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14 juillet 1986

A l’exception de quelques banderoles ornant la place de la mairie, rien ne laissait présager qu'une fête nationale se déroulait, en cet instant même, à Bitterburg, petit village de sept cent âmes perdu au fin fond du Bas-Rhin. Le traditionnel feu d’artifice du quatorze juillet, annulé faute de budget, avait contraint les habitants à se rendre au cinéma, l’unique distraction encore sur pied de cette bourgade maudite. Même le bal des pompiers avait dû être annulé et pour cause, la moitié des effectifs souffrait d'une intoxication alimentaire. Mais, Violette Kohler, tout juste âgée de quinze ans, n’avait que faire de l’annulation des festivités. Les films à l’affiche étaient bien plus distrayants que toute cette mascarade.

— Je n’ai qu’un mot à dire, Hansen ! s’exclama-t-elle, en redressant ses imposantes lunettes rondes. Monster in the Closet est bien meilleur que Nomads, alors que les deux jeunes gens regagnaient le parking.

Bien que ces films n’avaient rien de comparable, Violette cherchait encore et toujours à débattre. Cela lui apportait une joie incommensurable. Dieu, comme l’affirmait sa grand-mère, l’avait dotée d’une éloquence naturelle. Or, ce don laissait Bitterburg pantoise. Car tous savaient que cet enfant n’avait rien d’une petite fille modèle. Il n’y avait qu’à regarder Norman, son père : un bon à rien, chargé de l’entretien d’une décharge, qui à la nuit tombée, quand il ne dévalisait pas le stock d’alcools forts du vieil Aloysius, l’épicier borgne et farfelu du village, s’écroulait sur son canapé à ressorts défraîchi, sans prendre la peine de défaire ses chaussures.

Violette se hissa sur le muret en pierres couvert de lichens et s'éventa avec une de ses boucles brunes. D’ici, la vue était idéale pour observer les allées et venues des cinéphiles. Un paquet de pop-corn à moitié vide à la main, ces derniers, à demi endormis, sortaient lentement du cinéma. Grisés par cette nuit caniculaire, ils regagnaient leurs voitures, épuisés, ouvrant grandement leur vitre dans l’espoir de ressentir une légère brise.

— Hansen, ici la terre, tu as perdu ta langue ? le charria-t-elle.

Elle enroula son chewing-gum autour de son index, attendant une réponse de Knut. Depuis qu’ils avaient rejoint le parking, le suédois ne l'écoutait plus. Il était comme absorbé par sa Yema North Pole, sa montre flambant neuve. Ses cheveux blonds, proche de la coupe de Jimmy Page, lui tombaient dans les yeux. Mais, étrangement, l'adolescent ne passa pas la main dans ses boucles, comme il appréciait couramment le faire. Il semblait comme déconnecté de son corps.

Violette claqua des doigts.

— Tu m’écoutes, tête de nœud ?

Knut dû faire un effort inouï pour lui cacher ce qui le rongeait. Mais, il ne voulait pas prendre le risque de la mettre elle aussi en danger. Alors, il ne trouva à lui répondre que ces quelques mots, qu’il regretta aussitôt.

— Je suis désolé Vi. Il faut que je rentre. On en reparle plus tard, O.K. ?

Knut enfourcha son vélo pliant orange et pédala sans se retourner.

— M’as-tu écouté au moins ? lui cria-t-elle, alors que le garçon disparaissait dans la nuit.

Prise de court, Violette quitta le parking et longea la route en direction du terrain vague. Elle passa devant le champ des Kauffmann. Accaparée par ses pensées, elle ne remarqua pas la lumière qui se dégageait des plants de maïs, semblable aux phares d’un véhicule ou d’une moissonneuse batteuse.

Quelle mouche avait donc piqué Knut ? Ce petit numéro ne lui ressemblait pas. Ce Knut-là n’avait rien à voir avec le garçon avec qui elle avait arpenté la ville, au début de l’été, les bras chargés de soda et de beignets à la framboise. Ce Knut qui lui avait confié sa passion pour les mythes qui entouraient Bitterburg, son admiration pour les extraterrestres, la science-fiction et le paranormal.

Elle regrettait cette courte période durant laquelle ces apartés lui avaient fait le plus grand bien. Elle quittait, l’espace de quelques heures, la morosité de son quotidien bien sombre. N'en déplaise aux admirateurs de la nature, vivre à la lisière d’une forêt n’avait rien d’idyllique. Surtout lorsque la saison de la chasse était ouverte. Craignant d’être confondue avec du gibier, Violette ne sortait plus du mobil home poussiéreux et austère qui lui servait de maison.

L’adolescente retira sa veste en jean et la noua autour de sa taille. La température extérieure avoisinait, malgré l’heure tardive, les trente degrés. Jamais Bitterburg n’avait connu pareille chaleur. Mais cela ne semblait guère affoler les habitants qui profitaient avec joie de leur canapé. Et pour les plus chanceux, de leurs bains de soleil. Un plaisir que Violette ne connaissait pas. Leur téléviseur ne fonctionnait qu’aux coups de pieds portés par son père. Une fois qu’il s’était assuré que la neige avait cédé sa place à Sexy Folies, il accaparait le sofa, vociférant à tout va. Tiraillé par la soif, il se dirigeait alors dans leur kitchenette, ouvrait le réfrigérateur et décapsulait une bière. Réitérant encore et encore l’opération. Sachant à quoi elle s’exposait, Violette ne restait jamais bien longtemps dans les parages. Elle s'enfermait dans sa chambre, retirait ses Doc Martens et dévorait n’importe quelle œuvre de Stephen King qui lui passait sous la main. Sa lecture se trouvait, parfois, troublée par les hurlements de Norman. Dans ces cas-là, Violette enfonçait son casque sur ses oreilles et actionnait son lecteur cassette. Mais les mots étaient aussi destructeurs que les coups. Ils laissaient en elle un souvenir indélébile.

Une Golf 1 Cabriolet manqua de la heurter. N’importe qui pouvait renverser un piéton errant la nuit tombée, sur le bas-côté de la voie communale. Violette lança un regard noir en direction de l’automobile. Elle aurait juré que son conducteur s'amusait à lui faire des appels de phare. A peine eut-elle relevé la plaque d’immatriculation du véhicule que le chauffeur bifurqua, empruntant le premier sentier à droite. Violette se demanda qui pouvait bien rejoindre les marécages à cette heure-ci. Elle marcha jusqu’à l’entrée de la ville puis s'arrêta devant le panneau d’agglomération, sur lequel était inscrit : Bienvenue à Bitterburg, là où il fait bon vivre. Violette avait beau se creuser les méninges, elle ne voyait pas ce que ce village avait de si exceptionnel. Elle ne connaissait personne, à l’exception peut-être du maire, qui se faisait une joie de moisir ici. L’adolescente rejoint le terrain vague et pénétra à l’intérieur du mobil home. Norman, étendu sur le divan, ronflait à en faire trembler les murs. Violette se faufila entre les cannettes écrasées et regagna sa chambre. Elle colla Victor, son maxi ours en peluche contre sa porte. De cette façon, elle ne serait pas dérangée. Elle alluma sa lampe de chevet, attrapa un exemplaire de Elle et s’allongea sur le lit. Tandis qu’elle feuilletait les pages du magazine, son ventre gargouilla. L’adolescente résista à une furieuse envie de dévaliser la cuisine. De toute façon, songea-t-elle, le frigo était sûrement vide ou bien contaminé par des produits plus que douteux. Norman ne faisait pas des courses une priorité. Mais lorsqu’il s’en chargeait, il s'arrangeait toujours pour récupérer les invendus ou les denrées proches de la péremption. Résultat : leurs plats finissaient, les trois quarts du temps, dans la poubelle.

Tiraillée par la faim, elle lâcha l’exemplaire de son magazine et fouilla dans la table de nuit. Elle en sortit un Milky Way, dérobé en douce à la supérette. Elle croqua dans la barre chocolatée à pleine dents, les yeux rivés sur le poster de David Bowie. Puis gagnée par la fatigue, elle sombra peu à peu dans le néant jusqu’à ce que des éclats de voix l’extirpèrent de sa rêverie. La jeune fille se redressa brusquement. Elle s’approcha doucement de la fenêtre. Quatre silhouettes se tenaient aux portes de la décharge. L’une d’elle semblait brandir une fusée.

— Arrête ça tout de suite Walt, le supplia une voix féminine. Tu vas créer un brasier.

— Ecoutez-la jouer les scientifiques, se moqua-t-il, tandis que ces deux compères riaient à gorge déployée.

— Moque-toi autant que tu voudras. Mais ne compte pas sur moi pour assister à ce carnage. N’importe qui sait qu’il est suicidaire de tirer des feux d’artifice dans une décharge. Si Norman t’attrape, je ne donne pas cher de ta peau.

La jeune femme leur tourna le dos et quitta les lieux d’un pas pressé. Violette la reconnut immédiatement. Il s’agissait de Barbara Muller, la fille d’Edwige et Fursy Muller, les propriétaires de la scierie.

— Barbara, reviens.

Mais l’adolescente ne céda pas. Elle se dirigea vers la cabine téléphonique la plus proche, espérant joindre Trudy. Avec un peu de chance, elle pourrait passer la nuit chez elle. Peut-être même que la fête battait encore son plein.

— C’est quand tu veux Walter, insista un garçon rondelet. Je te rappelle que j’ai dû faire une croix sur Chiara Modigliani pour toi. J’aurais pu lui rouler un de ses patins...

— Comme si tu avais la moindre chance, Clauss. Cette fille est trop bien pour toi, le nargua Walter, restant digne en toute situation. Même lorsqu’il venait de se faire planter en beauté.

— Muller avait peut-être raison. On ferait mieux d’y aller, se ravisa le dernier membre du trio.

— On sait que tu préférerais rejoindre Barbara, Levy. Mais tu oublies une chose : Barbara est ma petite amie, pas la tienne, le menaça Walter, pointant son index sur son torse.

Furieux, Levy l’attrapa par le sol de sa chemise et le plaqua brutalement contre le grillage. Un combat de coqs avait lieu à cet instant même sous la fenêtre d’une Violette spectatrice malgré elle…

*

Non loin de là, l’agent Gruber, sommé de se rendre dans les marécages, se gara non loin d’Heide. Luc Kopp, le médecin du village, avait juré avoir vu des inconnus pénétrer sur la propriété privée des Koch alors qu’il promenait son chien. Un pack de bières à la main, vêtus de lampes frontales, ils longeaient le sentier étroit, une stéréo portable à la main.

La recrue coupa le contact et sortit du véhicule, certaine de perdre une nouvelle fois son temps. Qui était-il pour blâmer un groupe de jeunes gens souhaitant s'amuser un quatorze juillet ?

Il attrapa une lampe de poche glissée dans la boîte à gants, claqua la portière et s’enfonça dans les marais, gagné par l’anxiété. S’attirer des ennuis pour si peu n’avait rien de gratifiant. Franchir illégalement l’une des nombreuses parcelles d’Hélène et Paul n’étaient qu’un dommage collatéral auquel ils n’avaient pas songé. Ces gosses ne pensaient pas à mal. Lui-même était passé par-là, il n’y a pas si longtemps.

La tête ailleurs, il buta contre une racine, manquant de justesse de perdre l’équilibre. Il se retint de jurer. Il avait espéré finir sa soirée d’une bien meilleure manière. Les pieds en éventail sur le perron de sa cabane ou en compagnie d’une jolie fille, par exemple. Mais, non il avait fallu qu’il soit de garde, patrouillant au beau milieu d’une nature hostile. Un charmant cadeau pour un type qui craignait les arachnides comme son ombre.

Mais Gruber ne rencontra aucune araignée, ni le moindre insecte. Ce qu’il vit fut bien différent. Plus morbide.

— Bordel de dieu ! vociféra-t-il alors qu’il s’était profondément embourbé dans les marécages.

Il pivota sur lui-même, abasourdi. Un feu de bois ou plutôt ce qu’il en paraissait avait suscité son attention. Or, aucun feu de camp n'avait été dressé. D’ailleurs, pas le moindre énergumène ne se trouvait sur les lieux. Gruber était bel et bien seul au cœur de cette végétation luxuriante. Pourtant, cinq bougies éclairaient les extrémités d’un pentagramme, signe que quelqu’un avait traîné dans le coin récemment. Il pointa sa lampe de gauche à droite, la peur au ventre. Si on lui avait dit que s’engager dans les forces de l’ordre serait aussi terrifiant alors il n’aurait jamais eu l’idée de se présenter au concours.

Tentant de se ressaisir, il centra son attention sur un tronc d’arbre, maculé d’une étrange substance.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? marmonna-t-il pour lui-même.

Il porta son index sur ce qu’il prit pour de la sève. Le jeune homme renifla ce liquide partiellement inodore. Intrigué, il orienta sa lampe vers son doigt.

- JÉSUS MARIE JOSEPH !

L’agent bondit, stupéfait. En six mois de bons et loyaux services, il n’avait encore jamais assisté à une telle mise en scène. Cette souche était recouverte de sang ! Et le pire c’est qu’une traînée impressionnante de ce liquide rougeâtre s’enfonçait parmi les roseaux. Il se trouvait ni plus ni moins dans le repère d’un groupe de satanistes. Avant d'entacher ce qui ressemblait fortement à une scène de crime, il fit marche arrière et courut aussi vite qu’il le put, ne songeant qu’à une chose : rejoindre son véhicule de service et contacter le poste de police. Avec un peu de chance un de ses coéquipiers viendrait le tirer de ce bourbier.

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