Chapitre 16
Zola
Comment un corps aussi mince pouvait dégager autant de chaleur ? Je m'étais réveillée quelques minutes plus tôt, en sueur. Ash était enroulé sur moi, tel une plante grimpante. Je n'osais pas bouger, il avait besoin de sommeil. Non, pour être honnête je refusais de bouger. Le sol pourrait s'ouvrir en deux que rien ne me ferait bouger de ce lit. J'avais l'esprit et le corps en ébullition. J'étais sur le dos, une de ses jambes glissée entre les miennes, son bras sur mon ventre et sa main fermement agrippée à ma hanche. Sa tête reposait sur ma clavicule. Au plus profond de mon cœur, je souhaitais que cet instant dure toujours. Pour lui qui semblait apaisé pour la première fois depuis longtemps. Pour moi qui, hormis Orion, n'avais pas été dans les bras d'un homme depuis bien trop longtemps. Un homme qui me faisait ressentir un millier d'émotions. Un homme qui me touchait jusqu'au tréfond de mon âme. Cette nuit avait été une sorte de basculement dans notre relation. Il s'était ouvert à moi comme jamais auparavant. La crainte d'être allé trop loin en lui parlant de ses angoisses, avait vite été dissipée. C'est comme s'il n'avait attendu que ça, cette impulsion de ma part pour enfin s'autoriser à en parler. Ce qui expliquait sans doute son sommeil aussi profond. J'avisais l'heure sur mon réveil. Bientôt huit heures. Le travail m'attendait. Je soupirais lourdement, n'ayant aucune envie de sortir de cette bulle de douceur. Ash remua contre moi en grognant. J'en profitais pour essayer de me faufiler, mais il me retint fermement.
- Huumm restes encore un peu.
Je lui avais fait la même demande cette nuit. Comment lui refuser ? Tout mon corps hurlait son envie de me coller encore plus à lui. Mon cœur, ce traître de la première heure qui n'apprenait rien de ses erreurs, cognait comme un possédé dans ma poitrine. Seul mon cerveau, pourtant noyé dans les endorphines, gardait un peu de bon sens.
- Si je ne me lève pas maintenant Ash, je vais rendre toute cette situation gênante.
- Comment ?
- En laissant traîner mes mains là où je ne devrais pas et en essayant de t'embrasser.
Ah, au temps pour moi pour le bon sens. Je m'écartais vivement et me levais. Je me précipitais hors de la pièce, incapable de le regarder après ce que je venais de lui dire. Mais qu'est ce qui clochais chez moi ? J'étais soit trop impressionnée pour lui parler soit complétement désinhibée comme à l'instant dans la chambre. En arrivant dans la cuisine j'y trouvais Orion, heureusement sous sa taille humaine. Je me précipitais dans ses bras et laissais sortir ma rage mêlée de honte.
- Qu'est ce qui t'arrive ma jolie ?
- Je viens de dire un truc complétement inapproprié à Ash.
- De quel genre ?
- Une proposition sexuelle visiblement.
- Tu n'en es pas sûre ?
- Ça sonnait plutôt comme une menace...
- Et il a apprécié ?
- T'es dingue ? Je me suis enfuie avant qu'il puisse répondre.
Il explosa de rire et me serra plus fort. Je savais qu'il ne se moquait pas.
- Peut-on parlé du fait qu'il est passé toute la nuit dans ta chambre ?
- Heu Joker ?
- Non non non, tu me racontes pendant que je te fais des pancakes à la myrtille.
- C'est déloyal comme procédé sache-le.
- Allez raconte.
Je m'asseyais à la table et lui débitait presque tout. Je gardais les confessions de Ash pour moi. Orion était fasciné par le fait que son frère ait dépassé ses limites concernant les contacts physiques. Il déposa une grosse pile de pancakes devant moi. J'avais par chance beaucoup de fruits au congélateur. Surtout des myrtilles qui étaient mon péché mignon. Mais les légumes et fruits frais étaient rares. Seuls ceux à conservation longues se trouvaient dans le garde-manger. Depuis presque un an que j'étais ici, je commençais sérieusement à fantasmer sur de la salade verte, des radis et des fraises. J'avais aussi hâte que le printemps arrive. Ce paysage monochrome, le vent, le froid, me tapaient sur le système. Une grosse tempête était prévue pour cette semaine. Elle allait toucher l'île demain en fin de journée normalement. Il fallait que j'aille vérifier que tout était bien arrimé autours de la station et consolider le poulailler si besoin. Mon employeur, en prévision de la tempête, m'avait demandé de délimiter une zone. Je devais la déneiger entièrement afin d'obtenir une place nette pour la neige en prévision. Je pourrais ainsi faire des prélèvements et des mesures précises. Ce n'est pas en trainassant dans la cuisine que j'arriverais à faire tout ça dans les temps. Je me préparais en vitesse et rentrais dans le sas au moment où Ash sortait de la chambre. Nos regards se percutèrent le temps d'un instant. Mais toujours aussi lâche, je fonçais dehors, préférant affronter le froid polaire du mois de janvier.
Je m'activais comme une folle à déneiger un carré prêt du potager quand mes deux compères me rejoignirent. Orion me prit la pelle des mains.
- Laisse-moi faire ma jolie, j'irais plus vite. Allez vous occuper du poulailler tous les deux.
Quel sale petit brownie sournois. Il savait parfaitement ce qu'il faisait. Comment j'étais censé être lâche et éviter le métamorphe si Orion nous collait ensemble ? Je rentrais comme une furie, déclenchant un tonnerre de protestation chez les gallinacées. Ash entra juste derrière moi. La pièce étant exiguë, nous nous retrouvâmes collés l'un à l'autre, une fois de plus.
- Tu es encore en train de m'éviter Zola !
- Oui.
- Je croyais que l'on était d'accord pour que tu ne fasses plus ça.
- Je sais.
- Alors pourquoi ?
- À ton avis ?
- C'est parce que je me suis complétement enroulé sur toi cette nuit ? Je suis désolé, je dormais, je n'ai pas eu conscience d'empiéter sur ton espace personnel.
- Quoi ? Mais non, ça j'ai adoré.
Je plaquais vivement ma main sur ma bouche, effarée par ce qui pouvait en sortir. Ash me regardait avec ses grands yeux, tels deux lacs d'or en fusion. Une légère rougeur se répandait sur ses joues. Il se rapprocha encore. Si j'inspirais trop fort, ma poitrine allait toucher son torse. D'un doigt il leva mon menton.
- Alors c'est quoi le problème ?
- Le problème ? C'est que visiblement ma bouche va plus vite que mon cerveau et que je te balance des propos déplacés. Là j'ai juste envie de me planquer dans un trou et ne plus en sortir.
Je tentais de m'écarter, ne plus me retrouver sous l'emprise de ses yeux et de son aura. Mais peine perdue, il ne me laissa pas m'enfuir.
- Ne te cache pas Zola. Pas de moi. Tu vois tout de moi et je veux tout voir de toi. Je veux entendre toutes tes pensées.
- Toutes ?
- Oui toutes.
- Et je connaitrais toutes les tiennes ?
- Tu aimerais ?
- Non.
- Non ?
- Ton esprit c'est ton jardin secret. Toi seul en possède la clé. Je n'ai ni l'envie, ni le besoin de tout savoir. Et je n'ai pas envie que tu me demandes de tout te dire. Mes pensées s'échappent déjà très facilement comme tu as pu le constater. Ne me force pas à tout te révéler. S'il te plait.
Ces derniers mots n'avaient été qu'un murmure. Je ne voulais pas que Ash soit finalement comme tous ces autres hommes qui avaient voulu contrôler et régenter ma vie, jusqu'à obtenir que je leur livre mes pensées les plus intimes. Je ne supporterais pas qu'il soit comme eux. Il dû saisir mon désarroi car il prit aussitôt mes joues entre ses mains fraîches.
- Ma douce, je ne te forcerais jamais à faire quoi que ce soit. Quand je dis que je veux entendre tes pensées, je parle de celles que tu ne peux retenir comme tout à l'heure. Cette spontanéité qui te caractérise est très addictive. On m'a menti toute ma vie. Mais toi tu es comme un livre ouvert. Pour quelqu'un comme moi, avec mon passif, c'est totalement prodigieux. Je ne veux pas la clé de ton jardin secret. Je me sens simplement privilégié quand tu en laisse la porte entrouverte.
- Alors je ne t'ai pas mis mal à l'aise ?
- J'ai surtout eu l'impression de prendre un grand coup dans le plexus solaire.
- Ça ne sonne pas comme une bonne chose...
- Au contraire Zola.
Avant que je puisse lui répondre, il regarda autours de lui et commença à lister ce que nous devrions renforcer. Je m'ébrouais, c'est vrai que nous avions du travail avec cette tempête en approche. Il ne fallait pas que je laisse celle qui rugissait sous mon crâne, me détourner de mon devoir. Nous nous activâmes dans un silence confortable à l'intérieur, puis à l'extérieur. Le froid engourdissait mes doigts et mes orteils. La vie sous ses latitudes nous obligeait à prendre soin de notre corps. Les extrémités, mains, pieds, oreilles, nez et lèvres étaient les plus sensibles et fragiles. J'avais pris l'habitude de m'enduire de crème hydratante et de baumes. Il ne fallait pas prendre le risque d'engelures à la légère. Chaque jour, j'inspectais mes doigts et mes orteils ainsi que ceux d'Orion. J'avais eu peur pour ses ailes mais il m'avait rassuré sur le sujet. Il les repliait le plus possible contre lui afin d'enfiler son manteau par-dessus. Et bien entendu interdiction de voler dans le blizzard. Celui pour qui je m'inquiétais, évidemment, c'était Ash. Son corps trop mince ne le protégeait pas. Je voyais bien qu'il faisait des efforts pour manger un peu plus, mais les conditions climatiques exigeaient un gros apport en calories et un métabolisme robuste. Il fallait vraiment que je lui en parle. Je l'observais quelques instants. Il était tel un roseau dans la tourmente. Il pliait face aux bourrasques, mais ne rompait pas. Mais pour combien de temps encore ? Je me précipitais vers lui et l'entrainais avec moi vers le sas de la station. Il était clairement gelé. Ses mains tremblaient sur les boutons de son manteau.
- Laisse-moi t'aider.
Je poussais délicatement ses doigts et commençais à le déshabiller. Il m'observait, attentif. Je fis glisser le vêtement sur ses épaules et l'accrochait à la patère. Je m'agenouillais ensuite, et l'aidait à enlever ses bottes fourrées.
- Zola, tu n'as pas à faire ça.
Je me redressais sans rien dire et lui intimait l'ordre de me suivre dans la cuisine. Pendant que l'eau pour le maté chauffait, je pris ses mains et y appliquais un baume réparateur. Il se laissa faire. Je déposais ensuite une petite dose de baume sur mon doigt et l'approchais de sa bouche. D'un regard je lui demandais l'autorisation. Il acquiesça et sembla retenir son souffle. J'appliquais alors, le plus délicatement possible, le baume sur ses lèvres meurtries par le froid. J'étais très proche de lui. Nos souffles se mêlaient. J'inspirais comme une droguée. J'avais essayé de ne pas me focaliser dessus, mais depuis la nuit dernière impossible d'y échapper. Ash sentait le cèdre mélangé à une touche d'orange. Et quelque chose de sauvage, sans doute lié à ses autres formes. De quoi me faire complétement perdre les pédales. Dessiner ses lèvres, délicatement ourlées, du bout de mon doigt, ne m'aida pas franchement à reprendre mes esprits. Ash réduisit encore plus l'espace entre nous.
- Qu'est-ce que tu fais ?
Sa voix était rauque, son souffle erratique.
- Je prends soin de toi.
- Pourquoi ?
Pourquoi ? Parce que personne ne l'avait jamais fait pour lui, parce que je tenais à lui plus que de raison. Mais je choisi la voie la plus sûre pour lui répondre, histoire d'éviter de me mettre une fois de plus dans une situation gênante.
- Les conditions climatiques sont dures ici. Ton corps est mis à rudes épreuves.
- Et ?
- Et si tu ne fais pas attention tu risques les engelures ou de t'évanouir dans la neige car ton corps est trop faible.
- Tu dis que je suis faible ?
- Physiquement ? Absolument ! Tu as besoin de manger plus, ton corps brûle beaucoup de calories pour lutter contre le froid. Tu ne peux pas continuer de picorer ainsi. C'est dangereux. S'il te plaît Ash, laisses moi prendre soin de toi.
Il baissa la tête mais j'avais eu le temps d'apercevoir son sourire et de l'entendre murmurer « comme si je pouvais te refuser quoi que ce soit ». Je m'écartais de lui et préparais trois tasses de maté, Orion serait content d'en boire en rentrant. Je m'activais ensuite dans la cuisine pour nous préparer un repas riche et je l'espérais savoureux. J'optais pour un curry japonais, du riz et des escalopes de poulet panées. Orion arriva peu après et commença à discuter avec son ami.
- Alors mon gros chaton, quand est ce que tu reprends les métamorphoses ?
Ash inspira brusquement et je failli lâcher le paquet de riz par terre. Je me tournais vers eux.
- Orion, laisse le tranquille !
- C'est bon Zola. Il a raison. Toi-même cette nuit tu m'as dit que je devais essayer pour être sûr. Je... je pourrais faire ça maintenant, si vous êtes d'accord ?
Nous approuvâmes tous les deux. Il se leva, le corps raide. Je me tournais pour lui laisser le temps de se déshabiller et se métamorphoser. Quelques instants plus tard, une tête chaude et douce vint se frotter à ma main. Je baissais les yeux. Ash avait choisi son lynx pour commencer. Je lui offris un sourire que j'espérais encourageant. Orion vient se placer à côté de moi. Je le sentais aussi nerveux que moi. Tahnee choisit cet instant pour apparaître. En voyant le métamorphe, elle bondit de joie en aboyant et se rua vers lui. Je n'eu pas le temps de la retenir. Ash l'esquiva et sauta sur la table, avec une relative aisance. Il redescendit tout aussi vite et se rua vers le salon, la chienne sur ses traces. Ils finirent leur course sur le canapé. Orion me serrait la main à me faire mal. Nous pleurions tous les deux. Sans plus réfléchir je me précipitais vers le lynx, prête à lui faire un câlin. Ash se métamorphosa au même instant, il me réceptionna dans ses bras. Il était nu. J'essayais de toutes mes forces de faire abstraction de cette information mais mes mains se mirent à caresser la peau de son dos. Sa peau si douce. Lui-même avait enfoui son visage dans mon cou. Il tremblait légèrement.
- Tu as vu ça Zola ?
- Non promis je n'ai pas regardé, je ne pouvais pas savoir que tu allais changer de forme au même moment !
- Quoi ? Non je te parle de mon Lynx. J'ai réussi. Mon équilibre n'est pas si mauvais. Du moins en intérieur. Tahnee m'a bien aidé. J'ai tout bien ressenti. Mes appuis sont un peu faibles à gauche. Mais mon Lynx ne m'a pas laissé réfléchir trop longtemps. La mémoire corporelle a fait le reste. Il faudra que je teste dehors. Grimper à un arbre ce n'est pas la même chose.
- Oh ça, oui ! J'ai surtout vu un gros chat sur la table !!
Il éclata de rire et c'est comme si la terre tremblait sous mes pieds. Un vrai séisme. Je le félicitais puis je m'écartais doucement, en prenant garde de toujours bien garder mes yeux au-dessus de ses épaules. Orion vint lui rapporter ses vêtements et le félicita. Une lueur brillait dans les yeux du métamorphe. Il semblait galvanisé. Il avait vaincu une partie de sa peur. J'étais si fière et heureuse pour lui. Le chemin serait long mais j'étais confiante. Je lisais la même confiance dans les yeux de mon ami ailé. Nous nous en sortirions tous les trois. Ensemble, c'est tout.
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