Chapitre premier : j’aimerais seulement pouvoir…
Chapitre premier : j’aimerais seulement pouvoir…
1.
J’étais le dernier.
Depuis cette triste nuit de la San Ignacio,[1] je revenais pour la première fois à Algorta, mon village natal, et le long du port, je goûtais à la fraîcheur matinale de ce mois d’octobre. Le soleil peinait à libérer sa lumière chaleureuse sur le golfe de Biscaye. Au loin, une épaisse crinière verte laissait apparaître la cime du mont Arraiz qui se nichait au-dessus de la vallée. Une fine pluie glacée martelait le petit bourg, aux édifices de granite, avec ses allées rectilignes qui quadrillaient la vie de la paroisse. Les bâtisses incrustées de salpêtre écrasaient le passant sous leurs portiques immenses. Les vagues se brisaient au pied des falaises de la Galea. Les à-pics surplombaient la rade et le quartier des pêcheurs. À cette heure matinale, les thoniers venaient de sortir en haute mer et seules les frêles embarcations frottaient leurs coques les unes contre les autres, secouées par la houle.
Je regardais les barques, remontais le col de ma veste et prêtais l’oreille au grincement des poulies, au froissement des voiles humides. Treize printemps me rappelaient Elaïa, ma fiancée qui s’était endormie avec le linceul des morts. Le noir bleuté de ses cheveux qui lui fouettaient la joue brûlait encore en moi de mille feux. Sous une brise fraîchissant, elle esquissait un sourire, mordillait le bout de sa mèche, posait sa tête contre mon cou et me disait aimer notre terre comme elle m’aimait à tout jamais.
Je portais un lourd passé. L’époque avait changé. Écrire mes aveux n’était rien en comparaison aux regrets qui tapissaient mes nuits. À l’aube, je m’étais faufilé hors de ma chambre. Les épaules enveloppées d’une couverture, à la faible lueur d’une chandelle placée sur le coin du bureau, j’avais cherché mes mots et m’étais empressé de les coucher sur un carnet. Mes blessures les plus profondes qui, toutes ces années, avaient durci mon âme, se rallumaient. Après le meurtre d’Elaïa, je traquais et poignardais froidement Diego Camacho. Soir après soir, je connus l’exil, la vie clandestine et la solitude. La vertu du cœur m’écarta peu à peu de la voie étroite de la droiture et me fit basculer dans la lutte armée. Le jeudi 20 décembre 1973, un grand malheur s’abattit sur l’Espagne, celui de l’assassinat de l’amiral Luís Carrero Blanco. La participation à l’exécution de cet homme entraîna ma perte.
Ce matin, je m’adossais contre le Riberamune, le parapet qui bordait les quais, abandonnais mon calepin dessus. Après une minute sans fin à contempler le port, je bondis du muret et m’engouffrai dans la rue Portuzarra où tout en haut, était perchée la bâtisse familiale. La venelle s’enfonçait jusqu’à l’etxea,[2] une grande demeure aux pièces sombres et aux volets clos. À l’intérieur, une atmosphère chaude régnait par la faible lueur d’un abat-jour qui descendait trop bas au-dessus de la table. Je me débarrassai de ma veste au moment où résonna le bruit métallique du heurtoir de la porte d’entrée. Je me dirigeai vers le porche, ouvris et découvris sur le seuil un inconnu avec le visage voilé par la fumée d’une cigarette. L’homme qui s’engagea me fit reculer de quelques pas, écrasa son mégot sur le sol, plongea sa main sous son velours côtelé et retira un colt python. Il le pointa vers moi avec les traits rudes et sévères. Je n’essayai pas de m’enfuir. D’ailleurs, il n’y avait rien à faire.
— Qui êtes-vous ?
De façon étrange, sa voix se révéla reposante.
— Mes hommes me surnomment le passeur.
Je baissai la tête, fermai les yeux, ramassai mon courage et acceptai ma peine, froide comme la mort.
Les bruits s’arrêtèrent tout à coup.
[1] Fête qui a lieu le 31 juillet. Le prénom Ignacio fait référence à Ignace de Loyola, prêtre et théologien basque-espagnol au XVe siècle qui fonda la Compagnie de Jésus, célèbre congrégation catholique dont les membres sont appelés les Jésuites.
[2] Demeure familiale au Pays basque.

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