Chapitre 15
Ash
« J'ai besoin de toi » et « je t'apprécie idiot ». Voilà les deux phrases qui tournaient en boucle dans ma tête depuis des jours. Comment des mots aussi simples pouvaient-ils être aussi lourds de sens ? J'avais été sur le point de m'enfuir bordel, persuadé d'être de trop. Mais ils avaient besoin de moi autant que j'avais besoin d'eux. Je ne m'y attendais tellement pas. Les révélations d'Orion concernant leurs souffrances, provoquées par mon absence, m'avaient retourné le ventre. Je m'attendais à ce que mon frère ait du mal à encaisser. Mais Zola... Apprendre qu'elle l'avait mal vécu elle aussi me plongeais en plein désarroi. Sa peine m'était tout bonnement intolérable. Elle faisait, et ce depuis notre arrivée dans sa vie, son maximum pour nous. Sans rien demander en retour. Juste par bonté d'âme. J'avais passé ma vie entière entouré de gens cruels, faux, arrivistes et profondément méchants. Ma rencontre avec Orion m'avait maintenue la tête hors de l'eau, m'empêchant de finir comme eux. Mais cela m'avait rendu suspicieux et distant avec tout le monde. Mais cette femme, elle avait démonté pierre après pierre mes défenses. Son naturel enjoué, son rire tonitruant, ses courbes affolantes et sa maladresse avaient provoqué un tremblement de terre en moi. Son empathie, ses silences, ses yeux si expressifs et sa douceur avaient déterré mon cœur, enfoui depuis toujours sous des couches épaisses de souffrances, de dégoût, de honte et de colère. Elle l'avait exposé, laissé à nu, à vif, comme neuf. Et putain que c'était douloureux. Délicieusement douloureux. J'en voulais plus mais était prêt à me contenter de tout ce qu'elle voudrait bien me donner. Elle aussi avait souffert dans sa vie. Elle protégeait son cœur qu'elle jugeait trop tendre. Elle ignorait que le mien lui était déjà acquit. Je ne voulais plus me voiler la face. J'étais parti pour protéger Orion. J'étais revenu pour Zola. Et ça mon ami si intuitif l'avait très bien compris. Il ne se montrait jamais intrusif, je ne lui avais rien raconter à ce propos. Mais il me connaissait mieux que moi-même et j'avais de plus en plus de mal à cacher mes sentiments. Je le surprenais souvent à me regarder en souriant pendant que j'observais Zola. Il se réjouissait pour moi. L'amour qu'elle lui portait l'avait transfiguré. Il rayonnait complétement. Fini le brownie qui longeait les murs pour passer inaperçu. Il avait gagné en assurance et en fierté. Quelle joie de le voir s'assumer ainsi.
Je sentais bien que la magie de Zola commençait à agir sur moi également. Je retrouvais un appétit que je pensais perdu depuis longtemps. Orion et elle avaient mis en place un roulement pour la cuisine. Chacun leur tour, ils préparaient des plats. Habitué à la cuisine de mon frère, je me concentrais sur celle de notre hôte. Des plats simples mais savoureux. Sans chichi, comme elle. Elle prenait toujours soin à me servir des proportions raisonnables, sans surcharge, que je m'appliquais à finir. Elle m'avait proposé de reprendre nos exercices matinaux, ce que je m'étais empressé d'accepter. Nos routines reprenaient tranquillement. J'étais bien forcé de constater qu'ils avaient raison. Notre équilibre il était là. Ensemble.
Les balades avec Tahnee me manquaient. Mais la perte de mon orteil me tracassait plus que ce que je voulais bien leur montrer. Ma stabilité s'en trouvait perturbé. Ce qui s'avérait problématique pour un Lynx. Je préférais occulter ce problème pour l'instant, même si je commençais à tourner en rond. Je n'avais jamais passé autant de temps sans me métamorphoser. Mais pour l'instant, c'était au-dessus de mes forces d'affronter la réalité de mon état.
Après un long débat, j'avais réussi à convaincre Zola de réintégrer sa chambre. Orion dormait parfois avec elle, mais le plus souvent dans son cocon. J'avais passé des années à l'écouter en parler. Il avait réalisé ce grand rêve qui lui tenait à cœur. Le canapé n'était certes pas mon rêve, mais vu que je n'attendais rien de la vie, il faisait parfaitement l'affaire. Je dormais peu et mal de toute façon. Les cauchemars étaient récurrents. Une nuit d'insomnie, j'entendis du bruit provenant de la chambre. Je m'approchais doucement. Un gémissement douloureux me parvint. J'entrais sans hésiter. Je trouvais Zola en train de se débattre. Visiblement je n'étais pas le seul à avoir un sommeil compliqué. Je m'assis au bord du lit et lui saisit les épaules. Je lui parlais doucement pour ne pas lui faire peur.
- Zola, réveilles toi.
Le son de ma voix sembla percer son cauchemar car elle ouvrit instantanément les yeux. Elle se redressa et se colla à moi, les bras enroulé autour de mon torse et son nez dans mon cou. Merde je ne m'attendais pas à ça. Sa voix éraillée s'insinua jusqu'à moi.
- Serre moi s'il te plaît.
Je posais une main sur sa nuque, mon autre bras autours de sa taille et l'attirait plus prêt, presque sur mes genoux. Ses cheveux fous me chatouillaient l'oreille et son odeur de vanille me rendait dingue. Elle était chaude et quasiment moulée à moi. Je n'aurais échangé ma place pour rien au monde. Sans m'en rendre compte, je m'étais mis à nous bercer doucement. Je sentais peu à peu son corps se détendre et le mien aussi. Moi qui fuyais tout rapprochement physique, j'étais choqué de constater qu'au lieu de la rejeter instinctivement, mon corps recherchait désespérément son contact. Je décidais de profiter du moment plutôt que d'essayer de le comprendre. Elle avait eu besoin d'une présence réconfortante et l'avait trouvé auprès de moi. La petite flamme qu'elle avait allumée en moi, devenait peu à peu un brasier. Je la serrais plus fort. Les minutes s'égrenèrent, nos respirations à présent coordonnées. Elle finit tout de même par se redresser. Elle me regardait, effarée. Toute trace de sommeil avait quitté son visage.
- Merde Ash je suis désolée.
- Tout va bien Zola.
- Non,non tout ne va pas bien. Je connais tes limites concernant la proximité physique, et je ne les ai pas respectés. Je suis vraiment désolée, j'ai dépassé les bornes.
Elle enfoui son visage dans ses mains, honteuse. Je les écartais doucement. Il était hors de question qu'elle s'en veuille pour cela.
- Ma douce, je vais bien ne t'en fais pas pour moi. Tu n'as absolument pas dépassé les bornes.
- Tu promets ?
- Promis. Tu faisais un mauvais rêve. Je t'ai entendu et je suis venu voir. Tu avais besoin de réconfort. Je suis heureux d'avoir pu être là pour toi.
Elle continuait de se triturer les mains, pas certaine de pouvoir me croire. Soudain elle releva la tête. Elle se mordait la lèvre. Le brasier devint incontrôlable. Si elle continuait ainsi, la situation allait devenir gênante. Je me rendis compte que je fixais sa bouche au moment où celle-ci s'ouvrit pour parler.
- Tu m'as vraiment appelé « ma douce » ?
Elle rougissait à présent. Je l'avais vraiment appelé ainsi ? Merde oui. Je ne regrettais pas du tout, mais j'avais peur de l'avoir mise mal à l'aise.
- Je n'aurais pas dû pardon.
- Non, non, je... j'aime beaucoup. C'est une belle surprise de ta part. Merci. Et merci également pour le réconfort.
Sans que je m'y attende, elle déposa un baiser doux comme une plume sur ma joue et se recoucha. Je me levais, à regret. J'avais la main sur la poignée de la porte quand je l'entendis inspirer vivement.
- Ash ?
- Oui Zola.
- Est-ce que tu voudrais bien rester encore un peu ?
- Tu voudrais ?
- Oui s'il te plaît.
Elle n'avait pas besoin d'en dire plus. De toute façon je ne voulais pas quitter cette chambre. Je me retournais et m'approchais de nouveau du lit, essayant de paraître détendu. Ce qu'elle fit ensuite ne m'aida pas du tout à rester calme. Elle souleva la couverture et m'invita à venir la rejoindre. Son regard était incertain.
- J'en demande un peu trop là c'est ça ? Tu n'es pas obligé. J'ai pensé que ça serait plus confortable pour toi. Déjà que je t'ai réveillé...
- Je ne dormais pas.
- Oh.
Elle avait toujours sa main, tenant la couverture, en l'air. Elle amorça le mouvement pour la rabattre. Je tendis la main et l'en empêchais.
- Pousse-toi un peu.
Elle se décala et je m'installais. Sa chaleur, son odeur, étaient partout. J'étais submergé. Mes sens, tous mes sens, ceux de mes autres formes aussi, semblaient exacerbés. Nous avions adoré la tenir dans mes bras, la sentir serrée sur ma poitrine. Tous nos instincts protecteurs se réveillaient à son contact. Et bien d'autres instincts aussi. Mon lynx crevait d'envie de ronronner sous la douceur des mains de Zola. Mon loup voulait hurler au monde qu'elle était sienne. Et moi. Moi j'essayais de ne pas laisser tout ça sortir pour éviter de lui flanquer la trouille de sa vie. Je cachais mes mains sous les draps pour ne pas lui montrer qu'elles tremblaient. J'étais totalement hors de ma zone de confort et en même temps je ne m'étais jamais sentie aussi vivant. Zola bougeait à côté de moi, sur le flanc, la main soutenant sa tête, elle m'observait.
- Tu ne dormais pas alors ?
- Non.
- Mauvais rêve ?
- Mauvaise vie.
J'avais répondu spontanément, elle sursauta.
- Pardon, c'était abrupte comme réponse.
- Ne t'excuse pas, pas pour ça. Je ne pourrais jamais imaginer, ni même comprendre ce que tu as vécu là-bas. Tu as sans doute édulcoré ou passé sous silence pas mal de choses pour nous préserver. Mais tu n'es pas obligé de faire ça tout le temps. J'aimerais que tu te sentes libre de t'exprimer pleinement, de laisser sortir ce qui te ronge. Tu ne dors pas, tu ne parles pas, tu manges peu, tu ne te métamorphose plus.
- Tu as remarqué tout ça hein ?
- Evidemment. Tes silences sont assourdissants. Ils disent beaucoup de choses.
- Comme quoi ?
Zola se redressa en position assise. Elle chercha ma main sous la couverture. Visiblement il était plus facile pour nous de nous exprimer sous le manteau de l'obscurité.
- Ils hurlent ton angoisse d'être devenu invalide à cause de ton orteil. Tes yeux fatigués qui luttent pour ne pas se fermer, de peur de ce qu'ils peuvent voir sous tes paupières. Ton corps amaigri que tu refuses de nourrir, comme pour te punir de quelque chose...
Je tressailli fortement. Evidemment qu'elle avait remarqué. Elle avait tout compris. Mis le doigt précisément sur tout ce que j'essayais de cacher. Je relevais mes genoux et m'affaissais contre eux. Elle tenait toujours ma main, ou bien c'était moi qui m'y cramponnais. Peu importe, c'était la seule chose qui m'empêchait de m'effondrer complétement. Zola s'approcha encore, elle posa sa tête sur mon épaule.
- Tu sais que tu n'as pas à endurer tout ça tout seul ? Orion et moi nous sommes là pour toi. Parle-nous.
Je dégluti, j'avais la poitrine dans un étau. Mes yeux me piquaient. J'avais besoin de me libérer de cette peur, il fallait que je mette des mots dessus, elle avait raison. C'est d'une voix enrouée que je le fis.
- Et si mon loup et mon lynx n'arrivaient plus jamais à se déplacer comme avant ?
- Tu ne le sauras qu'en essayant. Je serais avec toi à chaque étape. Tu trouveras un moyen de t'adapter. Ton loup et ton lynx sont forts, ils réussiront.
Ils aimaient l'entendre parler d'eux ainsi. Et ils approuvaient ses propos. D'habitude nos esprits étaient liés, ne formant qu'un. Mais depuis mon retour, ils s'exprimaient de plus en plus indépendamment. Ils n'appréciaient pas le fait que je les empêche de sortir. Je nous punissais tous les trois. Mais cette main dans la mienne, et ce souffle dans mon cou me donnait de l'espoir.
- Tu seras là ? Tu promets ?
- Promis.
- Merci.
- Allez on dort maintenant ok ?
- Ok. Je vais retourner dans le salon.
- Sûrement pas. Tu restes ici, je veux être certaine que tu dormes. Allonge-toi.
- Je ne vais pas dormir avec toi Zola.
Elle se détacha de moi brusquement. Merde je l'avais vexée. Je mourrais d'envie de rester prêt d'elle dans ce lit. Je crois même que j'en avais besoin.
- Tu peux te confier à moi mais pas dormir avec moi c'est ça ?
Elle était en colère à présent. Sa capacité à passer d'une émotion à l'autre me fascinait. Elle me regardait, les épaules raides et le menton fier. Ses cheveux en pagaille lui retombaient en partie sur le visage. Je glissais une mèche derrière son oreille. Mon geste nous surpris tous les deux. Son regard s'adoucit, elle pencha la tête sur le côté. Quelque chose en moi céda. Cette femme connaissait la chanson pour apaiser mon âme et j'allais la laisser me bercer.
- D'accord Zola. Dormons.
Je m'allongeais sur le flanc, face à elle. Les yeux perdus dans ceux de l'autre, nous nous racontions en silence, nos rêves, nos espoirs et nos peurs.
- Bonne nuit Zola.
- Bonne nuit Ash.
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