Algorta, les rondeurs de l’enfance.
1.
Par le rude hiver de l’année 1960, rien n’annonçait que je brûlerais d’amour pour cette fille.
Baignés par la lumière voilée qui semblait se jouer des bourrasques de pluie, les quais du port, au point du jour, apparaissaient encore plus envoûtants que jamais. Caché derrière le parapet qui surplombait le mouillage, je plissai les sourcils et le nez, mâchouillai le bout de mon lance-pierre. Me redressant d’un bond, j’avançai à petits pas, le dos courbé vers le cormoran qui déployait ses ailes dans le vent. Je m’accroupis à côté d’un panier de pêche, armai ma fronde avec la langue coincée entre les lèvres. Les yeux presque fermés, je visai l’oiseau, et tirai. Le galet finit sa course dans la houle.
— Oh, Bixente ! Fais attention à ne blesser personne, me lança Doña Basurto. Viens donc m’aider à préparer de bonnes choses pour le repas !
J’étouffais un soupir et levais un œil râleur vers le ciel. À peine âgé de treize ans, je promenais mon regard d’enfant sur la tempête qui rugissait au loin. De manière naïve, l’idée de posséder les ailes d’un goéland et de m’élancer de rocher en rocher me poursuivait chaque matin. Depuis ma naissance, je jouissais d’une grande liberté, et dès l’aube, je m’amusais à faire ricocher les galets au-dessus des flots, ces cailloux fermement retenus prisonniers dans le creux de la main. La plupart des gosses de mon âge se trouvaient à l’école, alors que je m’émerveillais à tout connaître du monde qui m’entourait. La brise taquinait mon visage frêle, à la peau claire, mouchetée de taches de rousseur. Aux yeux de ma mère, ma chevelure noire, épaisse et mes lèvres rose pâle apparaissaient d’une beauté sans pareille. Doña préparait une marinade à base de moules, de bigorneaux, d’encornets et d’eskarras, des crabes de roche. Je traversais la ruelle pavée.
— À quoi rêvasses-tu ?
— Aujourd’hui, je suis un oiseau, et je vole du promontoire jusqu’au large.
— Ah, ah ! Prends la cuillère en bois et remue la cuisson ! Comment va ta mère Joana ?
— Elle tousse tout le temps.
La mèche embrassée par le vent, je détournai la tête des eaux bleues du golfe pour observer le cortège des hommes qui se regroupait devant la petite chapelle du père Orchea afin d’honorer la tragédie de Guernica. À quelques lieues de là, les ailes du moulin d’Aixerrota dominaient les parois de la Galea, et le cimetière Nuestra Señora Del Carmen dressait les tombes familiales, qui, telles les écailles d’un dragon, semblaient vouloir s’envoler vers l’océan. Mon regard s’attarda sur les affiches à la gloire du Caudillo[1] qui tapissaient les murs du port, et seul le bruit du clapotis des vagues me distrayait. Je guettais le fantôme d’un voilier échoué sur le banc de sable.
— Et ton père ? Quelles sont les nouvelles ?
— La Guardia est venue l’arrêter ce matin. Il avait oublié de montrer son carnet.
— Ce carnet est une honte ! La commission des libertés surveillées nous demande de le présenter tous les mois.
— Si mon père reste trop longtemps en mer, doit-il le signaler ?
— Mais non Bixente, nous écrivons nos déplacements loin du village. La police peut ainsi épier chacun de nos faits et gestes.
Cette réponse trouva pour accueil un simple haussement d’épaules, comme si je vivais dans une cage dorée. Une énorme mouche bourdonnait autour de ma tête et vint se poser sur le bout de mon nez. Ses pattes velues nourrirent en moi la crainte de la voir pondre ses larves dans la narine. Ma main la chassa, mais ne put s’empêcher de me frapper la joue. Parce qu’un imbécile est incapable d’accepter sa défaite, je me sauvai en courant tout en ne cessant de m’injurier à haute voix.
— Hé ! Bixente, tu as oublié de prendre les sardines et les chinchards pour ce soir !
Je n’ai pas le temps Doña, une autre fois. Esquerrik asko.[2]
[1] À l’origine, l’expression Caudillo désignait un chef militaire espagnol, puis un dictateur avec le général Franco.
[2] Merci beaucoup.

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