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La nuit tombait sur Bitterburg lorsque la pluie déploya son crachin sur la végétation mourante. Après des semaines d’attente, les agriculteurs soufflaient enfin.

Concentré sur l’écriture de son roman, Knut Hansen ne pensa pas à refermer la fenêtre, ni à empêcher l’eau de s’engouffrer sous les lattes du parquet ancien. Les yeux rivés sur sa machine à écrire, le jeune homme n’avait pas pris la moindre pause depuis des heures. Il tapait, sans relâche, jetant chacun de ses jets à la poubelle, mécontent de lui-même. Les thèmes qu’il abordait lui semblaient creux, fades et dénués d’intérêt. Tous avaient déjà été traités. S’il ne faisait pas preuve d’un tant soit peu d’originalité, alors son œuvre ne serait qu’une goutte de plus dans l’océan. Il voulait connaître le succès, retrouver cette flamme qui l’animait par le passé. Cette passion qui s’éteignait à petit feu depuis ce tragique accident. Après une phase de dépression, il avait ressenti le besoin inéluctable de fuir cette bourgade. Malgré les avertissements de ses parents, il s’était orienté vers des études de lettres. Et bien entendu son choix fit jaser les habitants de Bitterburg. Les intellectuels n’étaient pas bien vus en ville. Qui ferait vivre leur cher village si tous partaient se réfugier derrière un bureau ? Ce que ces gens ignoraient, c’est que Magnus vivait pour l’écriture et ce, depuis qu’il avait touché un crayon. Des nouvelles en passant par des poèmes, il était un vrai touche à tout. Il ne savait pas où il puisait son imagination mais une chose était sûre : ses parents y étaient totalement étrangers. Il n’y avait qu’à les regarder se disputer, se réconcilier sur l’oreiller puis se déchirer à nouveau pour se rendre à l’évidence, que leur vie n’était en rien inspirante. Sa mère trimait du matin au soir sans une once de reconnaissance, tandis que son époux errait aux quatre coins de la ville. Et alors qu’il aurait préféré se terrer à mille pieds sous terre, Magnus assistait, malgré lui, à une énième dispute entre ses parents. Cette fois-ci les éclats de voix provenaient de la cuisine.

— Ce que je dis, Jack, c’est que tu n’es plus le même. Quelque chose te tracasse, je le vois bien. Heureusement que nous étions chez les Koenig le jour où cette petite a disparu ou...

Olga posa son torchon sur la table à manger et se tue, incapable de poursuivre le fond de sa pensée. Elle tremblait. En l’espace de vingt-quatre heures, sa vie avait été chamboulée. Persuadée que son époux entretenait une liaison avec une autre femme, elle n’avait pas fermé l’oeil de la nuit. Soudain, sa vie n’était plus aussi bien rangée et son mari plus vraiment son mari. Mais par peur de se couvrir en ridicule, elle l’accusait des pires ignominies. Jack n’avait rien à voir avec ces atrocités énoncées aux informations. Pourtant elle se servait de ce fait divers, pour le pousser aux aveux. Mais, Olga négligeait un fait essentiel : elle n’avait jamais eu l’ascendant sur Jack.

— Heureusement quoi, Olga ? Qu’est-ce que tu sous-entend ?

Jack la fusilla du regard. Un de ces regards qui vous glaçait le sang en plus de vous retourner les tripes.

— Tu dérailles complètement, ma pauvre, poursuivit-il espérant mettre fin à un débat qui n’avait pas lieu d’être.

Il détourna les yeux et fouilla dans le tiroir de la commode, nerveux. Il poussa un amas de courrier ne parvenant pas à trouver ce qu’il cherchait.

— Je peux savoir ce que tu fais ? l’interrogea Olga, adossée contre la porte de la cuisine.

— Mes clefs de voiture. Je cherche mes clefs de voiture. Où sont-elles ?

— Sûrement dans la poche arrière d’un de tes pantalons.

— Et que feraient-elles là ? Aucune femme ne laisserait trainer les clefs de son mari, dans la poche arrière de son jean. Tu ferais mieux d’apprendre à tenir une maison avant de jouer les coquettes, s’emporta-t-il.

Olga lui jeta son tablier à la figure. Elle refusait de se faire traiter ainsi. Elle était sa femme pas sa bonne et encore moins son punching-ball.

— Je ne suis pas une ménagère, Jack. Ce temps est révolu. Viens passer une journée avec moi au restaurant et peut-être nous pourrons reparler de ma position au sein de cette maison. Si tu te sens frustré, va voir un psychiatre. C’est la grande tendance du moment paraît-il. Une pilule miracle et tu verras la vie en rose.

Jack éleva la voix, bien décidé à lui montrer qui faisait la loi dans cette maison.

— Si tu travailles tant, que fais-tu encore ici ? Même eux ne veulent plus te voir…

Olga retint ses larmes, fatiguée de batailler en vain. Elle n’était pas reconnue à sa juste valeur et ne le serait jamais. Car si son mari ne croyait pas en elle, qui le ferait ?

— Je suis de repos ce soir. Mais, une fois de plus, cela t’a échappé. Et dire que je pensais que nous irions au cinéma, au théâtre ou en ville. Je me fourvoyais. Tes désirs passent avant les miens, comme d’habitude…

— Qu’est ce que tu racontes ? Tu es toujours trop fatiguée pour sortir.

— N’inverse pas les rôles, Jack.

— J’ai même payé ce nouvel ensemble une fortune pour te plaire. Et pour quoi ? Du vent ! Tu ne me regardes plus.

Olga tourna sur elle-même pour dévoiler sa robe à épaulettes mauve, espérant lui faire prendre conscience de ce qu’il perdrait s’il continuait à jouer les machos. Mais sa conduite ne fit qu'augmenter l’animosité qui régnait entre eux.

— Tu te comportes comme une enfant ! On ne peut même pas discuter avec toi. Apprends à te remettre en question, Olga. Que diraient mes parents s’ils découvraient cette porcherie dans laquelle nous vivons ?

Voir ses parents se déchirer affectait bien plus Knut qu’il ne laissait entendre. L’adolescent donna un coup de pied dans la table basse du salon, certain que la situation ne se tarirait pas. Il en voulait à la terre entière. Plus encore depuis que Violette était partie sans un mot. Elle l’avait abandonné. Et ce constat lui déchirait les entrailles.

Mais malgré tout, il comprenait son geste.

Qui voulait vivre dans ce désert économique ?

A l’exception de Magnus, qui s’évertuait à rentrer chaque week-end alors que Paris l’accueillait à bras ouverts, personne ne voulait prendre le risque de perdre son emploi, ses économies ou encore sa fierté en se terrant dans cette ville maudite.

Un coup de tonnerre éclata. La foudre pouvait bien l’emporter, songea-t-il. Plus rien n’avait de sens à présent. Tout partait en vrille autour de lui. Sa famille, sa plus proche amie, même son frère le décevait, surtout lorsqu’il remettait les pieds à Bitterburg, un sourire coupable dessiné au coin des lèvres pour rester figer des heures devant sa machine à écrire.

Une main lui effleura l’épaule, et pendant une seconde, le garçon crut que Violette lui était revenue. Mais son imagination lui jouait des tours. A l’exception de son père, il n’y avait personne dans cette pièce.

Knut s’enfonça dans le canapé puis alluma le téléviseur. Toutes les chaînes ne parlaient que d’une chose : la découverte d’un corps démembré à la sortie de la ville.

— Knut, tu connais la règle : pas de télévision avant le dîner, l’avertit Olga depuis la cuisine. Rester collé des heures devant cet écran ne ramènera pas ton amie, mon chéri.

Sa voix se brisa. Elle sortit une pizza surgelée du congélateur et l’enfourna à 180 degrés, peinée par la tournure des évènements. D’autant plus que cuisiner ne lui procurait aucun plaisir, si ce n’est que cette corvée la replongeait encore et encore au cœur de l’une de ses longues journées de travail, payée au lance pierre. Mais n’allez pas dire à un homme de se mettre derrière les fourneaux, cela en serait trop pour lui. Elle ne comptait pas recevoir d’autres réflexions désobligeantes de Jack. Il connaissait parfaitement ses faiblesses. Et elle accordait une certaine importance à ce que ses beaux-parents pensaient d’elle lui importait. Et pour cause, elle les estimait beaucoup, notamment grâce à leur parcours, proche de l’American dream. Alors elle devait se rattraper, faire oublier l’impertinence dont elle avait fait preuve à l’égard de son mari. Même s’il ne croyait pas en elle, divorcer briserait la vie qu’ils avaient construite ensemble, cet amour qu’elle s’était forcée à cultiver chaque année même lorsque Jack la décevait chaque jour un peu plus.

Alors que Knut s’apprêtait à éteindre le téléviseur, la photographie de Violette apparut pour la centième fois à l’écran. Pourtant, il ne prit conscience qu’en cet instant même de la gravité de la situation. Même si sa vie n’avait rien d'idyllique, Violette devait mettre un terme à ce manège avant qu’elle ne s’attire de plus gros ennuis encore. Si son amie en était arrivée là, c’était à cause du regard que les habitants portaient sur elle. Tous la traitaient comme une pestiférée, conscients pourtant, de ce qu’elle endurait. Alors, ils s’étaient fait la promesse de s’enfuir ensemble à leur majorité. Mais il réalisait à présent que leur promesse n’avait été jusqu’alors que du flan.

— Au lieu de rester les bras ballants, va te laver les mains, lui ordonna Olga alors qu’elle posait sur la table une quatrième assiette. On va bientôt passer à table.

A l’étage, Magnus alluma une cigarette. Il déchira pour la centième fois une feuille de papier qu’il jeta dans la corbeille pleine. Il tira sur sa Marlboro, la lança par le fenêtre et descendit le vieil escalier en chêne, accaparé par sa petite personne.

A chaque fois qu’il roulait en direction de Bitterburg, il se répétait qu’il y venait pour y retrouver une certaine forme de quiétude. Mais il ne rentrait pas pour entendre les grenouilles chanter et accompagner son père pêcher l’écrevisse. Cette excuse ne valait que pour les Hansen et les villageois. Non, si Magnus s’imposait toute cette route c’est parce ses propres démons le rattrapait. Depuis qu’il séjournait dans la capitale, le jeune homme n’était pas parvenu à écrire une ligne. Les cours intensifs additionnés à son job de serveur laissaient peu de place à l’imaginaire. Et sans l’écriture, Magnus n’était rien. Alors, il s’était dit qu’un peu de calme lui permettrait de recouvrer l’inspiration. Hélas, il s’était fourvoyé. Il n’avait pas plus d’inspiration à Bitterburg qu’à Paris. Car comme tous ces artistes fauchés et un peu moins fauchés, il avait besoin d’une muse. Or, la seule muse qu’il eut jamais connu avait cessé de lui adresser la parole depuis le décès de son frère. En perdant son meilleur ami, Magnus s’était vu hanté par les souvenirs. Il songea à raconter leur histoire mais les mots n’étaient pas assez forts pour exprimer ses sentiments. Sans compter que Lisa après lui avoir interdit d’assister aux obsèques de son frère, n’avait plus donné signe de vie.

Le jeune homme s’affala sur le canapé, s’amusant de voir son père les mains plongées dans le panier à linges. Pour une fois qu’il mettait la main à la pâte.

Magnus s’empara de la télécommande. Se tenir au fait de l’actualité ne pouvait pas lui faire de mal. Mais, sa mère l’en empêcha.

— N’allume pas cette télé Magnus, houspilla-t-elle alors qu’elle retirait ses maniques. Je ne veux pas que ton frère se tracasse davantage pour cette petite.

Magnus se redressa, interloqué.

— De quoi tu parles ?

— Ton frère ne t’a rien dit ? s’étonna-t-elle.

— Pas dit quoi, Ma ?

— Ce qu’il est arrivé à cette pauvre petite. Je croyais que vous étiez proches tous les deux, que vous n’aviez pas de secrets l’un pour l’autre…

Magnus resta muet. Lui aussi pensait qu’ils n’avaient rien à se cacher.

— Je ne pense qu’il refuse d’accepter la situation. Viens m’aider mon grand, cette pizza me donne du fil à retordre.

Magnus prêta main forte à sa mère qui s'acharnait à couper une pâte trop cuite.

— Quelle situation ? poursuivit-il, ne comprenant pas où elle voulait en venir.

— La disparition de Violette et la découverte de ce tronc à quelques heures d’intervalle. Les journalistes laissent entendre qu’il appartiendrait à cette pauvre enfant. Voyons Magnus, qu’as-tu fait de ta journée pour ne pas être au fait des deux événements macabres qui terrassent la ville ?

En se concentrant uniquement sur sa petite personne, Magnus s’était isolé du monde qui l’entourait. Et cette annonce lui fit l’effet d’une claque. C’était comme s’il émergeait enfin de sa caverne après une longue année d’hibernation. Il le tenait enfin son sujet !

— Et le pire garçon, renchérit Jack. C’est que ta mère croit que j’ai un lien avec sa mort.

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