Si la mer n'existe pas 3
Je n’arrive pas à l’homme tout de suite, je ne le regarde pas tout de suite.
Je crois que je ne veux pas le voir et que je voudrais reculer d’un pas et d’un pas encore jusqu’à retrouver la brume. Je crois que j’ai peur…
Il y eut un interlude, un espace d’entre deux temps. C’est-à-dire un espace vierge entre le temps de la voix et de la brume et celui du retrait de celle-ci qui découvrirait l’homme. Cet espace était infime, mais il me sembla durer un temps assez long pour m’interroger. Pour laisser une place à un sentiment de crainte également.
Je redoute l’image.
Je redoute que l’homme de la voix soit pareil à la mer qui n’existe pas.
C’est-à-dire que je l’ai dessiné déjà comme on se dessine des images à partir des mots et juste des mots quand on lit une histoire. J’ai dessiné l’homme à partir de sa voix, je l’ai imaginé sans même le faire exprès, sans même le vouloir. J’y ai mis les formes et les couleurs de sa voix, ses contours aussi. J’ai dessiné un homme fort, un homme roc de pierre, et quelque chose de tendre dans le fond de ses yeux. Il a des yeux couleur vert de bouteille dans mon esquisse. Il me faut gommer maintenant. Gommer absolument. Oublier l’image. Mais l’homme continue de fredonner et dans ses intonations mille ciels changeants se disputent et me brassent : le désir, la hargne, la tristesse, la douceur douce des choses, et d’autres qui ne se disent pas, qui sont plusieurs mots et aucun à la fois. L’indicible. Et je continue de voir, de dessiner malgré moi. L’invisible.
J’avais eu cette idée déjà, de choses plus belles et idéales accrochées aux voix, de par ce qui en émane, de ce qui en filtre pur, et qui n’est pas parasité par l’image et ses façons. J’avais eu cette idée qu’aveugles, tous, nous interagirions différemment sans doute. Aussi il m’était arrivé avec quelques amis de les préférer au téléphone que de les avoir de visu. Il voyageait avec ceux-là une chaleur différente quand ils n’étaient portés que par la conversation, par leurs voix, un sentiment de plus intime, de plus profond et de moins insupportable. Je crois avoir pensé alors que par la voix peut-être était plus atteignable l’âme, et que le corps, lui, laissait transparaître des façons plus communes qui appartenaient au vague du monde et de ses routines, et de la manière de s’y mouvoir qui n’était pas l’essentiel. Qui était dans l’erreur de tout ce qui paraît. Mais peut-être n’était-ce qu’élucubrations, et juste la distance pratique. Peut-être que je n’aimais pas vraiment ces amis, que je n’aimais que leur voix, ce quelque chose dedans qui me tenait loin du vide inévitable, quelque chose de pareil à ce que l’on trouve au cœur de la mer qui n’existe pas.
Quand se dissipa le dernier ruban de brume, je fermais les yeux. Je percevais la lumière d’un soleil blanc et perçant au travers de mes paupières, puis une ombre me le cacha, puis un souffle, là tout près, à presque me passer sur le visage.
Je me raisonnais. Je comptais jusqu’à trois.
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