Chapitre III – La partition

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Les vingt-quatre heures se muèrent en jours puis en semaines. Swan était embarrassé. De surcroît, son protégé se révélait bien plus assidu et efficace que lui en matière de tâches ménagères. Quand il essayait d’aider à la maison, il avait l’impression d’être l’assistant, sinon l’invité d'Octavia et Marin. Un jour, il se fit la réflexion qu’il aurait été terriblement jaloux de ce dernier. Cela aurait certainement été le cas dans un monde où Octavia ne lui rappelait pas régulièrement les conditions initiales du séjour de l’asilé. Cela dit, il retrouvait l'amitié de leur adolescence. Taquin, cultivé, bon public, Marin agissait aussi en inconditionnel complice. Il prenait même parti pour lui contre Octavia. De ce fait, Swan se dit que la situation aurait pu être bien pire. Un soir, il invita son ami retrouvé à écouter ses morceaux. Lorsque ce dernier posa le casque sur ses oreilles, une myriade d’émotions marquèrent son visage. Tour à tour, la surprise, puis une joie mêlée de tristesse s'y invitèrent sans discontinuer, suivant un enchainement irrégulier et imprévisible, un émoi croissant, une mosaïque. Le jeune musicien se dit qu’il avait trouvé en lui son premier admirateur. Les jours passèrent et une partition silencieuse à trois voix s'écrivait.

Parfois, les deux jeunes hommes veillaient tard, jusqu'à ce que Swan fût satisfait de ce qu'il avait composé. Le colocataire officieux devint une sorte de mascotte qui l’encourageait sans rechigner et s’avérait fin critique. Parfois, ils conversaient. C'était bref, superficiel, mais drôle — cela convenait parfaitement à Swan. Régulièrement, ils faisaient ensemble les démarches de recherche de logement et d'emploi que préconisait Octavia. Les délais étaient longs et quelque part, cela rassurait Swan. Il se laissa porter par le confort de cette situation nouvelle. Une affection insidieuse rassurante renaquit en lui. À plusieurs reprises, Marin avait partagé avec eux des anecdotes de sa vie d’avant, de la rue. Puis, une phrase restait suspendue dans l’air. Enfin, pendant de longues minutes, l’homme semblait s’enfoncer dans les abysses de ses pensées et son visage, sur lequel persistaient des stigmates de la rue, se tordait dans une expression où se mêlaient tristesse et rancœur. Swan en conclut qu'il y avait des sujets sensibles à éviter.

*

Je m’identifiais comme féministe. Octavia, lâche ton féminisme, me taquinait ma mère. Celle-ci était persuadée que je ne trouverais pas d'homme si je continuais à trop parler de ces sujets-là. Mais j'avais persisté. Pourtant, je m’étais retrouvée prise dans une dynamique semblable à celle que ma grand-mère avait connue dans les années 50. Les histoires qu'elle m'avait racontées avaient bercé ma jeunesse, nourri ma curiosité et mes questionnements. Pourtant, je me faisais la réflexion qu'elles n'étaient pas si loin de ma réalité. Je n’avais jamais imaginé qu’être avec Swan me ferait répéter ces schémas patriarcaux contre lesquels je m'étais régulièrement mobilisée en manifestations. Auparavant, je dansais régulièrement; je ne le faisais plus. Je m’impliquais dans des associations culturelles; j'étais désormais aux abonnés absents. J'avais toujours été d'une nature curieuse, mais l’énergie me manquait pour m’informer. Seul me restait mon engagement contre la précarité sociale et ses conséquences — parce que j'en vivais. C’était tout ce qu’il restait de moi après deux ans de Swan. Mon Swan si fragile, si délicat. Il détournait souvent les propos de Simone de Beauvoir — une de mes autrices favorites — pour les adapter à son propre vécu. On ne naît pas homme, on le devient. Les cicatrices sur son torse ne nous avaient pas épargné des schémas qu'elle dénonçait et ne l’excusaient pas à mes yeux aujourd'hui. Brusquement, Marin était arrivé dans nos vies et j'avais lâché prise. Je participais à nouveau à la vie culturelle féministe locale. Je recommençais à dévorer des livres. Je repris la danse une fois par semaine. Un intérêt pour la médecine, la dégradation du service public hospitalier et les inégalités d’accès aux soins naquit en moi. Je me retrouvais peu à peu dans ce qui m'animait. J’en voulus intérieurement à Swan — c’était son ami qui m'avait permis de revivre pour moi-même.

*

Swan composait dans le bureau, tacitement reconverti en studio, avec son acolyte qui le distrayait par moments. Il évitait encore soigneusement certains sujets avec lui, mais une question le taraudait depuis leurs retrouvailles. Alors qu’il reprenait tout juste son souffle après une boutade, désinhibé par la légèreté du moment, par le rire contagieux de son ami, il céda.

  • Il y a quelque chose qui me travaille un peu…
  • Dis-moi ?
  • Je ne devrais peut-être pas t’embêter avec ça.
  • Vas-y, t’inquiète, l’encouragea Marin avec une expression soudain neutre.
  • Je n’arrête pas de me demander pourquoi tu ne m’en as pas parlé à l’époque.
  • Te parler de quoi ?

Marin parut interloqué.

  • Tu sais, ce que tu m’as dit au centre commercial… L’annonce à tes parents. Je ne savais pas du tout que tu te questionnais sur ton orientation, au lycée…
  • Ah ça, souffla-t-il.

Marin parut rassuré, mais pris de court. Swan crut même discerner une once passagère de dégoût sur son visage. Il s’en voulu d’avoir évoqué un sujet si douloureux.

  • Je suis devenu homosexuel après le lycée. Tu sais, je traînais avec ces gens à la fac… Des personnes un peu comme ça, tu vois.

Marin avait répondu avec un visage qui n’affichait désormais aucune émotion. Swan ne sut pas ce qui était plus dérangeant entre l'apparente absence d'émotion de son ami et son idée d’être “devenu homosexuel” par contagion. Il avait l’impression d’entendre les propos homophobes absurdes d’un autre temps, ou d’un autre monde dans lequel Swan n’avait pas traversé tant de questionnements au lycée aux côtés de son meilleur ami de l’époque. Il se dit que Marin devait avoir intériorisé cette idée, que cela constituait une sorte de rationalisation défensive qui le protégeait d’un vécu douloureux. De ce fait, une grande peine monta en lui — une pitié presque — malgré la gêne qui lui collait au cœur. Alors il ne lança pas de débat comme il l’aurait fait d’ordinaire. Marin était son ami et il avait besoin de pouvoir se confier sans être jugé.

  • C’est de l’une de ces personnes dont tu es tombé amoureux ?
  • … Oui, répondit-il avec une moue.
  • Que s’est-il passé ensuite ?
  • Rien. Mes parents m’ont mis dehors. Je n’avais même pas dix-neuf ans.
  • Marin reprit un air impassible.
  • Comment est-ce que tu as fait, après ?
  • Je suis allé chez des amis… Pendant quelques mois, ça a tenu comme ça. J’ai cherché du travail en parallèle de la fac. Mais je n’avais aucune expérience professionnelle, alors je n’étais sollicité que pour quelques missions brèves, pénibles et mal payées. J’ai dû lâcher la fac, puis peu à peu, j’ai sombré. Mes amitiés se sont effritées. Je n’étais plus le Marin charismatique et indépendant d’avant. J’ai déçu tout le monde. Et rapidement, j’ai fini dans la rue.
  • Et après ? Ça a dû être tellement long dehors… Je me souviens que nous échangions un peu, l’année après le bac, par-ci par-là, sans trop creuser. Et puis pendant ces dix dernières années, je n’ai pas eu de nouvelles. Je m’en veux de ne pas m’être inquiété, tu sais. Je m’étais persuadé que nos échanges distants, irréguliers, tronqués, avaient juste perdu leur intérêt à tes yeux.
  • Non, ne t'inquiète pas… Enfin, ce n’est pas ta faute.
  • Moi je m’en veux, rétorqua Swan, il a dû t’arriver tellement de choses terribles… Je crains même de te demander…
  • Que veux-tu savoir ?

Son compagnon de composition lui parut encore plus grand et maigre et son visage plus cerné. Il semblait à Swan que son interlocuteur était comme épuisé de maintenir un masque imperturbable à la surface de son visage. Mais il dormirait mal ce soir à moins de poursuivre.

  • Pourquoi as-tu disparu pendant ces dix années ? Je veux dire… Est-ce qu’il t’est arrivé quelque chose ?

Le volume de la voix du compositeur s’était peu à peu affaibli, à mesure qu’il se demandait s’il voulait réellement connaître la réponse à sa propre question. La réaction de son ami fut fugace, presque imperceptible, au point qu'il eut du mal à en déterminer la teneur.

  • J’ai fait un tour du pays… Avec des amis de la rue. On descendait vers le Sud pour avoir des hivers plus doux et l’été on se dirigeait vers la mer ou l’océan. On a arpenté pas mal de villes en dix ans. À ce stade, je n’avais plus de ligne téléphonique. Il y a eu des coups durs, j’ai perdu ma dignité et, d’une manière, ma confiance en l’Homme. Je ne sais pas trop ce que tu craignais…

Marin eut un sourire en coin qui tordit légèrement ses lèvres et transperça Swan de ses yeux gris. Un silence qui glaça le musicien, lui coupa le souffle. À un moment, il crut entendre un bruit à peine lointain, un froissement. Mais cela n’eut aucun effet sur les deux hommes, ni sur le silence inquisiteur qui régnait entre eux. Pendant ces quelques secondes d'une longueur infinie, Marin lui parut fragile. Ce dernier ne s’y connaissait pas beaucoup en psychologie ou en psychiatrie, pourtant il se fit la réflexion que toute cette façade n’était que défense, au sens psychanalytique. Pour lui, Marin refoulait ses émotions douloureuses derrière ce masque d'indifférence. Il était clairement dans le déni de tout ce qu’il avait pu traverser.

Swan se fit intérieurement la promesse de l’aider à s’accepter tel qu’il était.

*

Je n’écoutais jamais aux portes. Mais ce soir-là, j’avais entendu la voix, si singulière, de celui dont j’étais amoureuse. Celle de l’homme qui ne me parlait plus. Alors je m’approchai du bureau et écoutai à sa porte. Swan déroulait ses inquiétudes à Marin et j’ai tendu l’oreille. Je fermai les yeux et laissai la musique de ses phrases m’inspirer des images du passé et des rêves inédits. Je l'imaginais avec lui, avec moi. Son visage concentré, attentif et ses lèvres dont s’échappaient des mots justes, fins, qui reformulaient, comprenaient la souffrance. Celle-ci se retrouvait ensuite dans la boîte de ce qui est verbalisé, adressé, traité, de ce qui ne torture plus. Je voyais sa posture ouverte, rassurante. En réalité, je faisais à peine attention au contenu de l’échange des deux jeunes hommes. J’avais déjà interrogé notre "invité" sur son passé. C’était un dimanche soir un peu arrosé, après avoir récuré la maison. J’écoutais donc peu, mais je voyais tout. D’une certaine façon, en tout cas. Sous mes paupières, je voyais la forme ovale du visage de Swan, toujours très expressif, dans l’exagération parfois. Sa peau couleur noyer, traversée par des reflets acajou et miel, rayonnait de chaleur. Il avait un petit nez d’enfant, des yeux en amande et de jolies pommettes. Un duvet, qu’il n’avait jamais rasé tant il avait eu du mal à l’obtenir, habillait ses joues et entourait ses lèvres rosées. J’imaginais Swan à l’écoute, comme il l’avait été avec moi à nos débuts. Je me laissais portée par la discussion. Je ne savais pas si j’étais jalouse de son ami. Peut-être que cela l'aiderait à me parler, me disais-je. Soudain, je me figeai. Cela ne colle pas. Marin m’avait confié qu’il n’avait jamais bougé de notre ville depuis qu’il avait été mis dehors par ses parents. Qu'il avait été logé dans un Centre d’Hébergement d’Urgence, puis dans une Maison Relais, ces dix dernières années, avant d’en être expulsé pour un problème mineur avec une autre personne — il m’avait d’ailleurs dit ne s’être jamais fait d’amis dans sa vie dans la précarité. Dans son récit ce dimanche-là, il n'y avait pas eu de tour de France avec des amis pendant dix ans. Cela ne colle pas. Quelque chose en moi s'anima. Un mauvais pressentiment, de ceux qu'on apprend à écouter. D'autres incohérences me revinrent, les minuscules et multiples pièces d'un inquiétant puzzle. Ces pièces s’inséraient entre les portées de la partition à trois voix. La mélodie nous avait assommés, engourdis. Elle nous avait rendus malléables. Je mettais à peine le doigt sur sa dissonance.

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