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Chaque mardi, assise dans son fauteuil voltaire, Gisèle Kohler attendait la visite de sa petite-fille. Le gramophone jouait How High The Moon d’Ella Fitzgerald, un titre que son époux, Peter, un ancien soldat américain tombé sous le charme de la France, lui avait fait découvrir après la guerre, dissimulant faiblement les sifflements de la bouilloire restée sur le feu. Occupée à recoudre les boutons de manchettes de la veste de son mari qu’elle ne quittait plus depuis son décès, elle laissa la gazinière allumée, à peine consciente du risque auquel elle s’exposait.

Dans cette clinique privée située au Nord de Bitterburg, Gisèle s’était enfermée dans un monde qu’elle avait créé de toutes pièces, à la force de ses souvenirs. Des bribes de son passé que la démence n’avait pas encore emportées. Car le salon dans lequel elle croyait intimement se trouver n’était autre que la salle commune, froide et austère, de cette résidence spécialisée. Les timides apparitions du personnel soignant déclenchaient chez elle des crises d’hystérie incontrôlables que seule Violette pouvait apaiser. Le retour à la réalité était pour eux l’élément déclencheur à cette psychose. Pourtant, nul ne pouvait ignorer ce qu’il se passait entre ses murs. Les pensionnaires, bien qu’inaptes, dénonçaient les conditions déplorables dans lesquelles ils évoluaient et le manque d’empathie des employés à leur égard. Oubliés de leurs familles, ils étaient condamnés à finir leurs vieux jours dans cet ancien sanatorium, hanté par les âmes errantes des précédents occupants : des hommes et des femmes frappés par la tuberculose.

Gisèle rangea son dé et sa bobine de fil dans la boîte à couture puis s’empara du jeu de dames posé sur la table basse. Elle jeta un regard à sa montre. Seize heures dix. Bien que cela ne lui ressembla pas, Violette était en retard, de peu, mais tout de même en retard. Le bus jouait sûrement avec les nerfs des passagers, la cause à une traversée de troupeaux ou autres animaux domestiques qui les forçaient à rester cloîtrés à l’intérieur de l’autocar. Sous cette chaleur de plomb, prendre son mal en patience devait s’avérer aussi contraignant que de jouer à une partie de dominos un dimanche après-midi.

Gisèle ne savait pas si son imagination lui jouait des tours, mais elle aurait juré que l’on venait de toquer à la porte. Des petits coups aussi faibles que la poigne d’un bébé. A peine eut-elle relevé la tête de l’échiquier qu’elle constata qu’une jolie blonde, la petite vingtaine, s’était faufilée sans crier gare, à l’intérieur de la chambre.

— Madame Kohler, susurra-t-elle, d’une voix mielleuse. Que faites-vous encore ici ? Vous n’allez pas rater une soirée bingo… Cela ne vous ressemble pas Gisèle.

Quel toupet ! songea la vieille dame. Depuis quand rentrait-on chez vous sans y avoir été invité ? Le monde ne tournait pas rond !

Or, Gisèle oubliait un point fondamental : elle connaissait cette jeune femme. Chaque jour, celle-ci s’assurait que cette drôle de résidente ne manque de rien, n’hésitant pas lorsque l’occasion se présentait à ajouter quelques rondes à ses journées de travail déjà bien longues. Oui. Anne s’était prise d’affection pour cette septuagénaire, parfois chafouin mais bien souvent exceptionnelle. Dans ses bons jours, elle vous contait un monde aujourd’hui disparu, un monde où le bonheur s’agrémentait de petits riens et où les hommes usaient des bonnes manières pour vous faire la cour. Bien qu’elle eût connu la guerre, un lot de tragédies familiales gargantuesques pour un seul être, Gisèle avait su, par sa force de caractère, l’impressionner. Il y a des jours avec et des jours sans. Indéniablement, Gisèle vivait un jour sans.

— Qui êtes-vous ? Où est Violette ? Vous n’êtes pas ma petite-fille. Si vous l'étiez, je m’en souviendrais, s’insurgea-t-elle.

Anne lui adressa un regard peiné qui eut le don de l’agacer davantage.

— Qui vous a permis de pénétrer chez moi sans y avoir été invitée ? Ne me dites pas que c’est Hector ? Notre jardinier va entendre parler de moi.

— Calmez-vous. Laissez ce pauvre Hector tranquille, il n’a rien fait. Cela fait bien longtemps qu’il ne travaille plus. Il s’est envolé pour le Portugal, entouré de ses proches, de sa femme et de ses fidèles compagnons de pétanque. Hector n’a jamais été un fervent admirateur de notre climat, un jour humide, un autre trop sec, il préférait de loin la chaleur de Faro. Je ne saurais le blâmer, j’aimerais finir mes vieux jours dans un pays plus exotique.

— Ne dites pas n’importe quoi jeune fille. Hector n’est pas à la retraite, il vient tout juste de fêter son cinquante-cinquième anniversaire.

— En êtes-vous certaine ? insista Anne.

— Comment pourrait-il en être autrement ? Vous ne m'embobinerez pas aussi facilement. Si ce sont mes économies que vous voulez, sachez qu’elles sont si maigres que vous n’atteindrez même pas la frontière.

D’un pas peu assuré, l’infirmière s’approcha de la vieille femme.

— Gisèle, la raisonna-t-elle. Regardez-moi. Mon visage ne vous dit-il rien ?

La septuagénaire leva la main devant elle comme si elle cherchait à chasser une mouche. Cette conversation ne les menait nulle part. Cette fille essayait de gagner du temps pour mieux la dépouiller.

— Ça suffit ! couina Gisèle. Cessez votre numéro.

Son visage s’assombrit. Elle balaya la pièce du regard et découvrit que la desserte sur laquelle était entreposée ses photos de mariage s’était mystérieusement volatilisée. Comment une chose pareille était-elle possible ? Elle cligna les yeux, une fois, deux fois, mais ce qu’elle croyait être une hallucination, n’en était pas une. La console n’était plus là. Soudain, tout devint clair.

— C’est vous ! s’égosilla Gisèle.

Anne resta bouche bée, ne s’attendant pas à une réaction aussi vive.

— Vous faisiez diversion pendant que votre complice s’emparait de mes biens. Je parie qu’il vous attend de l’autre côté de la rue.

Bondissant du fauteuil, elle se rua vers la fenêtre puis tira le rideau dans le but d’exposer cette supercherie. Sa surprise fut totale lorsqu’elle réalisa que pas la moindre ruelle, ni habitation entouraient le bâtiment. Tout ce qu’elle vit fut un jardin en friche, aussi peu accueillant que le portail en fer situé au bout de l’allée. Même les bancs restés dans leur jus semblaient l’implorer de partir. La vieille dame se retourna, le visage livide.

— Tout va bien Madame Kohler. Vous êtes à la clinique Sainte-Marie. Je m’appelle Anne. Anne Haas. Vous vous êtes laissées submerger par vos souvenirs mais vous êtes revenu parmi nous à présent.

— Taisez-vous, lui ordonna Gisèle en se bouchant les oreilles.

Elle ne voulait pas entendre un mot de plus de cette jeune femme. Celle-ci capitula puis coupa le feu sur lequel chantait toujours la bouilloire.

— Où est ma petite-fille ?

Anne la regarda avec tristesse.

— Je suis navrée Gisèle, mais je crois qu’elle ne viendra pas.

— Foutaises ! Violette n’oublierait jamais un seul de nos rendez-vous. Vous ne la connaissez pas aussi bien que moi.

Gisèle la scanna de haut en bas avant qu’un détail retienne son attention.

— Vous devriez les nettoyer avant que vos supérieurs ne s’en rendent compte.

Anne baissa la tête. Ses chaussures, couvertes de boue, juraient avec la blancheur quasi parfaite de son uniforme. L’infirmière contint sa frustration. Cet avertissement sonnait comme une mise en garde. Une mise en garde dont elle aurait bien voulu se passer. La Gisèle qu’elle côtoyait ne se serait pas permise de lui parler sur ce ton. La maladie progressait à grande échelle, si bien que sa très chère pensionnaire ne la reconnaissait déjà plus. Anne luttait en vain contre un mal, qui cette fois hélas, l’emportait haut la main.

— Et si nous appelions votre petite-fille ?

***

— Inspecteur ! Inspecteur, glapit Ambre Schmitt, chargée d’accueil au commissariat depuis plus de vingt ans. Nous avons reçu un appel de la clinique Sainte-Marie…

— C’est pas vrai ! Ne me dites pas que l’un de leurs patients s’est fait la malle. On a une scène de crime sur les bras, un corps démembré et pas un coupable à l’horizon, pas besoin de rajouter une intervention de routine sur une liste déjà bien chargée.

Gruber jeta sa veste sur le porte manteau puis s’écroula sur sa chaise de bureau. Le cuir grinça sous son poid. Il passa ses mains derrière la nuque, pensif. Le trajet jusqu’au poste de police lui avait semblé interminable, certain qu’il passait à côté d’un élément clef dans cette enquête. Alors que les plongeurs ratissaient de fond en comble l’étang, Gruber, lui se triturait les méninges. Il ne comprenait pas pourquoi ce tronc avait été laissé à la vue de tous. Un tueur, soucieux de ne pas se faire coincer, ne chercherait-il pas à étouffer son crime ? Il ignorait ce qu’il se tramait dans ces bois mais il était sûr d’une chose : cette découverte macabre ressemblait davantage à une mise en scène qu’à une scène de crime. Il en avait l’intime conviction. Et ce même s’il devait s’attirer les foudres du commissaire. Ce dernier débarquerait dans son bureau d’un moment à autre. Ce n’était plus qu’une question d’heures avant que les journalistes s’emparent de la nouvelle et enveniment à leur tour la situation. Gruber crut son heure arrivée lorsque la porte de son bureau s’entrouvrit. Parce chance, il ne s’agissait que de Schmitt, cette mégère incapable d’abandonner aussi facilement.

— Je m’excuse d’insister autant, inspecteur, mais ce coup de fil ne me dit rien qui vaille. Je crois que nous avons à faire à une disparition.

— Personne n’a disparu. L’un d’entre eux a pris un peu de bon temps et ce n’est pas moi qui le blâmerait.

— Vous n’ êtes pas du tout inspecteur. Il ne s’agit pas d’un pensionnaire...

— Alors que passe-t-il, nom d’un chien ? s’impatienta Gruber.

— C’est Gisèle Kohler, inspecteur… Violette… Violette n’est pas venue la voir aujourd’hui, alors cette brave femme est persuadée qu’il lui est arrivé malheur.

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