La machine

5 minutes de lecture

  

   Voilà, voilà, ne vous impatientez pas, les enfants.

   Je pose là l’ordinateur portable que je viens d’acheter. J’enregistre la garantie sur le site de la marque, j’ai même eu droit à une barrette mémoire supplémentaire, une super promotion pour le lancement de ce nouveau modèle, dixit le vendeur. Faut dire que c'est une bombe cette machine. Quintuple Core, de quoi faire baver les patients du professeur Barnard. Il s’offre à mon admiration, sur la table de la cuisine. Une véritable œuvre d’art. Je vais devenir un pisse copie en un rien de temps.

   Pas touche à mon instrument de travail, dédié à ma carrière toute neuve.

   Il y a soixante ans, je me serai assis derrière une Remington portative, disposée près de sa mallette beige. Avec un joli tas de feuilles blanches d’un côté et celui des pages dactylographiées de l’autre. Prêt à faire feu. Et merde, j’aurai dû acheter une machine à écrire. Tous les grands auteurs de romans noirs frappaient sur des touches mécaniques qui rythmaient leur écriture, comme le batteur d’une boîte de jazz.

   Non… Plutôt des plumes d’oie, avec beaucoup de papiers buvard. Je n’ai jamais utilisé de plume, je marquerai mes feuilles d’une infinité de pâtés. Je pourrais pondre les aventures de Buvard et Pécuchet. Est-ce que Dumas et Hugo faisaient des pâtés ? Avaient-ils les doigts tachés d’encre ? Sans doute pas, ils devaient laisser oeuvrer leurs secrétaires qu’ils faisaient sortir de sous leur bureau dès que l’inspiration leur venait.

   Qu’est-ce que je raconte, au XXIe siècle, finies les antiquités cliquetantes, les plumes bavantes et les secrétaires bavassantes. Il est primordial que je trouve la fonction dictée vocale. Je vais donc devoir lire la documentation de Windows. Je verrai cela après, quand je serai bien installé.

   J’ai dégagé la table. Mais ce fauteuil semble sans doute trop cosy. Cette chaise ? Non, je ne vais pas écrire un chef-d’œuvre sur une banale chaise de cuisine. Il me faudra faire l'emplette de l’un de ces sièges ergonomiques conçus par des spécialistes du confort de l’auteur devant son ordinateur. Ces trucs sans dossier, pour le bien-être des lombaires. Je le rajoute sur ma liste.

   Je raye ordinateur, puisque je l’ai déjà acheté. Chaise ergonomique. Parfait, on avance. J’ai failli oublier, chercher la dictée vocale. Vraiment très important, je vais le mettre avant la chaise.

   A quelle heure devrais-je écrire ? Tôt le matin, ils écrivent tous tôt le matin. Pourtant en ce qui me concerne, c’est en fin d’après-midi et le soir que j’ai le plus de liberté et aussi le week-end. A quelle heure écrit-on au XXIe siècle ? Se lever à quatre heures du mat’, je n’aime pas trop.

   Pour tenir le rythme, je vais plutôt m’arrêter de bosser. Je ne suis pas du genre à brûler mes navires comme un conquistador sur les côtes du Nouveau Monde. J’ai le mal de terre, je me contenterai de me faire porter pâle par un médecin complaisant. Ca doit être facile à trouver, ces bêtes-là. Sinon, pas de trou de la Sécu. Une petite coupure de trois mois devrait suffire. Plus sûr que de jouer au loto, et nul besoin de partager les gains avec les collègues.

   Je rajoute donc : aller chez le médecin. Arrêter de jouer au loto avec Olivier et Annick.

   Cet ordinateur va aussi me permettre d’écrire partout. Sur le balcon, dans les bistros, en vacances. N’importe pourvu que jaillisse la muse Inspiration. Avec ou sans électricité, la batterie doit me donner des heures d’autonomie. J’ai pensé à tout.

   J'ajoute l'achat d'un petit carnet pour noter toutes mes idées. Je vais devoir écouter les gens dans la rue, les infos et que j’écrive ce qui me traversera la tête. Mais non je ne vais pas me mettre à ouïr n’importe qui, j’abandonne le carnet. J’enregistrerai mes fulgurances sur mon téléphone, plus rapide. En direct, ça semblera plus spontané. Ne pas oublier que je vis au XXIe siècle.

   Je viens d’avoir The Idea. Je vais aller m’acheter un chaton. Putain de bonne idée ! Oui, c’est ça, cela va m’aider pour trouver l’inspiration. Tous les écrivains ont eu un chat : Colette, Cocteau, Céline. Observe, leurs pseudos commencent par un C, comme le mot Chat. Ce ne peut pas être dû au hasard. Il faut que j’acquière un dictionnaire des pseudonymes, dédié uniquement pour la lettre C, puisque c’est la plus utilisée.

   Ca prend forme. J’avance à grands pas, aussi vite que Gulliver et le chat botté réunis. Pour devenir un écrivain majeur, je pense que le plus important est d’être clair dans sa tête.

   La preuve que l’inspiration me submerge : vous avez lu la première phrase de mon histoire ? Elle parle d’enfants, alors que je n’ai même pas d’enfant. Ce n’est pas le Top de l’inspiration, ça ? Et toi, lecteur, sais-tu si j’ai des collègues qui se nomment Olivier et Annick ? Voilà, tu comprends ce que c’est que l’inspiration ! Oui, toi aussi tu le pratiques sans le savoir, comme l’autre connard et son prose. J’aurais pu les appeler Laurent et Laurent. Quelle modernité que de donner le même nom à deux personnages, même si je ne peux pas les encadrer Laurent et Laurent, mes amis de travail, euh… restons-en à collègues, place au réalisme. Impossible qu’ils apparaissent dans mon œuvre. Surtout, si je décide ensuite qu'ils gagnent au loto. Je dois vraiment cesser de jouer au loto avec Olivier et Annick, ça me ferait tant chier qu’ils remportent le gros lot sans moi.

   Suivre une discipline de spartiate semble indispensable.

   Me mettre au sport, sage décision. Dix kilomètres de course à pied, juste avant de me poser devant ma première page blanche, pour commencer. Jamais je n'ai fait d’exercice, mais des bataillons de blaireaux courent tous les jours. Dont Laurent et Laurent, comme par hasard. Ca n’en fera qu’un de plus. Noté. Et j’inscris une centaine de pompes, dommage de ne pas habiter près d'un abattoir, j’aurai pu aller filer des uppercuts dans de la bidoche fraîche, en suivant l’exemple de Marguerite Duras, son petit secret. J’écris dommage, mais, je pense heureusement en fait, car je ne saurai supporter les cris de ces gentils animaux promis à la mort. Quelle idée de donner des torgnoles à des veaux à peine sortis de la bétaillère ? Pour me prémunir contre une action de Peta, je rajoute, écrire une histoire où un taureau, sans queue ni oreilles, en provenance directe d’une corrida encornerait un tueur, dans l’équarrissoir. Quels enfoirés ces bouchers.

   Je vais passer m'acheter un steak au supermarché, au moins là pas de boucher. Vraiment bon pour maintenir une écriture tonique.

   Bien poser chaque étape.

   La première est terminée. Je la résume : être un spartiate qui se fait bouffer le foie par un chat sans brûler ses vaisseaux tant qu’il ne voit pas de mouettes, la terre ferme et de petites culottes humides dans le courrier de ses fans.

   Simple, il suffit d’être clair dans sa tête, de bien définir ses objectifs.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire oldup ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0