Si la mer n'existe pas (5)

3 minutes de lecture

Le silence durait.

Ce n’était ni un silence gênant ni un silence d’embarras.

C’était un silence paisible comme ça, de ceux qu’aucun n’éprouve le besoin de dissiper, peut-être même un silence voulu. Un silence nécessaire. Un temps d’entre deux temps.

Pas un silence tout à fait, le silence tout à fait n’existe pas.

Le silence tout à fait n’existe que dans la mort des choses.

Nous, nous nous tenions dans le vivant des choses. Cela j’en étais certaine. Je le savais aux ombres ailées des grands oiseaux blancs qui décrivaient des cercles au-dessus de nos têtes et aux pulsations de leurs jabots. Je le savais à la force du vent qui sifflait et dansait au-dessus, en dessous et entre nous. Je le savais encore au sable qui se soulevait en petites pelletées de grains noirs pour venir nous fouetter les mollets, à cette morsure-là que les grains projetés imprimaient à la peau, et je le savais encore depuis le loin des cavités des falaises pointes hautes qui propageaient des échos de vent. Je le savais aussi à la chaleur qui naissait sur mes joues sous les rayons du soleil blanc, à la sueur qui commençait à perler dans le creux de ma nuque. Et enfin je le savais à mon ventre qui se soulevait régulièrement et à celui de l’homme qui se soulevait au même rythme, et au souffle chaud qui s’échappait de ma bouche.

Je savais aussi le goût de ce silence, celui d’un silence doux qui n’était qu’un silence de mot.

Dans le silence doux qui dure sans mot, on perçoit toujours mieux.

Je regardais l’homme.

Je voyais d’abord la casquette bleue de l’homme et son manteau bleu pareil, et dans sa poche droite sans doute une pipe en bois, et dans sa poche gauche sans doute une blague à tabac brun et une poignée d’allumettes alignées dans leur boîte cartonnée.

Je voyais ensuite les sourcils épais de l’homme, son regard, dur sans être hostile, un regard d’un gris bleu de mer profond, un regard qui presque ne pouvait exister, un regard fantôme au nez droit. Je voyais la barbe taillée de l’homme, la forme de ses lèvres, la finesse de sa lèvre supérieure, la boursouflure de sa lèvre inférieure, la couleur miel de son teint, la couleur miel de son cou tout aussi hâlé, la cicatrice fine, comme une trace d’écume ou un reste de sel, sur sa jugulaire.

Je voyais enfin ses mains larges, sillonnées et piquées de taches, le clair de ses paumes, les cals bruns sur ses paumes claires, la largeur de ses doigts, et de là, de ses paumes âpres et tendres à la fois, et de ses doigts épais, la force de sa poigne.

Plus je regardais l’homme et plus sa beauté m’apparaissait. Ce n’était pas une beauté plastique qui vous tape à l’œil, pas une beauté facile et évidente comme ça, pas une beauté dans la beauté figée et évidente des choses, non. L’homme était d’une beauté plus rude, animale et sauvage à la fois. Enfouie, tapie sous des allures de pierre. Une beauté du vivant, avec quelque chose du minéral aussi, et je me disais que la voix n’avait donc pas tout à fait menti.

La beauté de l’homme en devenait douloureuse à contempler, elle appelait une envie de toucher. Comme si du bout des doigts l'on pouvait vérifier ce que le regard vous dicte, comme s’il le fallait absolument. Aussi je serrais mes mains l’une contre l’autre pour m’empêcher, aussi le regard de l’homme suivait leur mouvement, accentuant le trouble. Il était d’une beauté exactement comme celle-là, de celles qui vous mordent, vous griffent et vous tranpercent, mais dont on peut également tout ignorer. Seul le silence l’avait rendue et c’est au silence qu’il fallait la rendre.

Aussi je n’eus d’autre choix que de prononcer le premier mot.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Hel ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0