SCENE DEUX

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Le croque-mort, un nain, entre par la porte, vent avec lui. Il porte un chapeau haut de forme et une cape de voyage noirs. Dans sa main droite, il porte une cage aux barreaux d'or dans laquelle se tient un oiseau mi-aigle, mi-serpent.

 

BLANCHE

Monsieur, votre venue était attendue par ces messieurs.

 

HARANG

C'est que notre ami souffre, monsieur.

 

LE CROQUE-MORT, découvrant son crâne.

Bonsoir, Blanche. Avez-vous eu un message pour moi dans la journée ?

 

BLANCHE

Nul autre que celui de ces messieurs, ils ont espoir que vous puissiez leur venir en aide au plus vite.

 

 

LE CROQUE-MORT, songeur.

Etrange…

 

BLANCHE

Qu'est-ce qui est étrange ?

 

LE CROQUE-MORT

Etrange que personne ne vous ait adressé de message à mon attention.

 

BLANCHE

Etait-il important, monsieur ?

 

LE CROQUE-MORT

Important ?

 

BLANCHE

Votre message ?

 

LE CROQUE-MORT

Oh… oui. Très important.

 

BLANCHE

Peut-être le recevrez-vous demain ?

 

LE CROQUE-MORT

Si un tel message était arrivé dans la journée, est-il possible que vous ayez raté la commission ?

 

BLANCHE

Oh, non, Monsieur. Impossible.

 

LE CROQUE-MORT

Dans ce cas, je le recevrai demain.

 

BLANCHE, incertaine.

Est-ce… dérangeant ?

 

LE CROQUE-MORT

Dérangeant ? Non, pas dérangeant. Inquiétant.

 

BLANCHE

L'absence de ce message signifie-t-il que quelqu'un est en danger ?

 

LE CROQUE-MORT

Je l'ignore. Mais voyez-vous, c'est que l'on m'avait fait la promesse qu'il arriverait aujourd'hui.

 

BLANCHE

Peut-être les choses ont-elles été retardées ? Ils n'auront pas vous l'envoyer à temps ?

 

LE CROQUE-MORT

C'était une promesse. Une telle situation peut-elle se produire dans le cadre d'une promesse ?

 

BLANCHE

Oh oui, je peux vous l'assurer. Cela ne dépend pas toujours de la personne, il peut y avoir des empêchements, des imprévus… Cela arrive tout le temps.

 

LE CROQUE-MORT, pensif.

Cela arrive tout le temps…

 

BLANCHE

Oui, monsieur.

 

 

LE CROQUE-MORT

Alors soit, nous verrons demain.

 

Le croque-mort se dirige vers son bureau en chêne massif et pose la cage. L'oiseau jacasse, ce qui fait gémir l'homme dans le canapé.

 

HARANG, inquiet.

Et pour notre ami ?

 

LE CROQUE-MORT

Votre ami ? Que me veut-il ?

 

GALLOIS

Seulement que vous lui veniez en aide, monsieur. Il est mal en point.

 

L'impassabilité du croque-mort laisse paraître une forme d'agacement qu'il ne tente pas de dissimuler. Il s'approche dangereusement de Gallois et Harang.

 

LE CROQUE-MORT, le doigt menaçant.

Cela vous ressemble bien, de venir implorer l'aide d'une personne à qui vous n'avez pourtant pas hésité à tourner le dos en des moments difficiles ! Il me semble que vous n'aviez pas grand-chose à faire de mon état déplorable, lorsque je suis arrivé ici. Parce que vous vous êtes regardé le nombril pendant que j'agonisais, les chances étaient maigres que nous ayons un jour cette conversation. Pourtant… me voilà. Dans cette demeure, dans cette position, avec ces meubles, cette décoration, cette odeur d'encens brûlés, et avec Blanche. C'est vous qui frappez à ma demeure – puissions seulement l'appeler ainsi – afin de requérir une main charitable. Pourquoi devrais-je vous aider ? Vous, pas plus que votre ami, n'attachez de valeur à l'âme humaine ; vous êtes une part entière de la pourriture de cette cité. Comme des poux, vous sautez de têtes en têtes, parce que vos hôtes s'agitent excessivement, mettant en danger les pauvres créatures que vous êtes. Mais dans une naïveté incroyable, vous omettez le fait que c'est vous, messieurs, les responsables de cette agitation qui vous dérange tant : vous ne finirez jamais de sauter. Votre ami a besoin d'aide ? Qu'il cesse de danser et qu'il se laisse écraser.

 

Ni Gallois, ni Harang n'osent répliquer, gênés face à ces accusations. Ils font deux pas en arrière, vers la porte de sortie, s'éloignant légèrement du corps de leur ami. Blanche se rapproche du croque-mort d'un air suppliant.

 

BLANCHE

Certes, Monsieur, ces gens sont de la vermine (Elle répond à la mine outragée d'Harang par un regard noir) Oui, de la vermine. (Puis de nouveau vers le croque-mort) Cependant, vous êtes médecin, en plus d'être croque-mort. Vous êtes bien plus sage que ces voyous et vous avez déjà apporté votre aide à bien plus triste personnages qu'eux.

 

 

LE CROQUE-MORT

Vous dites vrai, Blanche. Un médecin digne de ce nom – bien que je n'ai aucun diplôme en la matière – n'a pas le droit de refuser de soigner quelqu'un qui lui demande de l'aide. (A l'adresse d'Harang et Gallois) C'est bien là, messieurs, la différence entre vous et moi.

 

HARANG

Notre comportement, ce matin-là, était inexcusable, je le regrette aujourd'hui. Mais le passé est passé… Si notre ami s'en sort, croyez-bien que vous aurez notre entière gratitude et que nous serons disposés à vous rendre la pareille !

 

LE CROQUE-MORT

Me soigner ? Hors de question, vous me tueriez !

 

HARANG

Je songeais plutôt à des… services. Des services tels que l'on sait les rendre. Cela peut être utile, en ce bas lieu.

 

LE CROQUE-MORT, d'un air amer.

Je doute que votre bande de voleurs ayez quoique ce soit à m'offrir, cependant j'accepte votre proposition.

 

Le croque-mort porte sa main à sa ceinture et dégaine une baguette magique. D'un pas décidé, il se dirige vers le canapé.

 

 

LE CROQUE-MORT

Montrez-moi cela.

 

GALLOIS

Il s'agit de sa jambe, voyez plutôt.

 

Gallois et Harang déplacent leur ami avec beaucoup de précaution afin de rendre sa jambe plus disponible à la consultation. L'homme pousse des grognements, entre la douleur et le coma. Le croque-mort fait le tour du canapé et se penche sur son patient.

 

LE CROQUE-MORT

Oh…

 

GALLOIS

Oh ? Etait-ce plutôt « oh ! » ou plutôt « Oh... » ? 

 

HARANG

Quelle différence ?

 

GALLOIS

Dans l'un des cas il semble beaucoup plus confiant que dans l'autre.

 

Tandis que le croque-mort appui successivement à plusieurs endroits sur la jambe à l'aide de sa baguette magique, le blessé pousse des râles de souffrances.

 

LE CROQUE-MORT

Hum… Je vois…

 

 

HARANG

Est-ce bon ?

 

LE CROQUE-MORT

Eh bien, non. Ce n'est pas bon.

 

GALLOIS, affolé.

Pourquoi dites-vous une chose pareille ? Par Merlin, soyez plus optimiste ! Un médecin n'est-il pas censé rassurer les gens ? Leur dire « Ne vous inquiétez pas, tout va bien aller ? » « J'ai dans mon sac une petite potion magique qui va tout réparer ? ». Dites-nous plutôt ça !

 

LE CROQUE-MORT

Ne vous inquiétez pas, tout va bien aller. J'ai dans mon sac une petite potion magique qui va tout réparer.

 

GALLOIS

Vraiment ?! 

 

HARANG

Idiot ! Il se moque de toi. (Vers le croque-mort) Eh bien, monsieur ?

 

LE CROQUE-MORT, se redressant.

Le mollet a été sévèrement touché, cette plaie n'est pas belle, pas belle du tout.

 

BLANCHE

 Pouvez-vous y remédier ?

 

LE CROQUE-MORT

Voyez-vous, Blanche, ces messieurs sont venus me voir dans un espoir illusoire, mais ils savent parfaitement ce qu'il en est, n'est-ce pas ?

 

HARANG, outré.

De quoi êtes-vous en train de nous accuser, encore ?

 

LE CROQUE-MORT

Cette blessure est le fruit d'un sort particulièrement noir ! Vous savez parfaitement qu'il est difficile d'en sortir indemne.

 

BLANCHE

Pour l'amour du ciel ! Pouvez-vous le sauver, oui ou non ?

 

LE CROQUE-MORT

Cela n'est pas entièrement de mon ressort.

 

Après avoir faire le tour du canapé, le croque-mort se dirige de nouveau vers son bureau et attrape la cage dans laquelle se trouve l'oiseau hybride. Tandis qu'il le ramène au-devant du malade, l'oiseau s'agite et pousse des cris, couverts par les protestations du convalescent.

 

Le nain s'accroupit au chevet de son patient et lève la cage au niveau du visage de ce dernier. Un silence, puis l'oiseau semble soudain s'intéresser au blessé et le fixe. Lorsqu'il glisse son bec entre les barreaux de la cage comme pour tenter de picorer l'homme allongé, le croque-mort se remet debout.

 

LE CROQUE-MORT

Vous savez ce que cela veut dire, je présume ?

 

GALLOIS

Il faut mettre l'oiseau face à un malade ou un blessé. Si l'animal observe le convalescent, alors il le sauvera, mais s'il détourne la tête, l'homme mourra. C'est cela n'est-ce pas ? Votre bestiole a maintenu son regard, cela signifie qu'il va le sauver !

 

LE CROQUE-MORT

C'est exact. Du moins pour le début de votre explication. Cet oiseau est un caladre, un animal très rare qui m'a été offert. Lorsqu'un homme peut être soigné, il prend d'un regard tous ces maux et s'en va les brûler au soleil. C'est là une bien belle attitude, cependant vous n'êtes pas sans savoir qu'il n'y a aucun soleil, à la Cité Sans Nom.

 

HARANG

Mais alors, que va-t-il faire ?

 

LE CROQUE-MORT

Lui ? Rien. Cela me permet simplement d'être sûr.

 

Il ramène l'oiseau à son bureau et revient à la même place.

 

HARANG

Sûr de quoi ?

 

LE CROQUE-MORT

Que je peux le sauver, c'est maintenant chose faite.

 

GALLOIS

A la bonne heure ! J'en suis totalement ravi !

 

HARANG, sceptique.

Et comment allez-vous vous y prendre ?

 

LE CROQUE-MORT

                        Il va falloir lui couper la jambe.

 

HARANG ET GALLOIS, comme un seul homme.

Pardon ?!

 

LE CROQUE-MORT

Lui couper la jambe. Il va falloir lui couper la jambe.

 

GALLOIS, incertain.

Vous voulez dire… l'amputer ?

 

LE CROQUE-MORT

Oui. L'amputer, lui couper la jambe, lui l'enlever… couic ! 

 

GALLOIS

Vous n'êtes pas sérieux ?

 

HARANG, en colère.

Je suis certain qu'il dit cela afin de nous faire peur, parce qu'il a de la rancoeur contre nous ! N'est-ce pas, nabot ?

 

LE CROQUE-MORT

N'en soyez pas grossiers ! Je suis on ne peut plus sérieux. (Montrant du bout de sa baguette magique certaines zone de la jambe incriminée) Vous voyez ces tâches noires ici ? Elles gagnent progressivement du terrain, depuis l'impact de la malédiction elles remontent le long de sa jambe. Bientôt, ce sera son corps tout entier qui pourrira de l'intérieur si l'on n’intervient pas avant. Il faut donc… la couper. 

 

BLANCHE

Est-ce nécessaire monsieur ? Je veux dire… est-ce inévitable ?

 

LE CROQUE-MORT

C'est le seul moyen.

 

BLESSÉ

Non , non, non !

 

LE CROQUE-MORT

Tiens, le voilà qui s'éveille !

 

HARANG

Il faut dire que votre pronostic réveillerait un mort ! Lui couper la jambe ? Il en est hors de question !

 

LE CROQUE-MORT

C'est cela, ou la mort.

 

HARANG

Qui êtes-vous pour savoir ce qui relève ou non de la mort ?

 

LE CROQUE-MORT, arquant un sourcil.

Votre question est-elle sérieuse ?

 

Hésitation.

HARANG

Votre médecine n'est pas fiable, nous trouverons bien quelqu'un d'autre pour nous aider.

 

Rire de Vesper.

 

LE CROQUE-MORT

Alors soit, faites comme bon vous sembles, mais croyez-moi, vous reviendrez et, lorsque vous le ferez, il sera trop tard pour l'aider. Vous n'aurez plus qu'à l'abattre comme un rat galeux.

 

HARANG

Nous ne laisserons pas cela se produire ! Nous le sauverons, par nos propres moyens !

 

BLANCHE

Ecoutez-le, je vous en prie ! Si Monsieur dit que c'est l'unique moyen, alors ça l'est ! Ne soyez pas stupides !

 

HARANG

Stupides ? Est-il stupide de vouloir éviter le pire à notre ami ? Une jambe coupée, ici, à la Cité Sans Nom, savez-vous ce que cela signifie ? (Un silence) Cela signifie la mort ! Ni plus, ni moins. Ce n'est pas le sort qui le rongera, mais les ténèbres de cette prison infernale. Il ne pourra plus se défendre, ni voler pour se mouvoir ou bien s'enfuir. Il ne sera plus… qu'un mendiant, un laissé pour compte qui se ferait raquetter et abuser.

 

LE CROQUE-MORT

Mais il vous aura, vous. 

 

Devant la mine étonnée des gens.

 

LE CROQUE-MORT

Allons, allons. S'il est votre ami, vous l'aiderez et alors, peut-être, pourra-t-il vivre quelques temps de plus. N'est-ce pas à prendre ? Du temps ? Avec le maléfice, il n'en aura aucun.

 

GALLOIS

...Harang ?

 

HARANG

Blanche ?

 

BLANCHE

Prenez ce que Monsieur vous offre, c'est le plus souhaitable pour lui.

 

HARANG

Alors soit.

 

GALLOIS

Mais Harang !

 

BLESSÉ

Non !

 

GALLOIS

Vois comme il répugne à cette idée, nous ne pouvons prendre une telle décision à sa place !

 

HARANG

Il est terrorisé…

 

GALLOIS

Tout comme moi !

 

HARANG

…mais il sera bientôt mort ! A quel moment sommes-nous de véritables amis ? Est-ce lorsque nous choisissons de le tuer pour respecter son souhait plutôt que de le soutenir lorsqu'il faiblit, ou bien est-ce lorsque nous prenons une décision difficile afin de le sauver ?

 

Hésitation.

 

GALLOIS

Je suppose que nous serions de meilleurs amis si nous le sauvions…

 

HARANG

Alors voilà qui est réglé. (Vers le croque-mort) Faites ce que vous avez à faire, Monsieur. 

 

LE CROQUE-MORT

Très bien. Blanche, préparez la pièce noire. Nous allons opérer.  

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