fin. Sa voix s’élève, gutturale, en langue crie. Une lamentation. Une incantation.

Puis elle s’arrête. Devant Gerald Johns. Le père.

— Pour celles que vous avez dévorées. Pour Mary. Pour Shania. Pour toutes.

L’allumette s’enflamme, la caméra enregistre.. Un petit éclat, presque fragile. Mais la flamme court, vive, insatiable. Elle lèche le bois, dévore les murs. Les hurlements montent, étouffés par les bâillons. Le feu rugit. Elle regarde une dernière fois les corps qui s’enflamment et n’éprouve aucune compassion.

Dehors, les chevaux hennissent, fous de peur.

Winona sort, silhouette d’ombre dans la neige. Elle ne se retourne pas, s’enfonce dans la forêt et disparaît.

Derrière elle, la maison devient brasier. Et dans les flammes, des chants anciens montent — peut-être ceux des femmes enfin revenues.

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