Chapitre I – Le soleil se lève
Swan s'assit devant le clavier de son synthétiseur. Il avait décidé que cette fois, il arriverait à venir à bout d’un de ces projets un peu fous qui lui venaient parfois, par vagues insaisissables avant de se désagréger en écume de souvenirs. Mais là, une urgence l'animait. La musique s'imposait à lui, prenant la forme d'une obsession qui ne laissait d'alternative. Il s’était rendu compte, au cours de ces dernières semaines, qu’il ne savait plus parler. Il pouvait articuler, former des sons, construire des phrases grammaticalement correctes. Mais il ne pouvait communiquer et sa compagne aussi l’avait remarqué. Il devait composer la mélodie qui lui rendrait sa voix. Il passa la main sur le clavier pour le dégager de la fine couche de poussière qui le ternissait. Il soupira — le synthétiseur avait été neuf un jour, il avait été luisant et propre. C’était peu de temps auparavant, un an, six mois peut-être ? « Encore un achat compulsif », avait commenté Octavia. Swan se mordit les lèvres, pensif. Les sourcils froncés, il s’égara quelques instants, se rappelant de la fugacité de son intérêt pour les choses. Et puis cela lui sembla inutile. Il les avait déjà eues mille fois, ces pensées amères et pessimistes qui laissaient un arrière-goût de honte, de culpabilité. Invariablement, une bonne résolution venait alors les éclipser. Bien qu'il en connût la faible probabilité de mise en application, elle le rassurait.
Pour la première fois depuis bien longtemps, Marin revint à la surface, s'imposa dans son intériorité sans crier gare. Lui qui avait été son « ami pour toujours » et s'était ensuite mué en son « meilleur ami du lycée » à peine leurs chemins séparés. Swan avait du mal à se remémorer son visage. Il était là, tout proche, presque palpable. Il se demanda ce que cet ami perdu de vue devenait, l'imaginant dans mille situations où il était à chaque fois charismatique et impressionnant de savoir. Au lycée, ce frère de cœur était un cancre à succès. Son comportement disruptif ne l'empêchait pas d'être à l'origine des devoirs les plus appréciés par les professeurs. Swan se souvint que Marin lui avait appris à nager et à faire des dissertations. En retour, il avait appris à son ami, élevé à la dure, à explorer et verbaliser ses émotions. Swan lui avait aussi appris à accepter les singularités des uns et des autres, aux prix de longues discussions enflammées. Elles portaient sur les inégalités raciales, de genres. Elles abordaient parfois l'Amour, sous toutes ses formes et orientations. Marin venant d'une famille profondément fermée, les débats agités étaient fréquents au début de leur amitié. Marin se lançait alors dans des tirades passionnées, comme si sa vie en dépendait. Puis peu à peu, ils s'étaient apprivoisés et étaient devenus une zone de confort l'un pour l'autre. Personne ne savait que faire de Marin. Il avait une assurance qui agaçait tout le monde — sauf Swan. Quelques mois après la rentrée post-baccalauréat, ce dernier avait peu à peu allongé son temps de réponse aux messages de son meilleur ami pour toujours. En conséquence, les messages s'étaient peu à peu espacés, leur amitié s'était étiolée. Elle n’avait laissé que le goût amer de la promesse vide, de l’éphémère. Puis les souvenirs aussi s’étaient dilués, au point que Swan avait oublié les traits de son meilleur ami du lycée. Ils étaient de l’ordre du songe. Seul ce spectre, issu du passé, lui rendait visite par moments. Concentre-toi. Il se dit que Marin était certainement bien mieux loti que lui. Alors il se recentra. Il se remit en face du clavier et pressa quelques touches, l’une après l’autre, comme pour imprimer à nouveau dans son cerveau les sons qu’elles émettaient — c’était très exactement pour cette raison qu’il les avait pressées.
*
Je me lavai le visage. J’avais passé la journée dehors, il avait fait chaud et humide. Je me sentais sale. Je disposai mes fioles et flacons sur le rebord de notre douche. Il y avait encore des cheveux de mon compagnon dedans. Pour la 11ème fois de ce mois, j'en soupirai d'agacement. Nous étions le 11 du mois. En allant chercher le nécessaire, j’entendis la musique. Je tournai la tête en direction de l'origine du son, l'entraperçus dans l’embrasure de la porte du bureau. Je ressentis comme une boule au ventre. Encore une fois je me retrouvais au travail, à passer derrière Swan. Je soupirai un peu plus fort que la première fois, mais il ne m'entendit pas, il semblait concentré sur sa machine. Cela me tendit et ma mâchoire se serra. Encore une fois. Après avoir récupéré les produits ménagers, je me mis à la tâche. Je nettoyai la douche, tout en me débattant avec mes cheveux qui semblaient décidés à me masquer la vue. Des gouttes de sueur perlaient sur mon front, menaçant de me picoter les yeux à chaque moment d’inattention. Enfin ma bulle aquatique, chaleureuse, propre, m'accueillit. En son sein, le sentiment d’injustice, la tristesse, la colère et la rancœur semblèrent s'humidifier, se liquéfier, mousser, puis dégouliner en un débit chaud et continu sur mon corps, avant de se confondre dans l'eau insaisissable de la douche.
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Swan grogna presque imperceptiblement, se leva, se dirigea vers la cuisine de leur appartement, porta un verre d’eau à ses lèvres. Il se rendit compte qu’il avait soif depuis un moment déjà. Il se retourna ensuite d’un pas décidé — il fallait bien s’en convaincre — vers le tabouret. Ses mains tremblantes se posèrent sur le clavier. Il s’efforça d’être conscient de leur position, de leur courbure, comme on le lui avait appris quand il était petit. Et puis il joua. Ses doigts se promenèrent allègrement sur les touches et virevoltèrent sur le clavier, produisant un son qu’il n’avait jamais répété, ni même entendu ou imaginé auparavant. Au bout de quelques minutes d'une mélodie envoûtante, la danse s’estompa, son visage affichant une mine satisfaite.
Un doux souvenir était revenu à Swan. Celui de ce professeur de piano dont le nom lui échappait qui lui avait proposé de faire de l’improvisation — après s’être découragé de lui apprendre le solfège. Il repensa à ses cours avec une certaine fierté et nostalgie. Il imagina composer des morceaux qu’il apprécierait écouter et, qui sait, seraient peut-être ensuite appréciés par d'autres. Peut-être que cela l’aiderait à retrouver la parole. Alors il alluma son ordinateur, lança le logiciel qu’il avait téléchargé quelques jours plus tôt. Le temps de démarrage lui parut une éternité.
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Je me séchai, appliquai soigneusement une crème hydratante sur mon visage et le scrutai dans le miroir. La couleur de mes yeux reflétait la météo et variait avec elle. Ce jour-là elle tirait sur le bleu turquoise avec quelques éclats d'émeraude. Swan m’avait un jour dit qu’on pouvait y voir la mer, les jours de beau temps. Je surpris un sourire se dessiner sur mes lèvres. Puis je soupirai — je ne me reconnaissais pas. Ni mes yeux, ni mon cœur, ni mon cerveau n’aimaient ce qu’ils percevaient de ce que j’étais d’aujourd’hui. Swan, mon amour, que fais-tu encore avec moi ?
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Swan ajusta les quelques paramètres qu’il avait appris à maîtriser sur le séquenceur musical, au cours des derniers jours. Il hésita, puis choisit l'instrument qui prêterait sa voix au synthétiseur — en apparence du moins. Enregistrer. La danse de ses doigts reprit. Elle commença, lente et apaisante. Swan s'efforçait de maintenir sa concentration. Le rythme s’accéléra. Il était en phase avec ce qu’il entendait. Il se laissa aller, porté par la musique, elle était sienne. Il serait incapable de reproduire cette mélodie, mais cela lui importait peu — elle appartenait au moment présent. La musique le fit papillonner à nouveau, léger, au-dessus de ses pensées, ses ruminations, ses inquiétudes et ses angoisses les plus silencieuses. Le ballet s’arrêtait parfois, ses mains se maintenant alors en l’air comme en attente de l’ordre de redescendre et venait une sensation d'une douceur singulière — celle de tous les possibles. Et puis elles s'abattaient à nouveau sur le clavier et la musique l’enveloppait. Et avec elle, ces sons mélodieux, spontanés, dont la beauté n’avait pas besoin de solfège, l’enivraient. Ses doigts se mouvaient de touche en touche, sur un rythme imprévisible qui l'amenait dans un au-delà plein de vie.
Le visage de Swan devint soudain grave. Il jouait faux. Il s’arrêta, le regard fixé dans le vide, comme prostré. Son souffle se coupait alors qu'un sentiment insidieux l’envahissait, si fort qu’il le saturait et anesthésiait toute autre sensation. Il ne lui était pas inconnu. Ce sentiment lui rendait visite depuis si longtemps qu’il n'aurait pu dater sa première apparition. Le goût de l’échec inéluctable, tout proche. Le goût de la catastrophe au tournant. Le craquellement silencieux de la façade de réussite. La vérité éclatera. Obnubilé, Swan visionnait sous ses paupières une dizaine de scénarios où il était exposé aux yeux de tous, dépouillé de sa couverture d’imposteur. Il y était, les vivant chacun dans ses moindres détails, passant de la surprise à l’incompréhension, de la terreur à la honte. Ils menaient toujours à l’impasse mortifère. À l'intérieur, les protagonistes ressemblaient à s’y méprendre à ceux de son entourage et le monde paraissait en tous points identique à celui qu’il avait quitté lorsqu'il s’était perdu dans ses pensées. Il y avait néanmoins une divergence entre les deux univers. Dans celui auquel ses pensées le menaient, tout était anxiogène, tout était tacitement définitif et, quoi qu’il pût y dire ou faire, seule la déception s'affichait sur leurs visages. Le personnage central, le plus beau, c’était elle, Octavia. Son visage aux innombrables beautés, jamais identique d’une seconde à l’autre, d’un angle à un autre, d’une lueur solaire à une autre. Ses yeux de mille bleus se posaient sur lui. Ils irradiaient la douce et douloureuse indulgence de la déception de celle qui aime.
- Swan tu ne devais pas te coucher tôt ce soir ? interrogea-t-elle. Tu travailles demain. Quitte à traîner, tu aurais pu étendre le linge au lieu de t’amuser avec ton piano.
- Il y a une machine à étendre ? s'étonna-t-il.
- Bah oui, je te l’ai dit avant le dîner.
- Oula. J’avais oublié !
- Comme d’habitude. Bon, je le fais. Tu as changé les draps ?
- Pas encore…
- Commence, je te rejoins, lança Octavia.
*
Je me demandai comment Swan avait pu vivre en autonomie si longtemps chez lui, avant qu’on emménageât ensemble. Ou plutôt, comment avait-il oublié comment s’occuper d’une maison, si vite après la vie commune entamée ? Excédée, j’expédiai l’étendage de linge et, un peu plus apaisée une fois ma tâche accomplie, je me dirigeai vers notre chambre. Mon compagnon bataillait avec la housse de couette. De guerre lasse, impatiente de retrouver mon lit, je l'aidai au lieu de le laisser se débrouiller, une fois de plus. L’Histoire se répète. Une fois les draps faits, nous nous y glissâmes et tout se dissipa. Les tensions et frustrations s’éclipsèrent sans un bruit. Et les bras fins de mon amoureux m’enveloppèrent. J’étais exactement à ma place, là où je désirais être. Dans cet espace sur-mesure, rien que pour moi. Mon amoureux couvrit mon visage de doux baisers. Je t’aime pour toujours. Il défaisait, sans le savoir, tous les nœuds. Sa douce voix me murmurait ses sentiments, puis ses rêves d'aller mieux, me surprendre, finir sa thèse, nous sauver, conjuguer nos projets au pluriel, à deux voix. Il me regarda longuement, ses yeux sombres bordés de longs cils dans les miens. Une délicieuse sensation de tourbillons de plaisir me traversait, à mesure que Swan multipliait les destinations de ses baisers d’amour.
*
Le rideau mal tiré laissait entrer un rayon de soleil. Ébloui, Swan tenta de se tourner, essaya de replonger dans le monde des rêves. Impossible. Il n'arrêtait pas de se demander pourquoi ses pensées avaient invoqué Marin. Il s’étira, bâilla et se décida à sortir du lit. Le soleil se lève. Et avec lui, le vent sur les braises de la veille.
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