Chapitre V - Alea jacta est : Octavia
Plus de retour en arrière possible.
Le monde, mon monde s’effritait autour de moi. Devant moi, se tenait l’homme que j’aimais, que je connaissais par cœur et dont la douceur m’avait charmée dès le premier jour. Devant moi, son visage déformé par la colère, crachait une haine sans limite. Ses gestes brusques me paraissaient dépouillés de toute âme, cœur ou raison et s’acharnaient sur celui que nous avions aimé et considéré comme un ami. Marin ne se débattait pas et ne criait plus. Il semblait résigné, pétrifié, les deux à la fois ou peut-être ni l’un ni l’autre. J’avais vu les coups et je devinais la douleur qu’il pouvait ressentir. Mais aucun mot ne sortait de sa bouche, aucun mouvement ne venait le protéger en réaction.
- Avoue ! hurlait Swan.
Celui qu’il maintenait à terre ne répondait pas.
- Tu nous as bien pris pour des imbéciles ! Tu avais prévu quoi pour nous ? La même chose que ce que tu lui as fait ? Ce que tu leur as fait ? continua-t-il.
- Swan calme toi, intervins-je. On ne peut pas gérer ça nous-même.
- Tu as vu ce qu’il lui a fait, Octavia ? As-tu lu la même chose que moi ? On était les prochains !
Il se tourna vers moi en me répondant. L’espace d’un moment, je vis une autre personne à sa place, avec ses traits, ses mains, son corps. Mais ce n’était pas lui. Des larmes s’échappaient à contrecœur de ses yeux injectés de sang. D’où sors-tu cette brutalité ? Je ressentais un cocktail de colère, de peur, d'inquiétude. Mais à cet instant précis, je ne savais pas vers qui elles se dirigeaient.
- Attends, calme toi, on va appeler la police, on va le dégager de la maison.
- Les appeler et leur demander quoi ? Qu’ils l’écrouent pour une intention ? Un antécédent ? Sans preuve ? Là c’est fini ! C’est lui ou nous ! Ils vont le laisser partir et ensuite quoi ?
Nous étions trois dans l’appartement, mais je ne m’étais jamais sentie aussi seule. Je n’avais aucun contrôle sur ce qui se passait. La compréhension des évènements peinait à se former dans mon cerveau. Des pensées inachevées s’y agitaient.
Pour qui sonnera le glas ?…
Quoi qu’il arrive, comment pourrons-nous nous le pardonner ?…
Si je te perds je me perds aussi…
Mais si nous faisons du mal à Marin, si nous lui faisons plus de mal…
- Il nous retrouvera ! Nous ne serons plus jamais en sécurité ! Jusqu’à ce que nous finissions le corps meurtri au fond d’un lac. Comme ce pauvre garçon et sa copine il y a dix ans. C’était son ami ce gars. Son ami, Octavia.
La voix de Swan commença à se hacher et des sanglots secouèrent son corps. Il se contractait à intervalles réguliers alors qu’il lâchait et s’éloignait de son ami devenu otage. Je voyais de la colère, de la tristesse et de la peur s’inscrire sur son visage et sur ses mouvements. Ses yeux ne quittaient plus ses mains ensanglantées. Pendant ce temps, celui que nous qualifiions de criminel restait passif, immobile. Son visage était boursouflé par endroits, son épaule formait un angle étrange. Mais je ne distinguais sur son faciès aucune émotion, aucune douleur, aucune présence.
Mes yeux s’embuèrent de larmes devant cette scène, ma lâcheté, la violence de celui que j’aimais, les horribles révélations sur l’homme que nous hébergions. Devant un futur incertain qui ne m’inspirait alors qu’horreur, regrets, tragédie.
À un moment, Swan se redressa, s’essuya le visage d’un revers de main et se dirigea vers le sac de notre otage. Il renversa le contenu de son sac sur le sol. Il semblait chercher quelque chose. Je me sentais tellement mal à l’aise. La réalité s’était échappée et je vivais ce cauchemar à la place, sans pouvoir me réveiller, l’arrêter. Je jetais quelques coups d'œil à l’ancien détenu, la peur au ventre ; il aurait pu me sauter dessus avant que mon concubin ne puisse réagir. Ce dernier poussa un petit cri.
- Ah ! J’ai trouvé ta carte de rendez-vous…
Le concerné ne broncha pas mais, moi, je sentis comme l’effet d’un réveil. Les pièces de mon cerveau s’assemblaient, se reconnectaient au présent. L’homme de ma vie était en train d’agresser un autre individu, si criminel qu’il soit et je ne l’en empêchais pas.
- …Service pénitentiaire d'insertion et de probation. Tu t’es bien gardé de m’en parler, quand je t’aidais pour tes démarches. Je n’en reviens pas…
J’étais dégoutée. Dégoûtée d’avoir laissé une personne dangereuse s’installer chez nous, qu’il ait eu accès à notre intimité. Dégoûtée de l’attitude que Swan avait adoptée, celle du chevalier qui sauve la princesse en détresse, qui au nom de l’Amour se donnait un rôle de mâle protecteur et usait de cette violence qui aurait pu être évitée.
- …Depuis tout ce temps, tu squattes et puis ensuite quoi ?… poursuivait-il..
Il n’était pas né homme, il l’était devenu. Cela n’était vrai que d’un point de vue extérieur. Et ses cicatrices sur le torse et les injections qu’il se faisait tous les mois en avaient été le prix.
- …C’est ça ton modus operandi ?, s’égosilla-t-il en se rapprochant de Marin comme s’il allait à nouveau l’agripper.
Je l’avais toujours vu comme l’homme idéal, un homme qui n’avait pas été élevé comme tel, pas été programmé comme tel avec les injonctions qui allaient avec. Et pourtant j’étais dans cette situation, témoin écœuré d’une violence dont j’avais toujours eu horreur. Je ne pourrai jamais oublier ce que tu lui fais. Alors je rassemblai mes forces.
- Laisse-moi lui parler. Nous n’arriverons à rien comme ça, argumentai-je.
Swan acquiesça et s’éloigna. J’avais l’impression qu’il se détendait, ce que j’interprétais alors comme le résultat d’une charge retirée de ses les épaules.
- Marin, on va appeler la police. Mais on aimerait que tu nous parles avant. Pourquoi es-tu resté ? Qu’est-ce que tu avais en tête ?
- Je ne… pas… noyez…
C’est tout ce que j’entendis lorsque les lèvres de Marin se murent pour la première fois depuis qu’il ait été tiré du canapé. Swan se tenait à distance, les bras croisés, sourcils froncés.
- Qui se noie ?
Je m'approchai et m’accroupis près de lui pour mieux l’entendre.
- Je ne suis pas ce que vous croyez, murmura-t-il.
Marin nous regarda tour à tour dans les yeux et toussa avant de continuer.
- Je peux le prouver.
J’avais du mal à entendre sa voix. Elle était éraillée, son souffle était court. Son visage exprimait à présent la douleur. Il y avait aussi quelque chose d’autre que je n’arrivais pas à déchiffrer, comme un air de provocation — ou peut-être une sorte d’espoir. Quoi qu’il en soit, je fus soulagée. Il y avait à nouveau quelqu’un. Alea jacta est. Que ferons-nous avec toutes les cartes entre nos mains ?
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