Chapitre IV – L'araignée

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Que lui dire sinon que je ne sais rien ? Plus les jours passaient, plus je dansais. Je prétextais préparer un spectacle qui approchait à grands pas. En réalité, j'avais d’emblée annoncé au professeur ne pas y participer. Je dansais dans notre salon. Marin n’existait plus. Swan non plus. Leur conversation de cette nuit-là n’avait jamais existé. Dans le séjour, leurs yeux ébahis étaient rivés sur moi, mais personne ne me voyait. Je fermais les yeux, la musique me parlait, je lui répondais. Simplement. Mon corps n’était plus mien, mais celui de la musique dont il devenait l’extension. Il ondulait, se tendait et se courbait en réponse à sa mélodie. Il suggérait, s'arrêtait, reprenait, trébuchait et se relevait, incohérent et insaisissable. Il me libérait des parasites. Rapidement la danse devint quotidienne et indispensable pour gérer mes incertitudes. Je m’enlisais dans une stratégie inspirée par l’autruche. Jusqu'à quand fuiras-tu ? Peu de temps après que j’aie entraperçu les incohérences de Marin, je me rendis sur le lieu où se tenait une assemblée associative. J’étais en avance. Cela faisait un mois, ou peut-être deux, que j’assistais à nouveau à ces évènements bimensuels. L’association culturelle féministe locale était l’une des plus actives du pays. Je me reconnaissais dans ses valeurs et engagements. Alors que j’arrivais à la porte, j’entendis des voix et mon nom prononcé tout bas. Surprise, je me figeai, n’osant plus faire de bruit.

*

Octavia n’était plus la même. Swan avait d’abord été ravi de la voir s’animer à nouveau à travers ses passions. Elle dansait dans le salon, se désarticulait, s'arquait, tremblait, vivait la musique. Elle revivait, tout simplement. Il la regardait et en lui se composait un cocktail, à base d’amusement, d’admiration, d’amour et de jalousie. Il buvait Octavia de ce regard aux mille émotions. Marin lui tendait une bière, qu’il sirotait alors d’une soif artificielle. Swan était si proche et elle si loin. Lui se sentait plus près que jamais — plus prêt que jamais. Mais à présent elle le fuyait, s’évaporait en début de toute conversation. Il suivait ses mouvements du regard, regrettait les moments où elle lui donnait ses paroles à boire. Sa bouteille se vidait alors par lampées. Son jugement s’abattait sur lui-même qui se retrouvait englué par un alcool poisseux, violent de frustration et de tristesse, mais réconfortant. Moins de pensées à gérer, rationalisait-il.

*

Les voix provenaient de l’intérieur de la salle, assourdies mais fébriles. Je reconnaissais l'urgence de la rumeur dévoilée à mi-mot.

  • Tu ne le répètes à personne, d’accord ?

L'interdit moral du “convenu et convenable” freinait cette urgence.

  • Ce n’est pas pour raconter sa vie, mais bon je m’inquiète pour elle.

Elle. Moi. Curieuse de savoir pourquoi j’étais au centre d'une conversation alarmante, je tremblais, l’oreille tendue, cachée derrière une porte.

  • Vous voyez, il ressemble comme deux gouttes d’eau à la photo de ce numéro de la Dépêche. Je me disais bien que cet homme me disait un truc. Alors j’ai cherché et hier j’ai retrouvé ça chez mes grands-parents.
  • Mais non…
  • Ça a l’air d’être lui…
  • Et ce n’est pas tout… Tu as vu pourquoi on l’a écroué ?
  • C’est horrible.
  • Quand je l’ai vu avec Swan, tu sais, le compagnon d’Octavia, je n’ai pas pu m’empêcher de faire le lien…
  • … peur …
  • … safe ?… piège…
  • … pourrait recommencer …

Je n’entendais plus qu’une dictée à trous à mesure que les voix s’étouffaient progressivement. Quelque chose me disait que ce que j'imaginais à partir de ce texte à trous n’était qu’un euphémisme de la réalité.

J’arrivai finalement à cette assemblée teintée de messes basses en retard, après quelques tergiversations : y assister ou éviter la confrontation ? Je n’avais pu reconnaître les voix qui avaient parlé de moi. J’avais honte et je me fis discrète — je n’avais jamais été aussi silencieuse dans une assemblée. Galvanisé par ma passivité, mon cœur à son tour dansa, chaloupa, balança sur une mélodie que je ne souhaitais pas entendre. Jamais auparavant n’avais-je autant évité mon compagnon, nos conversations, la quête de la vérité. J’étais restée immobile et docile alors qu'une araignée tissait probablement sa toile mortifère dans notre maison — ma pire crainte. Je dois lui parler.

*

Swan imaginait l’impossible dialogue de leur couple décliné en mille scénarios, à huis clos avec Marin. Ce dernier se glissait dans un rôle de conseiller conjugal à l’impartialité douteuse pour l’occasion. Au fil de l’eau, des danses, des scénarios, des bières, Swan développait une rancœur contre sa compagne. Elle quitte sans bruit le navire, au moment où je nous sens proches du salut. Marin était devenu un pilier. Swan composait sa pièce maîtresse, un morceau qui était arrivé un jour, de nulle part, de ses tripes, de son amour, du vide, du trop-plein, du silence qu’il criait tous les jours. Celui-là même qui s’était accroché aux épaules d'Octavia l’avait fait ployer, tenir bon, abandonner. Plus que d’une rancœur envers elle, Swan était empli d’une haine envers lui-même que seul apaisait l’intérêt que lui portait Marin. S’il reste, c’est que j’en vaux peut-être la peine. Il composait presque toute la journée, ne dormait plus que trois ou quatre heures la nuit, se réveillait les traits tirés. Il ne pouvait qualifier le morceau. De note en note, il parlait de souffrance, criait l’incertitude, murmurait la force retrouvée, chantait l’amour clair et engagé pour une femme qui l’avait attendu pour l’infini, mais ne le regardait plus dans les yeux. Il invoquait les étreintes du soir, celles qui avaient un temps recousu l’espoir, celles qui désormais avaient déserté leur chambre plongée dans le noir.

  • Il faut qu’on parle, murmura-t-elle un soir.

Elle me quitte.

  • …Il y a quelque chose que je n’arrive pas à te dire… poursuivit Octavia.

Elle me trompe. Swan muet, pétrifié, dissocié, glissait vers des états qu’il n’avait jusque-là qu’imaginé.

  • …Ça fait un moment que je garde ça pour moi, je ne peux pas continuer à faire semblant…

Depuis quand me trompe-t-elle ? Les mots se bousculaient jusqu’à la gorge de Swan, la nouant sans pouvoir en sortir.

  • …Il n’y avait que nous, nous deux contre le reste du monde, tu te souviens de cette chanson débile ? Puis est arrivée cette troisième personne…

Elle est amoureuse d’un autre ou d’une autre.

  • …Et je ne peux plus continuer à te cacher ce truc…

Je n'ai rien vu venir. Je suis si bête. Assommé par ce qu’il entendait, Swan s’assit, reposa son corps endolori et son cœur qui battait toujours plus fort, plus vite.

  • …Et tout a changé…

J’ai tout perdu.

  • Marin n’est pas celui que tu crois.

Non. Pas lui !

  • Il nous ment, déclara Octavia d’une voix calme.

Quoi ? Je ne comprends plus. Swan se redressa.

  • Attends, attends, on parle de quoi là ?

Une première phrase avait trouvé sa voie à force de bégaiement. Elle avait été propulsée par la brutale incompréhension du jeune homme, jusqu’alors plongé dans le mutisme.

Octavia marqua une pause, celle du début de la descente dans un tourbillon d'hypothèses désordonnées. C'était le revirement de situation auquel Swan ne s’était pas préparé. Croire que sa compagne qu’il connaissait par cœur lui était infidèle lui avait été tellement plus facile. Quelque chose en lui se brisa lorsqu’il s’en rendit compte.

  • Marin a fait quelque chose de grave…

Les bras du jeune homme troublé tombèrent le long de son corps.

  • … tué, ou peut-être pire, s’il y a pire, continua-t-elle.

Les yeux écarquillés de Swan ne savaient plus où se poser, où se reposer. Trop d’informations, trop de stimuli.

  • Il faut qu’on se mette hors de danger…

Si elle a raison… J’aurai douté d’elle alors que c’est Marin qui me manipule.

  • J’ai peur pour nous.

Les archives de la Dépêche furent parcourues, les mains dans les mains pour se donner le courage de sortir la tête du sable. Sur la photo d’identité judiciaire d’un numéro vieux de dix ans, c'était Marin. Dans l’article, les réponses les plus tordues à leurs questions les plus terrifiantes — celles qu’ils ne s’étaient jamais posées. Marin est donc bien l’araignée dont la toile s'agrippe déjà probablement dans nos vies. Cette conclusion tirée, le corps de Swan ne lui appartint plus. Ce corps qui avait été las et endolori se tendit, traversé par un afflux de sang. Un sang d’encre, lui qui imaginait qu’il aurait pu perdre Octavia, perdre leurs vies. Un mauvais sang surtout, qui ne fit qu'un tour. Il se rua dans le salon, empoigna le bras endormi de Marin. Il l’entraîna avec lui sur trois mètres, se moquant bien de la douleur qu’il pourrait occasionner au passage. Une part de lui s’en réjouit même. De longs cris s’élevèrent en chœur. Marin hurla de douleur, Octavia d’horreur, Swan de colère. Une colère qui ne touche plus terre, celle qui défend la vie avec l’être aimé. Un choc sur la tête de Marin lui ouvrit l’arcade. Du liquide aux nuances de rouge, visqueux et vital, dégoulina sur le pyjama de l'homme qui avait un jour fait la une glauque de la Dépêche.

Plus de retour en arrière possible.

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