Chapitre 8
8.
Ciudad Juarez - 2025
Deux gros pick-up noirs de José Luis roulent dans le silence de la fin de nuit., les coffres pleins de corps vivants — fatigués, blessés, mais libres.
Paola conduit le premier, Luz le second.
Ses mains sont calmes sur le volant, mais son cœur bat comme un tambour de peau tendue. Elle se sent responsable. Pas héroïque. Présente. La route serpente entre les collines basses et les villages endormis. À chaque virage, la lumière monte un peu plus, ce gris de l’aube où rien n’est encore net, mais où l’on sait que le cauchemar est derrière — pas devant.
Elles déposent les femmes une à une.
Une jeune fille, les bras serrés autour d’un enfant de trois ans, laisse échapper un sanglot sec en voyant la cour de sa grand-mère. Un cri la précède — et deux silhouettes vieilles comme le monde viennent l’enlacer.
Une autre est laissée près d’un champ de cannes à sucre. Son frère coure pieds nus vers elle. Il pleurent ensemble.
À chaque halte, Paola descend, touche une épaule, serre une main, laisse un mot, parfois juste un regard.
Elle ne sait pas encore comment, mais elle sait qu’elles se reverront.
Certaines l’embrassent. D’autres se taisent. Mais toutes la regardent longuement avant de partir — comme pour lui dire : "On n’oubliera pas."
Le deuxième pick-up repart vide. L’aube est claire maintenant. La ville s’étend à l’horizon, grise et molle, comme un lézard endormi sous les fumées. Le soleil est encore bas, plaqué à l’horizon telle une pièce d’or sale. La ville s’étend au loin, vaste, abîmée, ses toits pointant comme des tessons.
Paola arrête le moteur.
Le terrain vague grimpe en pente douce, couvert de poussière rouge et de broussailles rases. Le vent s’y lève en spirale, soulevant les déchets légers, les souvenirs de rien. Elle descend sans un mot.
Derrière elle, Luz, silencieuse, droite comme une colonne. Elles n’ont pas besoin de parler. Elles savent.
Les deux pick-up sont garés côte à côte. Noirs, massifs, gorgés de l’odeur de leurs anciens maîtres. La mort y suinte encore, dans les sièges, les tapis, les interstices.
Paola ramasse un vieux papier journal, Luz sort un paquet de cigarettes et un briquet de la boite à gants. Elle en propose à Paola qui n’a jamais fumé, il faut bien commencer un jour. Elle tousse un peu et rient toutes les deux.
Elles jettent leur mégot dans le papier qui s’enflamme peu à peu.
Le feu ne jaillit pas. Il prent. Doucement. Un souffle. Puis une morsure. Puis un rugissement. Les deux femmes reculent.
Elles regardent les flammes dévorer la mécanique, les phares fondre, les vitres éclater avec un bruit sec. Le métal se tordre lentement, comme un corps qui proteste.
Personne ne parle.
Paola porte encore la chemise d’homme qu’elle a trouvé dans la villa, trop large, tâchée de sang séché sur l’épaule. Son jean, déchiré au genou, est couvert de poussière et de cendres. Ses cheveux, tirés en arrière, laissent voir un visage fermé, presque minéral.
Luz a noué un foulard noir autour de sa tête. Elle porte un pantalon militaire trop grand, serré à la taille par une corde. Une veste de cuir volée dans le dressing de José Luis lui donne l’allure d’une survivante ancienne — comme sortie d’une guerre dont personne n’a parlé.
Leurs silhouettes, noires sur fond d’aube, semblent appartenir à un autre monde — ni d’hier, ni d’aujourd’hui. Des fantômes debout. Des revenantes.
Le feu monte dans le ciel pâle. Luz posa sa main sur l’épaule de Paola.
— Merci, dit-elle simplement. A bientôt...
Elle retire la veste de cuir, la regarde un instant — pesante, collante d’odeurs, chargée de ce qu’elle ne veut plus porter.
Sans un mot, elle la jete dans l’un des pick-up en feu. Le cuir prend aussitôt. Une flamme bleue monte, rapide, dévorante. Alors seulement, Luz s’éloigne. Légère. Nue d’un fardeau. Comme si, dans ce feu, elle avait laissé
non pas un vêtement, mais une peau.
Paola ne dit rien. Elles ne sont pas amies. Elles n’étaient pas des sœurs.Elles sont deux rescapées, deux armes à peine forgées.
Quand Luz disparaît dans la poussière, Paola reste seule face au brasier.
Elle respire une dernière fois et reprend la route, marche vers la ruelle qu’elle n’aurait jamais dû quitter.
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