23. Les jets d'eau
À connaître avant lecture : * Enigma World : Nom fictif, remplacera désormais celui de Imagine Dragons. Les noms, prénoms et titres de chansons du groupe, mais aussi de toute célébrité, seront modifiés de la même manière.
Lukas
Pour qui me prend-elle ? Un gigolo. Elle me compare à un gigolo ! Oui, un gigolo demande de l’argent pour ses prestations. Ce n’est pas mon cas. Moi, je couche avec ces femmes parce que j’en ai envie. Enfin, il me semble. La plupart du temps, nous avons bu assez d’alcool pour agir sans se poser de questions. En plus, elles ne me paient pas ! Ne me payaient pas, plutôt. Car depuis que j’ai rencontré Carly, aucune ne m’a séduit au point que je me laisse aller. Et Pamela ? Pamela ? Bof, elle ne m’a apporté qu’une impression de déjà vu. Rien d’extraordinaire. Au contraire, elle m’a coupé l’appétit. Et puis c’était juste une rencontre en boite, un coup d’un soir. Rien à voir avec les épouses riches.
Carly… elle est douce, charmante, câline, taquine et coquine. Elle sait me troubler et faire preuve de spontanéité malgré son air timide, parfois réticent. Elle s’intéresse à moi, et pas seulement à mon corps, encore moins à mon compte en banque, même si je suis persuadé qu’elle pourrait y prendre goût. Ce qui la différencie de toutes les autres ? Elle me comprend. Et elle me laisse croire qu’elle pourrait m’aimer.
Jusqu’à aujourd’hui.
Elle est obstinée et refuse de m’écouter, d’entendre ce que j’ai à lui dire. Elle a ce don de se fermer comme une huitre quand elle n’est pas d’accord, ou lorsqu’elle en a assez. Des œillères pour obstruer sa vue et des boules Quiès pour boucher ses oreilles.
Elle va devoir accepter celui que j’étais avant elle, car même pour ses beaux yeux, mon portefeuille ne me permettra pas de l’effacer.
Je la trouve sur le canapé, à l’étage, après ma douche. Elle pianote sur son téléphone et garde la tête baissée lorsque je passe si près du canapé que je l’effleure du bout des doigts. J’avais l’intention de les glisser sous son menton pour relever son visage et déposer un baiser sur ses lèvres, mais je m’abstiens.
À la place, je lui propose un premier apéritif.
— Non. Merci.
Clair. Précis. Sourd. Et froid. Assis sur un tabouret, j’observe ma poupée, sans savoir comment briser la glace. D’autant plus qu’elle s’obstine à scruter son appareil.
Enfin, Thomas et Cyril nous rejoignent et c’est seulement à ce moment que leur mère daigne quitter son écran des yeux pour les accueillir avec un sourire.
— Vous devriez emporter une veste ou un pull, préviens-je, nous sortons.
Ma belle opine de la tête toujours sans un regard pour moi, se lève et s’éloigne vers les escaliers en colimaçon, où elle marque une pause.
— Je vous attends dans le couloir, déclare-t-elle avant d’entamer sa descente.
Carly
Je ne comprends pas. Lukas a pourtant fréquenté les meilleures écoles, où on a dû lui inculquer les bonnes manières, la bienséance, en plus des cours financiers. Elda lui a appris, c’est une évidence, qu’un homme n’entretient pas de relation sexuelle avec n’importe quelle chienne qui passe devant lui, qu’on ne prend pas le risque de briser un couple en profitant d’une femme mariée, pire encore, quand il s’agit de celle d’un client ! Et Adeline ? Elle ne peut pas ignorer un tel comportement, elle en a forcément été témoin ou en a entendu parler !
C’est incroyable de se ridiculiser ainsi, sans l’aide de personne ! Son casino doit brasser des millions chaque jours, ils ne suffisent donc pas, pour qu’il ait recours à de telles méthodes ?
Le voilà. Je n’ai pas envie de lui parler. Ni de poser les yeux sur lui.
Il me propose un apéritif. Je refuse. Je ne veux pas trinquer avec lui. L’image de cet homme magnifique au lit avec cette… femme, maquillée à outrance, tombée dans son flacon d’Opium, vêtue d’une robe cousue au fil en or, me saisit et un tremblement de dégout me secoue. Comment me serait-il possible désormais de me promener main dans la main avec lui parmi tous ces gens, toutes ces potentielles clientes, coups d’un soir, amies ? Quel nom donne-t-il à ces cougars ? Elles ne le sont sans doute pas toutes, d’ailleurs. Certains hommes doivent avoir pour épouse de jolies filles, jeunes et pas regardantes sur la marchandise pourvu que l’époux les rende riches.
Les garçons sont là. Mes bébés chéris. Ils sont beaux. Ce soir, ils ont choisi de s’habiller en jean et chemise. J’apprécie leur effort. Nous allons pouvoir quitter cet endroit. Avant que je n’entame ma descente vers l’étage inférieur, Lukas nous recommande d’emporter quelque chose d’un peu chaud, car nous allons sortir.
Chouette, allons visiter le casino d’une autre maitresse.
Pressée de prendre l’air, j’attends dans le couloir, où patiente déjà Kevin, adossé au mur, près de l’ascenseur. Il se redresse lorsqu’il me reconnait et j’engage la conversation sur son métier avec l’espoir de me divertir quelques instants.
Il reconnait que les journées sont souvent longues puisqu’il se contente de surveiller les lieux où se déplace Monsieur Sullivan ou de patienter le temps qu’il termine ses activités. Le brave homme m’assure cependant que le temps passe plus vite avec de bonnes lectures sur son téléphone. En particulier lorsqu’il poireaute plusieurs heures dans des endroits aussi vides que celui-ci. D’un autre côté, il profite des visites et des spectacles où se rend son patron. Il dîne tous les soirs dans un restaurant gastronomique et profite des meilleurs hôtels à chaque déplacement en dehors de Las Vegas. Il rencontre de très jolies femmes, qu’il revoie quand il ne travaille pas. Monsieur Sullivan est généreux. Il paie très bien et leur offre à Ryan et lui, logement à Lyslodge, repas et blanchissage. Sans compter l’usage des véhicules, s’ils souhaitent sortir.
Un boss comme on en trouve rarement, en somme. Parfait. Il a quand même quelques défauts, Perfection.
— Il ne vous appelle jamais, comment savez-vous à quel moment il aura besoin de vous ?
— Il me communique le programme dès le matin. Puis il me bipe quand il a besoin de ma présence.
— Et Angie ? Personne ne la protège ?
— La protection de Miss Sullivan est très compliquée. Ryan et moi avons été ses gardes du corps. Parmi les derniers en date, d’ailleurs. C’est une jeune femme capricieuse qui parle mal à ses employés et qui s’en débarrasse comme du papier toilette. Pardon. Je suis désolé. Je n’aurais pas dû…
— Ne vous inquiétez pas. Je sais de quelle manière elle se comporte avec les gens qui ne font pas partie de son milieu.
J’hésite. Une question me taraude, mais j’ai peur de me montrer indiscrète. Ou peut-être est-ce la crainte d’une réponse pas à mon gout. Lance-toi, parce que tu sais que tu ne penseras plus qu’à ça tant que tu ne sauras pas.
— Adeline vient souvent, ici ?
— Adeline ?
— Mademoiselle, heu, Morton.
— Je ne suis pas autorisé à parler de ça, Madame.
La porte de l’appartement s’ouvre à ce moment sur mes fils, puis sur Lukas qui ferme la marche.
Je ne suis pas plus avancée en ce qui concerne perruque blonde. Quelle importance puisque c’est du passé ?
Nous retrouvons nos amis dans le hall d’entrée qui mène aux gondoles, celui avec ces peintures fantastiques au plafond. Ils examinent les compositions florales qui ornent les bords de la rivière. Je me souviens être passée ici lors de notre promenade aquatique et avoir pensé que l’endroit enchanterait la douce Léandra. À raison puisqu’elle enroule ses bras autour du mien, excitée à l’idée de visiter les jardins du Serenissima le lendemain. Lukas, dont les oreilles trainent partout, nous apprend qu’il vient de composer une nouvelle équipe de jardiniers paysagistes pour agencer le thème annuel, La France et les Etats-Unis.
— Nos artistes carnavaliers se sont séparés en deux groupes, et chacun représente son pays, explique-t-il avec fierté alors que nous traversons le pont. Ils défileront demain dans les rues de la ville et le reste de la semaine, ils déambuleront dans les allées du Serenissima.
Nous traversons le Strip au pas de course et Lukas, en train de confirmer notre arrivée à un interlocuteur téléphonique, nous entraine jusqu’au bord d’un lac, celui-là même d’où s’élancent les majestueux jets d’eau.
Hélas, les fusées liquides retombent mollement dans l’étang et la musique, un titre de Céline Dion, s’éteint avec elles. La rumeur, en provenance de l’assistance, grossit alors, et surprise, j’interroge notre milliardaire du regard. Panne technique ?
Il sourit, sans quitter le bassin des yeux, alors que l’air de rien, il colle sa hanche à la mienne et passe son bras dans mon dos. Je tourne sept fois ma langue dans ma bouche pour réprimer mon mécontentement puis prends mon mal en patience, comme tout le monde. Que pouvons-nous bien attendre ? Le calme de Lukas me rassure, lui a la réponse à ma question.
De nouvelles notes, familières, résonnent. Intriguée, je cherche le titre et l’interprète quand les bougies liquides s’agitent à nouveau, avec timidité, avant de se jeter en l’air au moment où le son explose. Enigma World ! Les chandelles suivent le rythme, gracieux, se balancent, se croisent, remontent, redescendent ! Le spectacle est fascinant, la chanson, entrainante !
— Le numéro te plait ? s’inquiète Lukas.
Je lui réponds brièvement par l’affirmative, subjuguée, peu à peu gagnée par l’envie de danser alors que mes doigts suivent déjà les mouvements. Mon fils, amusé, me mitraille de photos pendant que son frère réalise des vidéos et que Léandra secoue son mari. Le pauvre Paulo ne pipe mot, comme blasé par l’euphorie de son épouse. Les gens les plus proches commencent eux aussi à se laisser emporter par la musique et se trémoussent, après nous avoir d’abord regardés avec une pointe de moquerie.
Le propriétaire des lieux éclate de rire, puis admire la réaction du public, aussi abasourdi qu’émerveillé. La foule chante, lève les bras, remue ! Nous assistons à un concert de gerbes d’eau sur le thème de mon groupe préféré !
Lorsque le morceau change, que le piano de Rihanna entame sa ballade, cette fois accompagnée d’un spectaculaire jeu de lumières, Leandra et moi, bras dessus, dessous, nous berçons doucement. Je connais les paroles par cœur et chante, certes faux, mais je m’en moque, autant que du regard ébloui de notre hôte, ou des coups d’œil amusés de John. Le ballet gracieux, combiné à ces titres envoûtants me transporte et je lâche prise. Je suis enivrée, sur une planète abstraite où musique et couleurs se fondent en un improbable kaléidoscope.
Jusqu’au moment où Lukas nous avertit qu’il serait tant de partir, d’aller se restaurer. Je l’entends, sans y prêter attention, à plusieurs reprises, l’oreille distraite.
Soudain, je réalise que seules Sybille et moi sommes restées dans notre monde et que les autres s’éloignent peu à peu. Même lui. Je redescends alors sur terre, un peu rudement. Que m’a-t-il dit ? Qu’il était temps d’aller dîner ? Son estomac doit commencer à tirailler, nous sommes donc contraints de suivre le maitre. Sauf que je ne suis pas pressée de retourner au casino, pour y croiser les épouses des riches clients ou perruque blonde.
Mon amie m’invite finalement à la suivre, alors qu’elle se dirige à grand pas vers leur groupe. Je les observe un instant. Paulo et Léandra sont radieux, main dans la main, ils admirent encore le spectacle sans ralentir leur vitesse. Ma meilleure amie a rejoint son mec, qui passe aussitôt le bras sur ses épaules et lui accorde un rapide baiser. Il lui dit ensuite quelque chose, avant qu’ils ne me lancent un regard amusé.
Quant à Lukas et la bande de jeunes, je les distingue mal, en tête de peloton. Malgré tout, je comprends bien qu’ils font des checks. Ma curiosité l’emporte et je les rattrape vite. Alors que je bassine Cyril et Thomas pour connaitre la nature de leurs échanges, une légère petite brise me fait frissonner. Et oui, tu étais trop en colère pour suivre les conseils de ton prince charmant et emporter un vêtement chaud. Peu importe, puisqu’il a déjà quitté sa veste et la glisse doucement sur mes épaules en murmurant à mon oreille :
— Ce serait dommage que tu tombes malade. Tu comprendras pourquoi demain.
Curieuse, mais surtout attendrie par le mal qu’il se donne pour me faire plaisir, je tourne la tête vers lui et tente, en vain, de résister à son sourire et à son clin d’œil charmeur.
Alors que nous nous apprêtons à traverser le boulevard pour retourner au Serenissima, je reconnais l’imitation de la statue de la liberté d’un côté de l’entrée, et la tour Eiffel, de l’autre. Les enfants sont impressionnés par la taille des édifices, pourtant bien inférieure à celle de leur modèle.
— Chérie, j’essaierais bien les machines à sous, dit Paulo d’une voix suppliante, dans l’allée qui mène au restaurant gastronomique.
Au regard qu’elle lui lance, le pauvre saisit bien qu’insister serait peine perdue, mais c’est sans compter sur Lukas dont les oreilles trainent, vraiment, partout. Nous nous arrêtons donc tous, à la suite d’un Monsieur Sullivan à l’air ravi.
— Ah, quand même ! s’exclame-t-il. Je me demandais quand l’un d’entre vous aller s’y intéresser !
— Je ne suis pas d’accord, s’offusque Léandra. Allons dîner.
S’entame une discussion animée sur les potentiels risques d’addiction, les enfants insistent pour essayer, et Lukas lève les yeux au ciel avant de s’éloigner vers l’espace réservé au casino, là d’où se superposent une multitude de sons mécaniques. Il se dirige vers la banque de change et revient les mains chargées de gobelets. Chacun d’entre nous se tait, gêné par la générosité des pièces contenues dans les timbales avant de se tourner vers les appareils bruyants et lumineux.
— Vous n’avez plus qu’à choisir votre machine, explique-t-il avec un sourire satisfait, les bras tendus.
Nous protestons toutes les trois, nos enfants sont trop jeunes pour tester ce type de jeux. John et son Fry, accompagnés par les jeunes, ont beau râler, nous ne cédons pas.
— Ce ne sont pas cinquante dollars de pièces qui vont les rendre accro ! s’agace le milliardaire.
— Si, parce qu’ils croiront qu’il est facile de gagner de l’argent, insiste Léandra, sourcils froncés. Du moins au début.
— Avant de poursuivre et de tout perdre, réfléchit Sybille.
— Et à ce moment là, nous irons diner, achève Lukas. C’est aussi simple que ça.
Peu convaincues, nous déambulons entre les grappes d’automates, à la recherche de la perle rare qui nous rendra peut-être riches. Leandra, boudeuse, avance avec sa famille dans une rangée tandis que Killian s’est installé devant un engin à l’effigie de Frankenstein, sa sœur, sa mère et John autour de lui. Cyril préfère une machine à sous qui consiste à assembler des fruits, et je partage son choix pour la simplicité. Mes enfants et moi accaparons trois appareils, au centre de la pièce.
— Les garçons, vous avez aussi la possibilité de vous arrêter là, si vous perdez trop d’argent, ou si vous estimez que vous en avez déjà gagné pas mal.
— Tu vas faire quoi, toi, maman ? demande Thomas.
Indécise, je quête un conseil auprès du maitre des lieux. Dans un obstiné refus d’influence, il écarte les bras et recule en secouant la tête.
— Et bien, je crois que je vais jouer, tout simplement ! Après tout, cet argent n’est pas à moi, il reviendra à son propriétaire.
Nous nous exclamons lorsqu’une avalanche de pièces atterrit en notre faveur dans le bac et au contraire, râlons quand leur quantité s’amenuise dans la timbale. Des rafraichissements bienvenus nous sont servis, comme par miracle. Est-ce l’excitation qui nous donne chaud, ou la température est-elle volontairement maintenue élevée pour obliger les joueurs à consommer ? Les deux, sans aucun doute.
Nous avons tous utilisé l’intégralité de notre réserve. Tous, sauf Cyril et Linda qui ont préféré arrêter de miser, une fois leur cagnotte doublée.
Nous dînons dans le restaurant gastronomique où il est évident que notre grande tablée bruyante dérange les autres convives. Les plats sont magnifiques, succulents, les desserts exquis et les vins, parfaits. La conversation tourne essentiellement autour de nos hypothèses quant aux prochaines activités. Rien à faire, Lukas ne crachera pas le morceau.
Angie débarque alors que la serveuse nous apporte le café. Elle se laisse tomber dans un fauteuil et gémit :
— Je suis épuisée ! J’ai passé la journée à rencontrer les éventuels futurs couturiers pour ma collection. Je n’imaginais pas le recrutement si difficile ! Je me rends compte à quel point l’exigence et le perfectionnisme se raréfient ! On dirait que l’excellence est en voie de disparition.
— Tu dois avoir soif après une telle tirade, constate John en lui servant un verre de vin.
— Je meure de faim, aussi ! Ces entretiens sont d’un rasoir ! Ces gens m’ont fatiguée, affamée, assoiffée, et le pire de tout, ils sont d’un ennui ! Mortel !
— Pas comme ton amie Adeline, n’est-ce pas, souligné-je, acerbe.
— Oh ! C’est une excellente idée, Carlyanne, je l’appelle tout de suite pour l’inviter à nous rejoindre. Elle sera ravie de savoir que tu l’apprécie.
— Comme c’est dommage, intervient Lukas en se levant. Nous allons te laisser te reposer devant ton diner, ma très chère sœur, Chérie souhaite profiter de la vue de ma terrasse. Bon appétit, sœurette, passe le bonjour à ta copine.
Alors que je quitte mon fauteuil, imitée par le reste du groupe, la punaise se dresse à son tour.
— Parfait, je fais livrer mon repas chez toi. Adeline nous y rejoindra. Elle connait le chemin. N’est-ce pas, Lukas ?
— Angie, l’interpellé-je en m’approchant assez pour me trouver nez à nez avec elle. Que me reproches-tu ? Parce que tu me détestes, mais as-tu au moins une raison ? Sois franche et courageuse, pour une fois, et dis-le-moi en face.
— Je n’ai pas besoin de raison. Ta tête ne me revient pas, c’est tout. Et puis, tu n’es pas de notre milieu. Mais ça, je te l’ai déjà dit. J’avais même ajouté que rien n’y fera, tu ne nous ressembleras jamais.
— Ça suffit Angie ! gronde Lukas, menaçant. Dîne avec qui tu veux, on s’en tape, mais fous-nous la paix !
— Je vais prendre une dinde au vin jaune et aux morilles, débite la vipère à l’attention d’un serveur. Faite monter le repas chez Monsieur Sullivan.
— Tu en fais une belle de dinde, lance Sybille avec dédain avant de franchir la porte du restaurant.
Dans le hall, nous nous déplaçons à grands pas, avec l’espoir de suffisamment distancer la démone pour qu’elle fasse demi-tour. Peut-être pourrons-nous la semer si elle casse un talon en essayant de nous rattraper. Et si elle glissait sur une peau de banane ? Manque de chance, rien n’entrave sa poursuite, et pire, nous sommes obligés de patienter devant l’ascenseur, d’autant plus que vu notre nombre, deux voyages seront nécessaires.
Angie me jette des regards haineux sans cesser de pianoter sur son téléphone.
— Qui appelles-tu ? s’enquiert Lukas, soupçonneux.
— À ton avis ? Pas mon dentiste, à cette heure, Lukas !
— Il faut que je fasse quoi pour que tu nous oublies, Angie ? Laisse Adeline là où elle est, s’il te plait, soupire-t-il, las.
— Ok, à une seule condition. Je viens avec vous.
— Ok !!! capitule le milliardaire, profondément exaspéré.
La sorcière crâne lorsqu’elle passe devant moi, s’infiltre dans la cage dorée et nous y attend, d’un air impertinent.
Paulo avance déjà à sa suite, mais Léandra veille et le retient avec un regard lourd de sous-entendus. Personne ne s’empresse autour de la sangsue, si bien que John, puis Sybille, non intimidés par ses gamineries, se dévouent et emmènent Marion et Linda avec eux.
Lorsque les battants s’ouvrent à nouveau devant nous, je m’aperçois que nous n’avons plus affaire à Kevin, mais à Ryan. À quel moment ont-ils échangé ?
À l’étage, les filles accueillent les quatre adolescents et les conduisent directement dans la salle d’attente.
Mes amis, quant à eux, sont sous le charme de l’appartement. Jusqu’à ce que nous parvenions sur la terrasse. Sybille admire l’ensemble d’un regard blasé, Paulo s’extasie dès que ses yeux s’arrêtent sur la piscine, puis le jacuzzi, à moins que ça ne soit sur Angie, étendue sur un transat. Léandra se promène, bouche bée, les yeux brillants.
— Ça vous dit un bain de minuit ? propose John. Carly, la piscine est éclairée, tu as vu, pas de requin au fond. Tu n’as rien à craindre.
Un rire bref m’échappe au souvenir de nos soirées plage en France.
— Une autre fois, répond Lukas. Carly souhaite admirer la vue.
Je m’approche du garde-corps et me réfugie dans les bras de mon Cro-Mignon. J’aime bien Cro-Mignon. Je crois que je vais l’appeler comme ça, maintenant.
Le spectacle est aussi splendide qu’impressionnant. La hauteur est si vertigineuse que la rumeur de la ville nous parvient à peine, malgré la forte animation sur le boulevard, la nuit. Nous sommes au plus haut de Las Vegas et le seul bâtiment qui semble nous dépasser n’est autre que la stratosphère.
— Carly, en France, à l’occasion de nos jeux, nous avons tous dévoilé de petits secrets très personnels.
— Je n’appellerais pas ce que tu faisais avec tes clientes de petits, Lukas. Et vos secrets ne nous ont pas parus aussi personnels que tu le prétends aujourd’hui. Tu semblais plutôt t’en servir pour jouer la provocation.
J’essaie de me retourner pour lui faire face, mais ses bras serrés sur les miens m’en empêchent. Il reprend, d’une voix basse et douce :
— Personne ne nous connaissait, alors nous pouvions nous amuser sans réserve. Pourquoi trouves-tu mes relations avec ces femmes si choquantes, alors qu’elles avaient lieu avant notre rencontre ?
Il se tient contre mon dos et chuchote. Chercherait-il à m’apaiser ? Je gigote, mal à l’aise de tenir une conversation si privée alors que nos amis se trouvent aussi près.
— Ce qui me choque, ce sont les dons, comme tu les appelles ! Tu es milliardaire ! Outre le fait qu’en tant que tel tu n’en aies pas besoin, tu dois prendre soin de ta réputation, à tous les niveaux.
— Je ne leur ai jamais demandé de me payer, Carly. Elles le faisaient de leur propre chef.
— Donc, elles te prennent pour un gigolo.
— Non ! Je te l’ai dit, nous discutions, autour d’un verre, d’une danse… avant d’en arriver là. Elles voulaient juste contribuer.
— Contribuer à quoi ? À ta richesse ?
— À la cause !
À ce moment, un son strident nous vrille les tympans et nous oblige à les couvrir de nos mains et à nous retourner. John, près du bar, se bat avec les boutons de la sono.
— Lukas ! À l’aide, s’égosille-t-il. Putain, tu as changé tout le matos ! Tu pourrais prévenir !
Cro-Mignon n’a d’autre choix que de prêter main forte à son ami, sous peine de nous rendre tous sourds. Les spots éclairent le dancefloor quand il revient à ma rencontre.
— Viens, murmure-t-il à mon oreille en entrelaçant nos doigts.
Il dépose un baiser sur mes lèvres, plonge quelques secondes son regard tumultueux dans le mien puis me ramène vers l’entrée.
— On s’absente, avertit-il alors que nous dépassons les autres, puis les enfants, et franchissons le seuil.

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