Si la mer n'existe pas (6)

3 minutes de lecture

On ne peut chasser le trouble d’un seul mot, aussi en prononçais-je plusieurs, aussi les mots prirent forme de phrases et les phrases forme de discours. Ce n’en restait pas moins des premiers mots, des brouillons d’élan, des esquisses griffonnées avec le trait fragile de l’ignorance.

Il y a toutes sortes de premiers mots. Ces premiers mots-là étaient, je crois, des mots-hameçon, mots-filet, mots-aig: ils tentaient le contact, ils s’élançaient sans savoir, sans rien connaitre, avec la vigueur du sursaut comme des mots-cri de nouveau-né, avec la volonté de frapper au juste, au cœur, tels des mots-fléchette. Fébriles dans leur premier élan, ils prirent des allures de cavalcade. Je tissais un monologue à mesure que s’épaississait le silence de l’homme.

Je le fixais. Je lui parlais de la brume, et des mots-ritournelle que j’y avais entendus. Je lui parlais de la mer, des rêves que j’en avais fait avec assez de détails pour me la rendre proche et familière. Je lui parlais de ses courbes, de ses colères, de ses couleurs, de ses éclats. Je lui parlais de sa force, de son calme, de ses tempêtes. Je lui parlais de ses profondeurs. Je lui parlais encore de tout ce qui y grouille dedans, et tout ce qui s’y éploie au-dessus. Je lui en parlais comme on parlerait d’une sœur, avec connaisance et tendresse, et surtout assez de détails,, pour que s’ancre un peu plus la conviction qu’il ne s’agissait pas de rêverie, mais de souvenirs. J’insistais, le questionnais, lui renvoyais ses -ritournelle.

Mes mots trébuchaient devant le grand silence qui n’était pas le silence tout à fait, qui était le silence seul de l’homme. Ils devenaient mots-brume, se dissipaient comme si je ne les avais jamais prononcés.

C’est parfois le cas des premiers mots : ils se perdent.

Il me sembla que l’homme les ignorait comme s’il s’agissait de mots-bois flotté. Il se tenait toujours là, à un mètre de sable entre nous. Son regard rivé sur ma bouche, mais indifférent, comme dans le loin du loin des choses. Il surveillait le mouvement de mes lèvres, et j’avais l’impression qu’il plissait un peu les yeux pour mieux capter ce qui en sortirait, mais tout chez lui restait immobile en-dehors de cela et ses lèvres ne bougeaient pas, et sa voix d’homme roc de pierre restait tapie au fond de lui, comme se tapirait quelque animal aux aguets.

J’eus l’impression alors qu’un seul mot pouvait faire vaciller l’intimité que crée parfois le silence, qu’un seul mot pouvait réduire la proximité que j’avais ressentie, dans le soleil blanc, au néant et au rien. C’est bien cela pourtant que j’avais souhaité en prononçant le premier mot : chasser le trouble. Je mesurais toute entière la fragilité des premiers contacts et l’ignorance qui nous habite. Et je prenais conscience également que j’avais agi à l’inverse de ce que je voulais vraiment.

Lasse de cette réflexion et du silence qui ne se troublait pas, je finis par me laisser tomber sur le sable de grains noirs et l’homme en fit autant sans rien manifester d’autre que ce qu’un roc de pierre manifesterait dans sa chute. Il se laissa tomber, le sol vibra, et quelques grains de sable s’éparpillèrent, point.

Agacée, j’ancrais mes doigts dans le sable de grains noirs, au plus profond qu’ils pouvaient sonder, jusqu’à l’humidité des choses du dessous, jusqu’à sentir les grains pénétrer et racler sous mes ongles. Et y sentir l'humide.

Je ne réalisais pas la réponse qui dormait là, que je pouvais vouloir plusieurs choses à la fois, aussi contradictoires que ces choses soient les unes vis-à-vis des autres.

Je voulais me perdre dans la mer qui n’existe pas.

Je voulais me perdre dans la brume, portée par la voix de l’homme, qui n’était qu’une voix et qu’une seule et peut-être un mensonge.

Je voulais me perdre dans la chaleur du soleil blanc, dans le ciel flaque d’huile liquide, me perdre dans les battements d’ailes.

Je voulais toucher l’homme et qu’il me brûle, me perdre à son endroit.

Je voulais toute la mort des choses qui n’existent pas.

Mais je voulais aussi la mer qui me hantait.

Je voulais la mer qui cogne les falaises pointes hautes en fracas.

Je voulais tout le vivant des choses qui vibrent et existent.

Je perçus alors un rien de vivant sous le sable, un rien qui creusait son chemin, qui s’aventurait et se rapprochait de mes doigts et qui arrêta leur mouvement, quelque chose de chaud qui me brûla comme une morsure, quelque chose à la poigne ferme et qui était la main de l’homme.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Hel ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0