Chapitre VI – Alea jacta est : Swan
Plus de retour en arrière possible.
Le regard de Swan ne parvenait plus à se détourner de ses mains ensanglantées. Il tendait devant lui ses doigts de claviériste, les mêmes qui avaient produit des mélodies d’une beauté cristalline. Le liquide cramoisi et poisseux qui entravait leurs mouvements était le témoin impur des événements récents. Le jeune homme, de petite stature, ne pouvait entièrement réprimer les secousses qui parcouraient son corps et les larmes salées qui s’écoulaient de ses yeux. Il considéra un instant les dégâts qu’il avait occasionnés. Dans le salon, tous les objets semblaient avoir été propulsés hors de leur place naturelle. La télévision, dont l’écran semblait brisé, était renversée devant le meuble sur lequel elle était habituellement posée. Elle avait atterri sur leur boîte de souvenirs en bois et se tenait en équilibre à moitié sur ladite boite, à moitié sur le sol. Les bibelots de la table basse étaient presque tous cassés, tout comme ce meuble d’ailleurs, qui avait ployé sous le poids des deux hommes. Le tapis était retroussé au fond du salon, aux pieds de Marin. Celui-ci gisait, immobile, les yeux grands ouverts, silencieux, dans une drôle de position. L’impassibilité du grand homme maigre, du criminel qu’il avait considéré comme un ami, l’irrita au plus haut point. Continue à faire semblant, je sais qui tu es et tu ne me manipuleras plus. Swan agissait avec la conviction de faire ce qui devait être fait pour Octavia, pour lui, pour leur vie commune. Pourtant, alors que les sentiments de méfiance, de haine et de trahison arrivaient à un paroxysme et l’éloignaient de toute pitié envers l’homme allongé dans le salon, il douta. Qu’est-ce que cela fait de moi ? Il s’essuya le visage avec le dos de ses mains pour ne pas se tâcher, mais sentit tout de même le liquide visqueux marquer sa peau. Animé par une interrogation qui lui rongeait la peau, il se mit dans une quête frénétique de réponses. Se frayant un passage entre les débris de leurs vies tranquilles, le jeune musicien saisit le sac de Marin. Il éparpilla son contenu sur le parquet et entreprit de trouver quelque chose. N’importe quel élément pouvant conforter et justifier ce qu’il faisait, ce qu’il avait fait. Bingo.
- Ah ! J’ai trouvé ta carte de rendez-vous…
Swan s’était redressé et sa posture était d’une rigidité hurlant tout bas : je sais que mes actions sont légitimes. Il surplombait le grand corps de l’homme qu’il avait laissé au sol. Ce dernier ne broncha pas et lui sembla indifférent, loin de ce qui se passait. Octavia, immobile également, silencieuse, paraissait pétrifiée. Après ces terrifiantes révélations sur Marin c’est normal, se dit son compagnon.
- …Service pénitentiaire d'insertion et de probation. Tu t’es bien gardé de m’en parler, quand je t’aidais pour tes démarches. Je n’en reviens pas…
Swan fut parcouru d’un frisson d’adrénaline en lisant le bout de carton écorné. Quelque chose en lui fut rassuré : tout cela n’avait pas été vain. Sa colère était légitime, tout comme ses agissements. Pourtant, un autre pan de son intériorité s’effondrait. Il se mit à douter — quelles avaient été les motivations de Marin ? Le musicien avait récemment puisé sa confiance en lui dans l’amitié que lui portait cet homme, que lui restait-il ? Qu’est-ce qui restait, hormis un ancien ami qu’il soupçonnait désormais fortement d’être resté dans un dessein malveillant ?
Octavia.
Préserver au moins ça, au moins nous.
- …Depuis tout ce temps, tu squattes et ensuite quoi ?
Swan vociférait des questions, mais n’attendait plus de réponse. Il s’agitait, se tendait, se pliait comme une marionnette désarticulée.
- … C’est ça ton modus operandi ?
Il fondit sur l’homme qu’il avait par deux fois aimé comme un frère. Des émotions contradictoires tiraient des ficelles invisibles et dictaient ses actions, faisaient de lui un pantin assoiffé de vengeance et capable d’une violence qui ne lui ressemblait pas.
- Laisse-moi lui parler. Nous n’arriverons à rien comme ça, l’arrêta Octavia.
Il s’arrêta brusquement en voyant le regard d’Octavia. Dans ses yeux, il pouvait voir à certains moments les reflets argentés d’une mer bleue qui s’agitait au rythme d’un orage. Swan prit conscience à cet instant qu’il était un acteur de cet orage qui la malmenait elle aussi. Dans le regard d’Octavia, il identifia enfin l’inquiétude, la beauté triste, la douleur muette, l’amour aussi déçu qu’infini. Il vit en elle le personnage à la déception d’une indulgence douloureuse qui habitait ses pensées. Swan sentit son corps devenir mou alors que son esprit désertait cette enveloppe qu’il n’assumait plus. Alors que ses pensées s’évadaient en quête de sens, en quête d’une antériorité plus paisible où il n’avait pas défiguré un homme dans son salon, la discussion se poursuivit :
- Marin, on va appeler la police. Mais on aimerait que tu nous parles avant. Pourquoi es-tu resté ? Qu’est-ce que tu avais en tête ?
- Je ne… pas… noyez…
Swan n’entendait pas tout de qu’ils se disaient, se tenant à distance physique et psychique de l’interaction, sourcils froncés, le regard dans le vide. Il n’était plus sûr de sa légitimité, du bien fondé de ses actions. En fait, il savait qu’il avait été d’une violence sans nom, disproportionnée — celui qu’il voyait désormais comme un criminel, un meurtrier, n’avait opposé aucune résistance et n’avait répondu à aucun de ses coups. Il aurait pu l’immobiliser et appeler la police. Au lieu de cela, il l’avait traîné et frappé, encore et encore. Il avait sûrement fracturé le bras de Marin, il l’avait au moins luxé.
- Qui se noie ?
Octavia semblait s’en sortir bien mieux que Swan, elle obtenait au moins un semblant de réponse, fusse-elle incompréhensible.
- Je ne suis pas ce que vous croyez, murmura l’homme meurtri au sol.
Marin nous regarda tour à tour dans les yeux et toussa avant de continuer. Swan, dubitatif mais empli d’un espoir contradictoire, sentit son esprit habiter à nouveau son corps. Il tendit l’oreille.
- Je peux le prouver.
L’homme, dont la maigreur rendait les blessures encore plus spectaculaires, se leva lentement à grand peine, boita en évitant précautionneusement les objets brisés sur le sol. Il se mit à trier ses effets personnels éparpillés. Swan baissa les yeux et honteux, avant d'observer à nouveau l’homme blessé qui avait saisi une pochette verte et paraissait chercher quelque chose. Marin tira un lot de feuilles et les leur tendit.
- Tout est là. Je réunis ces documents depuis ma sortie, surtout depuis que vous m’avez recueilli. Je dois les apporter à mon rendez-vous au SPIP.
Marin avait le souffle court, la voix faible. Tandis qu’il inspectait son corps abîmé, ses hôtes lisaient les pages tachées de sang par endroits. Progressivement, de paragraphe en paragraphe, un sentiment d’horreur les prit. Mais l’horreur avait changé de camp. Swan se fit la réflexion que c’était désormais de lui-même qu’il avait peur. L’expression d’Octavia lui fit se dire qu’ils avaient tous deux cette peur d’eux-mêmes, de ce qu’ils avaient fait ou laissé faire. Les documents détaillaient une réalité distincte de celle à laquelle ils avaient eu accès. Dans cette nouvelle réalité, Marin n'avait pas commis les terribles crimes détaillés dans la Dépêche. Dans une déclaration sur l’honneur, il expliquait qu’il avait été injustement incarcéré pendant dix ans, mais qu’il avait surtout perdu deux amis, Kyan et Élo, qui l’hébergeaient depuis une énième dispute avec ses parents au cours de laquelle il avait failli perdre l’usage de la vue. Un certificat établi par un ophtalmologiste détaillait les lésions oculaires et palpébrales objectivées le soir dudit conflit familial. Il n’avait jamais déposé plainte contre ses parents. Au milieu de la nuit, à peine deux heures après que Marin avait été éjecté de son sommeil — et du canapé — les trois trentenaires se trouvaient à présent autour du bar, parcourant ensemble les papiers réunis par l’ancien prisonnier. Le couple était silencieux, heurté, touché par l’histoire de vie de celui qu’ils avaient recueilli. Swan s’était toujours douté que les parents de son ami n’étaient pas faciles à vivre, mais les déclarations, les photos, les preuves que ce dernier avait rassemblées relataient une souffrance qui remontait à l’enfance, des maltraitances physiques et psychologiques que personne ne devrait jamais endurer. Swan se concentra sur les allégations datées aux années lycées.
[…] Mon père est sorti de ses gonds : je n’avais pas rangé ma chambre et lui avais répondu pour la première fois de ma vie. Il s’est d’abord acharné sur moi, mais cela ne lui suffisait pas. Du coup, il a attrapé un marteau et […]
Swan ferma fort les paupières pour effacer ce qu’il avait lu, mais des images aux détails très réalistes s’étaient formées dans ses pensées et ne voulaient plus les quitter.
[…] À partir de ce jour, tout s’était empiré. Le lendemain, par pur plaisir, mon père m’avait tondu à ras un unique côté de la tête et m’avait forcé à faire le tour du village en courant, avec cette coupe et surtout sans le moindre vêtement. Personne n’a jamais signalé mon père dans le village. Ceux qui ne le craignaient pas l’admiraient. Quant à mère, c’était un peu des deux cas de figure, en tout cas elle ne m’a jamais défendu.
Un souvenir revint à Swan. Son meilleur ami était arrivé au lycée avec le crâne rasé à blanc et la meilleure histoire du weekend : l’œil au beurre noir qu’il semblait alors arborer fièrement avait été mise sur le compte d’une bagarre pour une fille en couple à qui il aurait plu. Bien sûr, commenta ironiquement Swan intérieurement, avant de regretter cette réflexion. Partagé entre la déception de ne pas avoir été un assez bon confident pour Marin, la rancœur suscitée par la découverte d’un mensonge de plus et un effondrement émotionnel découlant de la lecture de ces textes, Swan ne dit rien et ravala ses larmes. Le père de son ami était décrit comme un homme manipulateur, violent, plein de rancœur, un homme excessivement intelligent mais qui n’avait pas eu le succès auquel il avait aspiré. Un homme qui en voulait à ceux qui réussissaient, mais surtout qui en voulait à Marin d’être arrivé dans sa vie et l’avait perçu comme un obstacle à son accomplissement avant même sa naissance. Cela ne l’empêchait pas d’admirer et de chercher à fréquenter des personnes puissantes. Mais plus ou moins secrètement, il les détestait, selon son fils. Swan s’attela à la lecture d’un rapport de médecine légiste que sa compagne avait déjà entamé. Le visage de celle-ci pâlissait au fur et à mesure de son avancée. Il mit cela sur le compte de la violence du crime pour lequel l’homme attablé avec eux avait été condamné : cela le dépassait et devait la dépasser elle-aussi.
[…] La majorité du matériel génétique que nous avons pu isoler est endommagé et inexploitable, très probablement en raison de l’exposition post-mortem des victimes à un agent corrosif. Cela pourrait expliquer les conclusions de la première analyse effectuée à la suite des autopsies. Sur demande de l’avocate de la défense, nous avons pu procéder à une deuxième analyse génétique sur les deux victimes. Une faible quantité d’acide désoxyribonucléique exploitable sous les ongles des victimes nous a permis de comparer de manière fiable l’ADN isolé et celui de l’accusé, Marin Gualt. Nous pouvons affirmer qu’ils proviennent de deux personnes différentes, avec une probabilité de 99,98%. […]
La conclusion de l’analyse de l’ADN des échantillons était sans appel, ils provenaient de deux personnes différentes. Swan se détendit soudain, sentit ses muscles, endoloris par tant de tension, se relâcher.
[…] Il y a une concordance de 50% entre les deux ADN étudiés. La nature précise de la substance ayant pu altérer le matériel génétique n’est pas mentionnée dans les rapports antérieurs. Notons qu’il nous paraît inhabituel de ne retrouver nulle part la mention d’une analyse chimique, qui fait pourtant partie du protocole dans ce contexte. […]
Dans les documents suivants, qu’Octavia et Swan lisaient tous deux religieusement, silencieusement et avec un effroi croissant les rouages d’une mécanique implacable qui étaient décrits. Marin avait été condamné à tort conséquemment à enchaînement de dysfonctionnements, d’erreurs, de preuves perdues, que seule une intervention humaine déterminée et puissante pouvait entraîner. Il pouvait le prouver et avait d’ailleurs prévu de le faire le lendemain au cours du rendez-vous au service pénitentiaire d'insertion et de probation. Dans son soulagement, une angoisse sourde se fraya un chemin en Swan, alors qu’une pensée tournait en boucle : ce qu’il avait fait cette nuit-là ne pourrait désormais se justifier. Alea jacta est. À partir de ce moment, tout était dans les mains de Marin.
Annotations