9.

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Johann Sebastian Bach – Siciliano, BWV 1031 – Par Anne Queffelec

Les yeux plissés, Marianne fend la nuit sur le périphérique. La visière rabattue, le moteur rugit, elle est dans le flux, entièrement tendue vers l’avant. Les lumières de la ville tracent des lignes floues sur les parois de son casque. Elle ne pense à rien. Elle fonce. Et tout à coup, un rire. Un éclat net, surgissant du ventre, une joie animale. Elle l’a fait.

La main de Winona serre la crinière trempée du cheval. La forêt s’ouvre devant elle en éclats de lumière et d’ombre. Elle se penche, elle vole presque. Le galop résonne jusque dans ses os. Elle hurle, un cri pur, sorti d’un autre âge. Les Jones sont morts, et elle est encore là. Vivante. Puissante. L’air fouette son visage, et le vent lui répond.

Sur le pont du ferry, Sarah fait face à la mer. Les embruns giflent sa peau, le froid la mord. Mais elle reste là, droite, les bras ouverts comme pour accueillir la tempête. Une onde monte en elle. Des souvenirs tranchants, des visages, la peur. Puis le silence. Et elle rit. Un rire presque muet, le souffle court, les larmes chaudes. Elle aussi l’a fait.

Le cheval glisse dans la boue, mais Winona le rattrape d’un mouvement du bassin. Elle rit à nouveau, haletante, crue, sauvage. Elle ne sent plus ses jambes. Elle ne sent plus que cette chaleur brûlante en elle, cette force, cette musique secrète qui pulse dans ses artères.

Marianne double une file de voitures, s’enfonce dans un tunnel, accélère encore. Le moteur hurle sous elle, elle le pousse, le provoque. Elle n’est plus une femme. Elle est une ligne. Une lame. Et son cœur cogne contre ses côtes. Ciudad Juarez est derrière elle mais résonne encore dans son esprit, sa petite maison à Sens n’est plus très loin, mais elle sent déjà l’arrivée. Elle a envie de pleurer et de rire en même temps.

Sarah ferme les yeux une seconde. Juste une seconde. Elle voit leurs visages. Winona. Marianne. Elle les sent, là, quelque part dans le monde, en mouvement elles aussi. Une force les lie. Invisible, brûlante. Elle rouvre les yeux. La mer s’ouvre devant elle. Le port est proche.

La forêt s’éclaircit. Le cheval ralentit, couvert d’écume. Winona caresse son encolure. Elle respire fort, la bouche entrouverte, le corps vibrant. Une larme descend sur sa joue, sans douleur. Juste une libération. Elle lève les yeux au ciel, y cherche quelque chose. Elle se sent infinie.

Marianne pousse un hurlement dans son casque, sans mot. Un cri d’excès, de joie, de fatigue, de feu. Tout en elle vibre. Chaque virage est une victoire. Chaque battement de cœur un miracle. Elle sent la vitesse comme une délivrance. Elle pense à Sarah. À Winona. Elles sont là. Elles avancent, comme elle. Rien ne les arrêtera plus.

Sarah penche la tête. Elle sourit. Les embruns collent à sa peau. Et dans son souffle brisé, il y a quelque chose de grand, de simple : une gratitude nue. Un abandon. Elle a osé. Elle a traversé. Et le monde continue.

Winona rit à nouveau, doucement cette fois. Elle ralentit. Son cheval marche à présent, tremble un peu sous elle. Mais elle ne descend pas. Elle reste droite, offerte, traversée. Une ancienne prière monte en elle. Une joie entremêlée de sang et de lumière.

Et quelque part, dans le balancement de la mer, dans le rythme du galop, dans le grondement du moteur, le Siciliano se déploie. Une onde lente, infinie, qui les unit au-delà de la distance. Elles ne sont plus seules. Elles sont un cercle. Une constellation mouvante.

Elles l’ont fait. Ensemble.