6.

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6.

Depuis les temps les plus lointains, oubliés de la mémoire des hommes, s’élancer par-dessus le ruisseau sur le haut plateau qui dominait tout le village tenait lieu de grand frisson pour les garçons d’Algorta. Se jeter au-dessus de celui-ci exigeait de l’adresse et du courage. Parfois, l’un d’entre nous finissait sa course sur les pierres à fleur d’eau et se cassait une jambe. Tout le monde admirait Aitor, le frère d’Elaïa. Il était le meilleur sauteur du quartier des pêcheurs et avait franchi le flot à douze reprises sans jamais rater son coup.

Au lever du jour, je grimpais jusqu’au plateau, certain que j’allais devenir la nouvelle légende d’Algorta. J’allais être désormais la terreur des cours d’eau, et mon nom s’inscrirait sur les murs des villages alentour. Je m’empressais d’arriver tôt près du rocher plat marqué d’une croix blanche, repère depuis lequel les enfants se précipitaient. Elaïa, s’était glissée dans mes pas, guidée par la curiosité. Elle s’était tapie derrière un buisson. Elle s’accroupit et écarta les branches pour m’épier.

Depuis la margelle, large d’une dizaine de coudées, les gamins de la paroisse prenaient leur élan et bondissaient en sachant que rien n’empêchait le sauteur d’utiliser un bâton d’un bois solide, en châtaignier ou en chêne.

Quant à moi, ce jour-là, j’allais imposer un style bien à part… Je détendais les muscles de mes cuisses par quelques flexions. Elaïa, jusque-là assise sur les talons, se redressa et accourut depuis sa cachette.

— Tu ne parviendras pas à enjamber le cours d’eau et tu vas te faire très mal en tombant sur les cailloux !

— Que fais-tu ici ?

— Tu vas t’écraser comme une patate sur le talus.

— Arrête de jacasser, tu me déranges et puis je ne voulais pas que tu viennes !

— Le ruisseau est trop large pour toi ! Seul Aitor en est capable, il est le meilleur sauteur d’Algorta, quant à toi, tu vas atterrir sur les fesses.

— Tu peux dire à ton frère qu’un nouveau champion arrive  !

— Il ne sait pas que j’ai poussé jusqu’ici pour t’espionner, mais je lui dirai que j’ai fait la rencontre d’une marmotte près du cours d’eau.

— Eh bien Mademoiselle « je connais tout », tu vas faire une tête épouvantable lorsque tu admireras mon exploit. Je vais voler comme un oiseau.

— Et t’aplatir comme un cafard !

Je haussai les épaules, sûr de moi, et m’éloignai de quelques pas pour calculer mon élan.

— Quinze foulées !

— Non, ce n’est pas suffisant. Ta course n’est pas bonne.

Je regardai le ciel et soupirai, descendis de la margelle et fléchis les jambes. Après quoi, je sautillai d’un pied sur l’autre et tendis les bras devant moi. Je courbai le dos pour m’étirer jusqu’à la pointe des pieds. Elaïa éclata d’un fou rire, la bouche camouflée entre les mains. L’estomac bien cramponné, je me déplaçai maintenant par petites poussées sur l’herbe et mimai un échassier qui se balançait du talon gauche au droit, le mollet replié en arrière. Mes yeux restaient rivés sur le terre-plein abrupt de la berge opposée. Je gonflai la poitrine, soulevai les bras et tendis la perche, à l’horizontale, le bout effilé et tranchant, pointé vers le cours d’eau.

C’est alors que je me ruai par des bonds courts, et enchaînai par une course plus rapide. Au moment de franchir le ruisseau, je plantai le morceau de bois sur la pierre marquée d’une croix. Elaïa porta les mains devant la bouche comme si elle redoutait cet instant, son corps frissonnait des pieds à la tête. Je m’élevai vers les cieux, les jambes allongées le plus haut possible. Comme elle s’y attendait, la perche craqua sous mon poids, et les yeux aveuglés par le soleil, je m’écrabouillai sur les roches à fleur d’eau. Elaïa applaudit tandis que je me relevai et remontai sur le talus en boitant, la tête baissée.

— Aïe ! Tu voles comme un condor avec des ailes de plomb.

— J’imagine que tu vas l’ébruiter dans tout le village.

— Pourquoi ? Les habitants d’Algorta s’en moquent.

— Alors tu vas tout répéter à Aitor. J’ai mal mesuré mon élan, voilà tout.

Je m’étranglai de honte, les joues rougies, et la vue humectée par de grosses larmes. Au même moment, un cormoran effleura mon crâne.

— Regarde comme l’oiseau en connaît plus sur toi, il savait que tu ne pouvais pas voler !

J’approuvai d’un hochement de tête, me repliai vaincu vers les hautes herbes et m’assis adossé au ruisseau. Elaïa qui devinait ma tristesse se rapprocha. Elle s’agenouilla à mes côtés, s’allongea à l’ombre des fougères géantes, puis se retourna vers moi pour me lancer un clin d’œil. Je continuai à bouder. Elle se jeta sur ma poitrine et enroula ses bras autour de mon cou.

— La petite abeille, va-t-elle râler à l’infini ?

— Pff !

— Mais c’est qu’il deviendrait méchant avec ça.

— Bof !

— Cesse tes bêtises !

Elaïa me serra contre elle et nous partîmes à rouler de cabriole en cabriole jusqu’au bord du cours d’eau. Puis, sans dire un mot, elle agrippa mon visage de ses deux mains et posa son bout de nez sur le mien. Les joues écrasées entre ses paumes, je ressemblai à un gros mérou prisonnier d’un filet de pêche. J’eus envie de lui chuchoter quelque chose, mais je restai muet comme une tombe.

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