Chapitre II – La mission

9 minutes de lecture

Swan s’étira et attrapa un haut posé sur le dossier d’une chaise. Il l’enfila et tandis que le tissu commençait à le réchauffer, regretta instantanément la chaleur nocturne, douce et rassurante de l’étreinte d’Octavia. Il se retourna vers leur lit où elle était encore endormie. Ses cheveux blonds ondulés formaient des rayons de soleil autour de son visage paisible. Pendant quelques instants le jeune homme admira Octavia, silencieusement, sans bouger. Progressivement le bonheur l’enivrait et l’infini de son amour pour elle le rendait léger. Il se retenait presque de respirer, il lui semblait que cette sensation ne tenait qu’à un fil. C’était un moment suspendu dans le temps où il accédait au monde friable dans lequel leurs sentiments suffisaient pour tout affronter. Swan se nourrissait encore de la vision de sa belle — c’était peut-être le moment de la journée où Octavia était la plus heureuse. Il fut soudain envahi d’une tristesse oppressante. Octavia n’est pas heureuse. Sa respiration reprit plus vite, saccadée. Craignant de la réveiller, il se dirigea vers la cuisine et prépara un petit-déjeuner. Il engloutit les tartines et le chocolat chaud en quelques minutes. Il savait ce qu’il devait faire. Ce ne serait pas facile, mais il n’y avait pas d’autre solution. Chaque chose en son temps — Swan s’assit devant le synthétiseur.

*

Je me réveillai dans un lit vide. Swan avait déserté. Les réveils synchrones de nos débuts me manquèrent tout à coup et je me sentis oppressée. N'est-ce pas comme cela que commence la fin de tout ? Je m’enfouis un peu plus dans la couette, plongeai dans un autre monde. Des pensées conjuguées au passé arrivèrent, me traversèrent, plus ou moins longuement et toutes me laissèrent une marque douloureuse et angoissante. Je passai en revue les derniers mois avec Swan. L’homme que j’aimais et qui ne me parlait plus. J’étais son premier amour. Mais moi, j'avais déjà éprouvé l'amour qui se vit et qui se délie. De ce fait, cet enchaînement d'événements et cette sensation… Tout me paraissait familier. Swan s'enfermait depuis des mois dans un silence assourdissant. Lorsque je m'adressais à lui, je ne ressentais que solitude. Je sentais qu'il ne m'écoutait plus quand je lui parlais, je voyais bien son regard s'accrocher au moindre stimulus. Une mouche, une notification ou les pas d'un voisin le détournaient allègrement de moi. Je le sentais fuir, lui qui passait le plus clair de son temps sur son synthétiseur, cloîtré dans le bureau. Seule la nuit nous était salutaire. Il me prenait dans ses bras, me murmurait ses regrets, ses sentiments, ses rêves à deux et donnait à nouveau corps à l'Amour... Pourtant, je ne pouvais m’empêcher de faire taire cette alarme stridente dans ma tête — atterrissage imminent. Je craignais qu'il ne s'avouât pas à lui-même qu'il était fatigué, épuisé de m'aimer. Je craignais que notre amour s'éteigne de lui-même par désillusion, sans véritable élément déclencheur, sans autre drame que celui de la perte de tout. Dans le passé, j’avais à chaque fois été vaincue par le temps et sa routine destructrice. Par l’agonie de la fougue, parfois d’autant plus cruelle lorsqu’elle s'était avérée asymétrique. Par la lassitude, par manque d'énergie, par la survenue d’autres combats à mener que celui de l’Amour. Cette fois-ci serait-elle différente ? Mes pensées arrêtèrent de conjuguer le présent au passé. Ce jour-là, une idée me réconfortait : mon amoureux et moi préparerions le plat de notre premier rendez-vous. L’occasion de tout changer.

*

Swan ôta son casque et le brouhaha extérieur l'assaillit. Retour à la réalité. Ce matin-là, il avait passé trois heures à créer de toutes pièces un morceau de soixante-huit secondes — qu’il trouvait plutôt satisfaisant. Il avait superposé les pistes, recommençant les enregistrements jusqu’à ce que le résultat lui plaise. Il avait travaillé et retravaillé chaque transition. L’après-midi, il avait écumé tout le net pour trouver des tutoriels pour mettre en ligne et monétiser ses créations. Il avait entamé une quinzaine de vidéos, n’en avait visionné entièrement aucune et n’avait pris aucune décision quant à son projet de publication. Le jeune homme se demandait s’il s’était encore éparpillé. Il balaya ce doute. Cette fois-ci c’était différent. Ce n’était pas comme son projet d’écriture de nouvelles jamais publiées, ses trames de stand-up jamais utilisées, ses dessins restés inachevés, ses courts-métrages archivés. Ce n'était pas comme sa thèse d’anthropologie dont le troisième brouillon dormait, quelque part dans le tiroir de son bureau, depuis des mois. Cela faisait deux ans qu’il annonçait la soutenir à grandes lampées de “cette année c’est sûr”… Tous ces projets commencés. Aucun mené à bout. Mais Swan ne pouvait plus se permettre de décevoir Octavia. Pas encore une fois. Il y avait trop en jeu. Il avait grandi, mûrit. Il se promit qu’il allait réussir. Il réapprendrait à se livrer à elle, à lui exprimer son amour, quitte à tout réapprendre par la musique. Je ferai tout pour toi.

Il était 17h30. Le jeune musicien avait promis à Octavia de faire les courses. Elle devait arriver dans une heure. Il se leva, jura intérieurement, enfila le premier pantalon semi-propre, se dirigea vers la porte, se rappela qu’il avait oublié son portefeuille. Après un demi-tour, il chercha rageusement parmi un tas de vêtements sales sous le lit, qui avait échappé à la vigilance d’Octavia. L’homme jura une deuxième fois, trouva enfin son portefeuille, se rua hors de son appartement. Il s’engouffra dans leur voiture, démarra en trombe, évita à trois reprises un accident. Les courses furent achevées juste à temps. Mission accomplie. Swan se dirigea vers sa voiture. Alors qu’il cherchait la clé dans sa poche, il remarqua une masse difforme, à quelques mètres de son véhicule. Et elle semblait essayer de lui dire quelque chose.

*

17h30. Je remerciai mes collaborateurs, serrai quelques mains. La réunion, sur la fin, avait suinté l’hypocrisie. Les acteurs locaux n’étaient, encore une fois, pas disposés à suivre nos préconisations appuyées par les chiffres. Ils avaient d’autres priorités que d’avancer sur l’adoption et l'application d'un droit universel au logement. Leur manière froide et opératoire d'envisager leurs actions me sidérait. J’échangeais des futilités avec les hommes politiques présents, avec mes collaborateurs, puis m’éclipsai habilement de la salle de réunion. Je bouillonnais. Ils n’en avaient rien à faire, des gens. Ou même de la planète. Tout ce qui comptait, c’était leur image, leur pouvoir. Les publics précaires, cela ne vendait pas. J’avais hâte d’oublier tout cela avec Swan plus tard, même si je ne m'autorisais plus à me plaindre du travail auprès de lui depuis longtemps.

*

18h. Swan eut un mouvement de surprise. La masse difforme était un homme. Un homme frêle, recroquevillé sur lui-même. L’homme se releva péniblement et s’avança vers lui. Au fur et à mesure que l’homme se redressait, il distinguait une familiarité sur son visage, qui semblait marqué par la rue. Un visage émacié, mais qui laissait deviner un charme passé. De grands yeux sombres, bordé de cernes profondes et de sourcils épais. Un nez fin et symétrique surmontait ses lèvres à peine charnues, mais sèches. Sa mâchoire marquée ressemblait à celle des hommes que jalousait Swan en cachette. L’homme était grand et maigre, sa barbe était mal rasée. Ses cheveux châtains se clairsemaient par endroits. Il paraissait jeune et vieux à la fois. Son faciès affichait un degré de calme et de sérénité que Swan n’avait jamais vu avant.

— Swan ?

— Marin.

Il reconnut tout de suite la voix de l’homme. Elle avait à peine changé depuis l’époque du lycée.

— Ça fait…

Marin marqua une pause, mais ne sembla pas perturbé par l’absence de fin à sa phrase.

— Oui, ça fait douze ans, murmura Swan.

Swan regarda discrètement sa montre. 18h10. Les deux hommes engloutissaient un goûter dans la galerie commerciale – Swan avait insisté pour inviter Marin, probablement par culpabilité. Ils étaient désormais deux inconnus partageant un goûter et un passé lointain. Ils avaient quinze ans lorsqu'ils s'étaient rencontrés, avaient traversé ensemble l'adolescence. Pourtant, il y avait un silence gêné entre eux. Une fois le goûter terminé, Marin s’essuya précautionneusement les lèvres et d’une voix calme, à peine audible, s’adressa à Swan.

  • Je ne sais pas si tu as eu vent de tout cela…

Marin marque une pause et observa la réaction de son interlocuteur. Ce dernier attendait simplement la suite de la phrase énigmatique. Elle ne vint pas.

  • Qu’est-ce que je devrais savoir, Marin ?
  • Ils m’ont expulsé. Ils m’ont mis dehors quand je leur ai dit.

Marin scruta à nouveau le visage de Swan, sondant ses réactions.

  • Je ne suis pas sûr de te suivre.
  • Mes parents. Ils m’ont mis dehors quand je leur ai dit. Quand je leur ai dit que j’étais amoureux d’un homme…
  • Je suis désolé. Je ne savais pas… Je suis désolé de ne pas avoir été là à ce moment-là.
  • … J’avais 19 ans, poursuivit Marin, qui ne semblait pas écouter Swan.
  • Je m'en veux pour tes messages restés sans réponse… Je me sens un peu coupable.
  • Ne t'inquiète pas. Tu ne pouvais pas savoir. Mais… j’aurais une demande à te formuler.
  • Dis-moi ?
  • J’ai besoin de toi ce soir. On m’a pris ma tente et toutes mes affaires. Je m’étais absenté pour m’acheter du pain et des allumettes. Je n’ai pas d’abri pour ce soir. J’aimerais…

Il eut la gorge nouée et espéra que Marin ne finirait pas sa phrase.

  • J’ai besoin qu’on m’héberge. Juste cette nuit. Après je dégage.

Marin avait fini sa phrase. Swan lui en voulut pour cela. Il savait pertinemment qu’il ne savait pas dire non. Mais il savait aussi que c’était sa soirée de retrouvailles avec Octavia. Puis il eut un éclair de génie. Il allait donner à Octavia la responsabilité de refuser.

*

18h20. Physiquement, J’étais dans mon bureau avec trois collègues, nous étions dépités du déroulement de la réunion. Intérieurement, je comptai les minutes qui me séparaient de ma soirée de retrouvailles avec Swan. Tic-tac.

  • On n'a peut-être pas la bonne stratégie ? demanda ma collaboratrice.
  • On n'avancera pas sur ce dossier tant que la ligne politique n'aura pas changé, répondis-je du tac au tac. Le parti dominant se présente comme sensible aux préoccupations de la gauche, mais agit comme un parti de droite. On est coincés.
  • Je ne sais pas, il y a bien des moyens de faire bouger les choses, rétorqua mon autre collaborateur.
  • Sans mobilisation massive c'est compliqué, rappelai-je, mais nous pouvons encore agir individuellement. Nous devrions soutenir les associations qui organisent les squats de logements inoccupés. Il y en a tellement en ville, c'est incroyable. Comme si ce n'était plus intéressant de les louer, pour les propriétaires. Je lisais un article sur ça tout à l'heure.
  • Vous avez raison, Octavia. Il faut partir du bas, de l'action la plus minime. Il nous faut remettre la personne au centre de tout, coûte que coûte. Nous ne pouvons pas nous permettre d'attendre qu'ils se réveillent et nous aident.

Ma manageuse avait tranché.

Nous élaborâmes quelques plans d'action, partageâmes conseils et nouvelles résolutions, nous quittâmes sur de bonnes paroles. J'étais encore troublée lorsque je reçus un appel. C’était Swan. Il avait l’air gêné, excité et penaud à la fois. En réalité, je ne compris pas tout. Il était question d’héberger un ami du lycée qui avait des problèmes de logement, temporairement. Je compris que c'était l'ami perdu de vue qu'il avait évoqué avec nostalgie il y avait peu. Je mis l’emphase sur la condition de mon accord, au téléphone : séjour temporaire. J'espérais que Swan m’avait bien entendue. Je dis adieu à nos perspectives de retrouvailles romantiques vespérales. Après toutes les résolutions formulées ce jour-là, j’étais tenue de bien réagir, d’accepter au moins cela. Amère, je ne pus m'empêcher de me faire la réflexion que Swan avait bien calculé son coup pour esquiver ses engagements.

  • Mission accomplie Swan, nous prendrons donc le chemin le plus terrible, celui de la fuite, murmurai-je avec sarcasme. Continue comme ça et on perdra tout. Échec et mat.

Alors que je rangeai mes affaires, un mouvement trop brusque — trop imprégné de tension — bouscula un portrait de nous deux qui trônait sur mon bureau. Le verre se brisa en mille morceaux, créant une mélodie presque agréable.

Je m'en voulu d'avoir surréagi. Aujourd’hui, je sais vers quels orages nos actions d’alors nous ont menées.

Annotations

Vous aimez lire Zionn T. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0