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Knut Hansen monta l'escalier de la grange sur la pointe des pieds. La température ambiante grimpait à mesure qu’il approchait des combles. Il dût faire un effort inimaginable pour ne pas retirer son t-shirt sur le champ. Même son mètre soixante dix-huit ne put résister à cette fournaise. Le lambris, lui aussi, semblait en fâcheuse posture. Il ne tarda pas à craquer, tout comme le parquet qui révéla sa présence.

— Knut c’est toi ? l’interpella Magnus, son frère aîné.

Le garçon poussa la porte et pénétra dans la chambre faiblement éclairée, ne prêtant guère attention à Magnus, qu’il trouva, une fois de plus, scotché à son bureau. Il s’écroula sur le lit, dégoulinant. Il croisa ses bras derrière sa nuque, constatant qu’il empestait tel un animal mort.

— Salut, lança-t-il sans quitter le plafond des yeux.

— Tu devrais prendre une douche. Je peux sentir ta sueur jusqu’ici.

— C’est ça. Comme ça les parents vont encore découvrir que je n’ai pas respecter le couvre feu.

— Aucune chance. Ils sont chez les Koenig.

Voilà pourquoi à l’exception de Magnus et de Mademoiselle Kat, leur British shorthair bleu ronflant contre le panier à linges, aucun signe de vie émanait de la grange. Nichés à la lisière de la forêt, les Hansen avaient été subjugués par le charme pittoresque de la demeure. Vite rattrapés par l’ampleur des travaux et le coût des matériaux, ils se trouvaient, à présent, dans l’obligation d’hypothéquer leur bien. Il faut dire que les Hansen ne roulaient pas sur l’or. Olga travaillait comme serveuse dans la brasserie jouxtant la station-service et Jack, quant à lui, préférait davantage badiner auprès des jeunes femmes de la région que d'œuvrer à la tâche. Il enchaînait les petits boulots, sans jamais décrocher un emploi fixe.

— Alors cette virée nocturne ? lui demanda Magnus.

En plus d’être un des meilleurs étudiants en lettres de la Sorbonne, Magnus avait un esprit de déduction des plus brillant. Mais depuis peu le tumulte parisien ne l’amusait plus. Il préférait de loin le calme de Bitterburg. Alors chaque week-end, Magnus retrouvait le cocon familial, s’installait devant sa Olivetti ICO 1932, sa bonne vieille machine à écrire, et ne quittait plus sa chambre. Comme ce soir-là.

Knut haussa les épaules.

— Toujours sur ton fichu roman ? lui demanda-t-il.

Ses ongles, partiellement rongés, griffèrent la lampe à lave. Magnus pianota de plus belle, ignorant son frère. Il était inutile d’expliquer à un adolescent, en quête d’identité, ce que les mots “aspiration professionnelle” signifiaient. Le monde du travail lui était étranger. Ses déboires l’obnubilaient déjà bien assez. D’ailleurs, Knut ne l’écoutait déjà plus, ses yeux clairs jonglant entre le plafond et les bulles de cire orangée. Il ferma les paupières et retint sa respiration jusqu’à ce que le manque d’oxygène lui monte à la tête. Il voulait disparaître sous les draps, échapper à Bitterburg et cette existence faite de restrictions, à ses parents aussi, qui lui faisaient bien souvent, honte. Mais, il lui était impossible d’exprimer son ressenti à voix haute. Il ne voulait pas blesser sa mère, qui se démenait nuits et jours, pour que le frigo soit plein, ni laisser sous-entendre qu’il jalousait le parcours scolaire, parfaitement irréprochable, de son frère. Knut était lui-même responsable de sa condamnation dans cette ville sur le déclin. Il était un élève médiocre, incapable de se concentrer en classe, pour qui griffoner était moins contraignant que de lire un énoncé. Les lettres, les chiffres s'emmêlaient et le garçon, submergé par la difficulté de la tâche, baissait les bras avant qu’il ne commença son exercice. Le français n’avait rien à voir avec sa langue maternelle le Danois, même s’il ne le pratiquait plus désormais. Il savait qu’il ne passerait pas dans la classe supérieure l’an prochain, condamné à arpenter encore et encore les tristes ruelles de Bitterburg.

L’adolescent se retourna pour se positionner sur le ventre et regarda sous le lit. Il s’empara d’une balle en mousse dissimulée parmi une paire de chaussettes sales, d’une couche de poussière, de boulettes de papier froissées et la lança à plusieurs reprises contre le plafond.

— Knut ! Tu veux bien cesser deux minutes de te prendre pour un basketteur ? le rappela à l’ordre Magnus.

Knut lâcha sa balle et la laissa glisser sur le parquet. Son cœur bondit lorsqu’il reconnut les crissements des pneus de la Renault R30 familiale.

Olga poussa la porte d’entrée ronde comme une queue de pelle, sans prendre la peine de la refermer. Elle retira ses escarpins, se dirigea vers la cuisine d’un pas chancelant et ouvrit le robinet. Ce dernier cracha, éclaboussant sa robe à rayures Jean Gabriel.

— Jack ! La tuyauterie fait encore des siennes !

Elle débouchonna une bouteille de vin et se servit un verre. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas passé une soirée aussi délicieuse. Quitter Bitterburg, l’espace de quelques heures leurs avaient fait le plus grand bien. Ils avaient même ri en découvrant que le célèbre gâteau à la banane de Rose n’avait plus rien d’un mets. Jack s’était même éclipsé au cours du repas pour prêter secours au Koenig en achetant le dessert à la supérette la plus proche. Ce qu’il ne faisait jamais.

Olga aidait Rose en cuisine lorsque celle-ci lui avait murmuré :

— Comment ça va entre vous ?

— Il y a des hauts et des bas. Mais, on tient le cap.

— Et les garçons ? Comment vont-ils ?

— Magnus a bientôt terminé son Master. Il rentre chaque week-end, s’enferme dans sa chambre et écrit toute la journée. Nous ne le voyons plus. Nous sommes heureux qu’il ait pu trouver sa voie. Pourtant, je ne peux m’empêcher de penser qu’il finira tôt ou tard par pointer à l’ANPE. Le cursus qu’il emprunte est saturé, mais également semé d’embuches. Il a toujours été bon élève. Cependant, pour espérer tirer son épingle du jeu, il faut avoir ce petit truc en plus. Du talent. Et j’ignore si Magnus en est pourvu. Il ne m’a jamais présenté un seul de ses écrits.

— Il s’en sortira, ne te fais pas de bile. C’est un jeune homme talentueux. Quant à Jack, c’est un grand garçon. Il sait ce qu’il a à faire.

— J’en doute sincèrement Rose. Les courses, l’essence et les factures toujours plus élevées ne semblent pas l’affoler. Il songe même à remplacer notre vieille voiture par un Pick Up. Il passe tellement de temps devant son poste de télévision qu’il se croit en Amérique. Le jour où on pourra se payer une voiture pareille, les poules auront des dents.

— Cesse de te ronger les sangs ou tu vas finir par te tuer. Laisse-le prendre conscience des choses. Et s’il ne le fait pas, mets-le au pied du mur.

— Tu ne comprends pas. Je n’ai plus le temps d’attendre. S’il ne trouve pas rapidement un CDI, nous ne pourrons plus payer nos mensualités de prêt. Et tu sais ce que ça signifie… La banque s’empara de notre maison.

— Oh Olga ! J’étais loin d’imaginer que votre situation financière était aussi compliquée.

— J’ai même songé à prendre un deuxième emploi.

— Ce n’est pas à toi d’assumer l’échec de ton époux. C’est à lui de prendre ses responsabilités et à personne d’autre.

— Je suis tellement fatiguée. J’enchaîne les heures au restaurant, j’assure le poste de deux employés et je suis toujours la première à proposer de remplacer au pied levé un collègue absent. Hormis quelques rares pourboires des habitués peinés de me voir au bout du rouleau, rien. En cinq années de bons et loyaux services, pas la moindre augmentation, ni la moindre reconnaissance. Je peux toujours courir.

— Ton patron est un abruti. Cela fait bien longtemps qu’il aurait dû te passer responsable. Sans toi, le restaurant aurait fermé ses portes depuis belles lurettes. Qui s’occupe de la comptabilité et de la caisse ? Toi .Qui gère les approvisionnements ? Toi encore une fois. Pourquoi les clients continuent-ils de venir alors que le menu laisse à désirer ? Pour toi, ma chérie.

— J’ai compris Rose, lui sourit-elle.

— Eh bien Mesdames, que se passe-t-il ici ? surgit Lars Koenig.

— Rien que tu ne sais déjà, l’embrassa Rose avant de lui refourguer le saladier. Tu veux bien l’apporter à table ?

— Et Jack ?

— Il ne devrait plus tarder à présent, lui répondit-elle.

Elle s’empara à son tour du plateau de fromage et disparut dans la salle à manger. Olga jeta un coup d'œil à l’horloge. Vingt-deux heures trente.

Oui. Même si Jack s’était absenté plus d’une heure, Olga était heureuse d’avoir pu consacrer du temps à ses plus proches amis. Elle posa son verre de vin, se demandant ce que Jack pouvait encore bien faire à une heure aussi tardive. Elle tira le rideau et constata qu’il n’avait pas quitté le véhicule. Les yeux rivés vers le pare-brise, les mains agrippant fermement le volant, Jack semblait plongé dans un état second. Son escapade l’avait grisée. Même si à table, il avait lancé deux, trois boutades comme à son habitude, son attitude était différente. Son intonation aussi. Et voilà qu’à présent, il trouvait refuge dans leur véhicule. Un sentiment étrange la frappa. Etait-il possible que Jack se soit servi de l’absence de dessert pour rejoindre sa maîtresse ?

*

Bill Sutter, la soixantaine bien entamée, porta une Philip Morris à ses lèvres puis s’installa sur son rocking-chair pour y observer les étoiles. Une routine qu’il perpétuait chaque nuit depuis plus de quarante ans. Alors qu’il fixait le ciel étoilé, il se remémora la rencontre qui bouleversa sa vie. Cette rencontre au bord d’Heide, une étendue d’eau dissimulée au coeur des marécages, avec celle qui deviendrait des années plus tard, sa femme. Avant de l’inviter à sortir, il avait passé des jours à chercher l’endroit idéal pour un premier rendez-vous. Et puis, il avait trouvé ce coin de paradis, un marais couvert de splendides nénuphars roses, à la sortie de Bitterburg. Marthe Becker ne pouvait qu’être conquise. Comment pouvait-on résister à un cadre si romantique ?

Il se souvint sur le bout des doigts de ce bel après-midi d’été. Les mains moites, le cœur battant la chamade, il sortit de l’église bien décidé à faire sa demande. Sa bible sous le bras, nerveux comme il ne l’avait jamais été, il saisit sa chance, profitant de l’attrait que suscitait le nouveau curé sur les Becker.

Tout juste âgée de dix-sept ans, Marthe était une très jolie fille, appréciée des jeunes hommes. Tous rêvaient d’obtenir ses faveurs. Mais, si la beauté de Marthe trouvait grâce à leurs yeux, il en était tout autre des Becker. Pieux, autoritaires et solitaires, ils n’étaient que peu appréciés des villageois. Plus encore, lorsqu’ils rabaissaient publiquement leur fille de peur que sa pureté ne soit souillée. Mais contre toute attente, Marthe accepta son invitation. A une seule et même condition toutefois : qu’il lui promette de ne jamais faire état de leur escapade à ses parents. Une fois assurée qu’il respecterait cet accord, elle lui prit la main et tous deux s’éclipsèrent loin de Dieu et des regards indiscrets, avant que Bill ne se décide à la conduire à Heide.

Pour rien au monde, il n'oublierait son regard lorsqu’elle découvrit le lieu secret qui entourait ces marécages. Oui. On aurait dit un ange.

Depuis ce jour et malgré les réticences de leurs familles respectives, ils ne s’étaient plus jamais quittés.

Le vieil homme expira la fumée par le nez, Pilot, son berger allemand, à ses côtés. Ce dernier gémit à plusieurs reprises, tantôt debout, tantôt assis, le regard perdu vers l’horizon.

— Bah alors mon vieux, que t’arrive-t-il ? C’est encore ton satané arrière-train ?

L’animal le fixa, sans un bruit, inclinant légèrement la tête sur le côté. Pilot agissait toujours ainsi dans le seul et unique but d’obtenir une récompense. Et les trois quarts du temps, il parvenait à ses fins. Bill fouilla dans sa poche et lui tendit un biscuit pour chien.

— Heureusement que Marthe ne te vois pas, vilain bougre ! On se ferait tous les deux jeter dehors à coups de pied.

Pilot refusa la friandise. Il dressa l’oreille gauche, aux aguets.

Seule une autre bête pouvait le détourner d’une telle douceur, songea Bill. Intrigué, Sutter suivit le regard de ce vieux bonhomme. Le berger allemand fixait avec insistance le terrain vague sur lequel reposait la caravane des Kohler.

Le vieillard se redressa, écrasa sa cigarette sur le perron, croisant les doigts pour que Marthe ne s’en aperçoive pas. Il détestait quand elle le réprimandait. Il préférait de loin être son “petit sucre d’orge”.

Alors qu’il s’apprêtait à camoufler les restes de son mégot, son œil fut attiré par une jolie Golf1 Cabriolet postée tout près de la caravane des Kohler. Il se demanda qui dans la région possédait ce petit “bijou” qu’il rêvait d’acquérir. Une voiture que ni lui, ni les Kohler ne pouvaient s’offrir sauf s’ils avaient hérité d’une fortune considérable, frauder auprès des différentes caisses d’allocations ou commis un braquage. Peut-être même que Norman dealait. Après tout ce type n’avait rien d’un saint. Il suffisait d’entendre les éclats de voix et les coups portés contre les murs de sa modeste demeure pour comprendre que Violette passait un sale quart d’heure.

— Les temps ne sont plus ce qu’ils étaient ! maugréa-t-il, amer que ce type d’individus puissent bénéficier d’une telle marque de prestige. Allez viens Pilot, rentrons.

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