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Les cheveux bien huilés, je rejoignis la maison familiale, la « dernière » , comme on l’appelait ici, au fond de la rue Portuzarra. La grande bâtisse, tout en longueur, surplombait la baie de l’Abra. Les gens du pays vous auraient dit, que de son emplacement, Luis Ortiz de Urbina, mon père, assis sur la terrasse, pouvait embrasser toutes les berges de la ría. Les pièces sombres étaient étriquées. Le poste de télévision en noir et blanc grésillait, recouvert d’un napperon en dentelle. La fourgonnette de mon père, garée devant la porte d’entrée, avait remplacé l’âne pour les livraisons. Dans la pénombre de la grande salle, ma mère, Joana, caressait de ses mains douces le front d’Isabela. Je me faufilai dans la maison comme une tornade et m’emparai d’une miche de pain qui craqua sous mes dents. Elle me lança un clin d’œil, puis partit enfiler ses souliers.
— Bixente, une fois de plus, tu es en retard.
Pour toute réponse, je tapai du pied sur le sol, levai la tête et soupirai.
— Bixente, ne fais pas tant de bruits. Le généralissime va bientôt parler.
Le programme du présentateur sportif s’arrêta. L’homme demeurait immobile à l’écran, silencieux un long moment avec l’image qui tremblait toute striée de noir et blanc. Dans la lucarne, un vieux monsieur au visage rabougri apparut comme par enchantement. Le général portait une tenue militaire chamarrée de décorations, brillante comme une flamme, mais qui paraissait trop large pour lui. D’une impassible froideur, il commença son discours d’un ton nasillard et d’une voix trainante. Le Caudillo était doté d’un patronyme aussi long que son allocution, Francisco Paulino Hermenegildo Teódulo Franco Bahamonde. Pour certains pêcheurs, il restait un grand soldat, un fameux chef de guerre. Mais d’autres se moquaient de lui et chuchotaient qu’il occupait ses journées à la chasse, à la pêche au thon et au golf. Depuis quelques mois, ses apparitions en public se raréfiaient et d’aucuns le disaient malade. J’allais sortir sans bruit en refermant la porte doucement lorsque Don Paquito, le bras tendu, me barra le passage.
— Tu ne dois pas garder Isabela ?
Les mains dans les poches, je retournai m’asseoir avec la mine boudeuse. Ma jeune sœur, âgée de quatre ans, à quatre pattes sur le sol, riait avec du lait qui coulait au coin des lèvres. Ce soir, je n’allais pas gravir le sentier qui menait sur le plateau au-dessus du village. Mon manque d’audace ne me pousserait pas à braver les flots du ruisseau, à m’entraîner à sauter d’une berge à l’autre, encore moins à patauger dans la boue.
— Don Paquito, dans quelle maison de pêcheur vit le vieux général ?
— Le Caudillo réside dans un palais immense à Madrid.
— Un jour, je serai un grand homme, comme lui. Je serai un empereur !
— Franco n’est ni un roi ni même un empereur, mais un dictateur. Une équipe soudée autour de sa personne, dirigée par l’amiral, guide ses choix.
— Pourquoi n’entend-on jamais parler de cet amiral ?
— Il œuvre dans l’ombre du généralissime pour assurer la survie du régime. Il souffle à Franco le nom de celui qui devra écrire une nouvelle page. Le prince des Asturies.
Un sourire vint figer mes lèvres et clouer ma langue un instant.
— Le prince, est-il âgé lui aussi ?
— Non, Don Juan Carlos est jeune.
Je ne voyais pas à quoi il pouvait ressembler. Quant au Caudillo, qui portait une paire de lunettes de soleil, le vieil homme sanglotait avec le visage soudain saisi d’une profonde tristesse, comme hanté par les fantômes du passé. Il enchaîna des larmes à un long plaidoyer au service du régime, et d’une voix presque étranglée, murmura un ¡ Viva España ! ¡ Arriba España !
Don Paquito et ma mère se hâtèrent de rejoindre un groupe de villageois pour se rendre à l’église du père Orchea. Le sommeil tardait, en vain, à baisser mes paupières. Isabela assise sur mes genoux veillait jalousement sur un bol de lait. Je finis par m’assoupir et m’endormir en me disant que finalement ce général avec son grand âge et ses doigts qui tremblaient me demeurait étranger.

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