Chapitre 12
Zola
Décembre venait de chasser Novembre. Les semaines défilaient, la neige tombait, le vent soufflait. Orion retrouvait peu à peu sa joie de vivre. Tahnee était bien dans ses patounes. Les journées étaient rythmées par mon travail et nos différentes routines. Le monde entier semblait aller de l’avant, sauf moi. C’est comme si j’étais resté figée sur cette journée où il avait posé son front contre le mien avant de franchir la déchirure. Mon corps fonctionnait comme un robot en remplissant les tâches habituelles. Mon esprit essayait de suivre et de ne pas regarder en arrière. Mon cœur lui n’en faisait qu’à sa tête. Ash me manquait. Son absence me pesait. Les différentes anecdotes racontées par Orion ne faisaient qu’amplifier mes sentiments à son encontre. Je ne l’avais pourtant connu que durant quelques mois. Sa présence calme et solide me manquait. Nos exercices matinaux n’avaient plus la même saveur. Mon cher ami ailé l’avait remplacé mais ce n’était plus pareil. Comme si je flétrissais sans son regard sur moi. Moi qui m’étais promise de ne plus dépendre du regard d’un homme pour être heureuse ! Cette situation m’agaçait au plus haut point. Se mettre dans des états pareils pour un type ronchon qui ne m’appréciait que modérément. Je me fustigeais régulièrement à ce propos. Je me surprenais à grommeler au sujet du métamorphe de plus en plus souvent. Quand je nourrissais les poules, en déneigeant les sondes, sous la douche. Parfois Orion me trouvait en train de marmonner comme une petite vieille grincheuse après les gamins trop bruyants dans sa rue. Dans ces cas-là il passait son chemin en souriant. Comme si lui avait compris quelque chose qui m’échappait encore. Ce qui faisait grimper ma tension encore plus.
Quelques jours plus tard, je surpris une fois de plus son petit sourire narquois.
- Si tu as quelque chose à dire, fais-le au lieu de me sourire comme le chat du Cheshire !
- Alors premièrement je ne sais pas qui est ce chat. Deuxièmement de quel sourire parles-tu ?
- Tu sais très bien duquel je parle petit Brownie sournois !
- Moi sournois ? Tu me blesses profondément Zola !
J’aurais pu le croire s’il n’avait pas posé sa main sur son cœur d’une façon aussi dramatique.
- Oh si tu es sournois et bien trop malin ! Je pense que tu sais ou que tu prépares quelque chose ! Tu as plutôt intérêt à me dire quoi !
- Sinon ?
Il prit sa taille humaine pour essayer de m’impressionner et me regarder de haut. Ce qui ne fonctionnait pas du tout du fait de son caractère chaleureux. J’en profitais pour lui faire les gros yeux et lui assener une légère tape sur le biceps. Il éclata de rire, mit un bras sur mes épaules et m’attira contre lui.
- Je t’ai préparé une fournée de roulés à la cannelle allez viens.
- Tu sais que tu ne peux pas m’amadouer à chaque fois avec ça ?
- Si je peux.
Et il m’entraina vers la cuisine. Evidemment qu’il pouvait et il le savait parfaitement ! J’allais commencer à déborder de mes vêtements et ça serait entièrement de sa faute ! Je ne ruminais plus seulement au sujet de Ash mais aussi d’Orion. Il me cachait quelque chose j’en étais certaine. Son comportement avait changé ces derniers temps. Il était plus entrain, une énergie fébrile émanait de lui. C’était peut-être l’approche des fêtes de fin d’année. Je lui en avais parlé et il s’était beaucoup renseigné en ligne (internet n’avait plus de secret pour lui). Il tenait absolument à ce que nous fassions cela dans les règles. J’avais l’impression de vivre avec une abeille ouvrière, il volait d’un bout à l’autre de la station et je dirais même d’un bout à l’autre de l’île, comme investi d’une mission sacrée. Il m’en donnait presque le tournis. Je ne savais pas du tout quoi lui offrir pour Noël, j’étais complétement nulle pour faire des cadeaux. Et disons que sur Hjöx les possibilités étaient limitées, sans compter que les sites de ventes en ligne ne livraient pas jusqu’ici !
Deux jours plus tard je me réveillais seule. Pas de Tahnee et pas de Brownie. L’odeur alléchante qui s’insinuait sous la porte m’indiqua où les trouver. Ou pas, la cuisine était vide. Une assiette garnie et une théière bien chaude m’attendait. J’entamais ma deuxième tasse de maté quand mes deux acolytes débarquèrent bruyamment. Orion avait le nez et les joues rougis. Tahnee avait clairement fait des roulades dans la neige. Les voir si joyeux me mit du baume au cœur. Je les attirais vers moi. Avec une tête poilue sur ma cuisse et un ami ailé sur l’épaule je me sentais complète. Presque. J’inspirais un grand coup, fit un bisou sur la truffe de ma chienne et me levait. La journée s’annonçait chargée. Aucune précipitation de neige n’était annoncée. J’espérais une luminosité correcte pour faire des photos. Nous en profiterions également pour nettoyer le poulailler à fond. L’inventaire des stocks devait être fait en prévision du prochain ravitaillement. Le suivant n’aurait surement lieux qu’en mars ou avril en fonction des conditions météorologiques. Après avoir accompli mes différentes tâches, je me précipitais dehors avec mon appareil photo. Le soleil se joignit à moi. Ses rayons faisaient étinceler le tapis neigeux tel une multitude de cristaux. Glacial mais merveilleux. Mon téléphone, relié à l’ordinateur de la station m’envoya une alerte. Je décidais donc de rentrer, mes doigts commençant de toute façon à s’engourdir. Une fois devant l’écran, je constatais que l’alerte concernait l’indice KP. Ce dernier était un excellent indicateur des perturbations des champs magnétiques terrestre. Il était utilisé pour exprimer la magnitude des tempêtes géomagnétiques induites par l’activité solaire. L’échelle allait de zéro à neuf. De cinq à neuf les tempêtes allaient en s’amplifiant. L’alerte que j’avais reçue indiquait heureusement le niveau un. Ce qui annonçait la possibilité d’observer des aurores boréales cette nuit. Les conditions étaient réunies. Un ciel dégagé et un bon indice KP. Parfait. Je sautillais sur mon siège en tapant des mains. Une aurore boréale ! J’avais tellement hâte !
- C’est toi qui couines comme une petite souris ?
Je me levais d’un bond, attrapais Orion délicatement et me mis à tourner sur moi-même en sautant. Il se mit à piailler avec moi et Tahnee se joignit à notre danse en sautant autours de nous. Quelques secondes plus tard je m’effondrais sur ma chaise, le souffle court et la tête entournée.
- Je peux savoir ce qu’il t’arrive Zola ? Tu as reçu une bonne nouvelle ?
- Une excellente ! Cette nuit, nous aurons droit à un spectacle grandiose ! Une aurore boréale !
- Et c’est ça qui te met en transe ?
- Absolument. Ne te moque pas, je suis une personne très contemplative, j’aime observer et m’émerveiller et là c'est un peu le graal!
- Je ne me moque pas ma jolie, j’admire ça chez toi. Tu prends le temps, tu observes et trouve la beauté là où la plupart des gens passeraient sans s’arrêter.
- Merci ça me touche que tu dises ça. Les personnes que j’ai côtoyé par le passé ont toujours dénigré ce trait de caractère chez moi. Me reprochant d’être tête en l’air, dans la lune ou même carrément bizarre. Tout ça parce que je donnais de l’importance à des choses qu’ils trouvaient futiles ou inutiles. Je n’étais pas émue par les mêmes choses qu’eux. Par exemple le sort des animaux et de la planète m’importe plus que celui des humains. Car sans les deux premiers, l’humain s’éteint. Mais ce genre d'opinion est mal perçue. Alors j'ai fini par me taire, ne plus avoir le nez en l'air.
- Quelle bande d'abrutis! Tous ces gens ne te méritaient pas. Être différent, penser autrement, sortir du cadre, refuser de se conformer à certaines choses ne devraient pas être pointé du doigt mais encensé ! Putain mes parents m’ont vendu à cause de ça ! J’ai passé des années à lutter pour essayer de ne pas me renier, ne pas faire machine arrière. Depuis que je suis ici, je peux enfin me concentrer sur moi. Je n’ai plus à m’inquiéter de ma survie. Je…
L’émotion avait gagné mon ami. Il butait sur les mots et ses joues étaient rouges. L’œil vif, il se redressait petit à petit, bombait le torse. Je l’écoutais, le sourire aux lèvres.
- Je… Je n’ai plus à avoir peur. Ils ont essayé de me faire avoir honte, de me faire croire que je n’étais pas normal, détraqué. Je voulais juste que celui que je savais être au fond de moi, soit accepté par les autres. Alors que merde, en fait le plus important c’était que je m’accepte moi-même. Peu importe l’avis ou la validation des autres. Ça ne devrait pas compter et je ne devrais pas avoir à la quémander.
Les larmes coulaient sur les joues d’Orion. Il avait repris sa taille humaine (il faudrait vraiment que je lui demande si les émotions fortes le faisaient grandir). Il pleurait mais semblait libéré.
- Tu as totalement raison mon petit cœur.
Je pris ses mains délicates dans les miennes.
- Je t’ai offert mon acceptation, je me suis justifiée alors que tout cela aurait dû aller de soi. Nous avons fait un sujet d’une chose qui ne devrait pas l’être. Je m’en excuse sincèrement Orion.
Il me fixait, les yeux écarquillés.
- Je ne savais même pas que j’avais besoin d’entendre ça.
Il m’attira à lui et nous nous serrâmes, fort, suffisamment pour recoller les morceaux de nos cœurs meurtris par des années à ne pas nous accepter nous-même. Nous avions mérité cette absolution.
Plus tard, en début de soirée, nous nous tenions dehors, emmitouflés, nos yeux fixés sur le ciel. La falaise offrait la vue la plus dégagée. Et quelle vue! Le ciel, vidé de tout nuage, nous offrait un spectacle à nul autre pareil. Nous avions comme l’impression que la voute céleste s’était transformée en mer infinie. Les vagues recouvertes d’écumes vertes phosphorescentes, dansaient un ballet hypnotique dans ce ciel qui nous semblait plus grand. Les étoiles sublimaient encore plus le spectacle. Pas un souffle de vent, pas un bruit. Nous étions comme suspendus dans le temps. Même Orion, pourtant si prompte à s’exprimer, semblait ému et captivé. Je gavais mon esprit de ce cadeau de la nature. Perdue dans ma contemplation presque méditative, je ne remarquais pas tout de suite les bruits de pas dans la neige. Plutôt même un bruit de pattes. Orion s’était déjà retourné, son ouïe plus fine que la mienne. Il pressa mon épaule. Je me retournais pour regarder ce que je pensais être ma chienne. Mon souffle resta bloqué dans ma gorge et mes genoux vacillèrent. Face à nous se tenait un lynx majestueux aux grands yeux dorés. Une petite éternité s’écoula avant que l’un de nous ne fasse un geste. Ce fut lui, quand il s’effondra dans la neige. Nous nous précipitâmes. Orion ne disait rien, il était calme, ce qui m’aida à ne pas paniquer, enfin juste un peu. Je me penchais et glissais ma main dans la fourrure. Il respirait mais son rythme cardiaque était rapide. Trop, même pour un lynx. Je remarquais alors le sang qui se mêlait à son pelage et la petite flaque qui se formait dans la neige au niveau de sa patte arrière. Il était gravement blessé.
- Orion il faut faire quelque chose il perd beaucoup de sang.
- Je sais, ramenons-le à l’intérieur.
Il le prit aussitôt dans ses bras avec une grande douceur et se mit en route, les mâchoires serrées et les yeux humides. Je me précipitais pour leur ouvrir le sas de la station. Je débarrassais vite fait la table de la cuisine et Orion déposa son ami dessus. Je fonçais chercher la trousse de premiers soins. Nous nettoyâmes les plaies, elles commençaient déjà à se refermer grâce aux dons de régénération du métamorphe. La plaie sur sa patte arrière gauche semblait plus grave. Je sentis le Brownie se raidir. J’observais de plus prêt.
- Mon dieu, il lui manque un orteil ! Est-ce qu’il va guérir comme le reste ?
- La plaie va guérir oui, mais l’orteil ne repoussera pas…
Il s’était accroupi et avait posé sa main sur la tête ronde et poilue du lynx. Cette fois ses larmes coulaient, s’ajoutant aux miennes. Nous savions tous les deux que cette blessure serait très dure à accepter pour notre ami. Mais nous serions là pour lui. Nous décidâmes de l’installer dans mon lit pour qu’il reprenne des forces dans un endroit confortable. Orion s’installa prêt de lui, sous sa taille normale, comme ils en avaient l’habitude pendant toutes ces années. Je tirais le fauteuil de l’autre côté du lit et m’installais avec une couverture. Je fixais mon attention sur mon ami ailé, laissant les pièces du puzzle se mettre en place progressivement. Ses sourires malicieux, cette impression qu’il savait quelque chose, son calme ce soir en voyant son ami…
- Tu savais.
- Je n’étais pas sûr.
- Explique-moi.
- Tout comme je me suis sentie appelé par cet endroit, par toi, j’ai senti qu’il était sur le point de revenir.
- Comme une intuition ? Une prémonition ?
- Je ne saurais pas l’expliquer, je l’ai senti au plus profond de moi.
- Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
- Je ne voulais pas nous faire de fausses joies si jamais je me trompais. Je souhaitais si fort son retour que j’ai eu peur de m’être persuadé que ça arriverait.
Je comprenais son raisonnement. Pour l’heure, l’important était de nous remettre de tout ça. Orion se pelotonna contre la fourrure et ne tarda pas à s’endormir. Je restais un moment à les observer, mon cœur battant la chamade. Il était là. Sorti de nulle part après tous ces mois. Il avait maigri, même sous cette forme. Lui qui était déjà filiforme avant de partir... Je ne savais pas du tout comment gérer cette information, son retour parmis nous. Mon esprit partait dans tous les sens et mon coeur, lui, il semblait brûler d'un espoir fou . Une fois l’adrénaline redescendue, je m’effondrais à mon tour.
Un mouvement me réveilla, quelques heures plus tard. J’ouvris les yeux et captais aussitôt deux lacs dorés qui m’observaient. Il avait repris sa forme humaine. Mille mots silencieux passèrent entre nous.
- Bonjour Zola.
- Bonjour Ash.
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