8.
8.
À l’approche de mes seize ans, je nourrissais un amour secret grandissant pour Elaïa. Nous étions au printemps 1963, et dans le moiré métallique des profondeurs de la mine, je m’enfonçais chaque jour pour étayer les galeries, éclairer les coursives. Je n’avais plus peur.
Je remplissais les berlines de charbon, et brandissais la pelle tel un sabre au-dessus de ma tête. D’une main ferme, je décapitais le tas de pierrailles. Je voulais oublier la scène de la veille, lorsque des soldats de la caserne de Getxo étaient venus chez nous. Diego, dans son uniforme gris, avec le crâne couvert du tricorne noir, avait ordonné à mon père de les suivre.
— Arrêtez ! avait crié ma mère d’une voix perçante, arrêtez !
— Écarte-toi, idiote ! lui avait enjoint le garde.
Au bout d’une longue minute, le jeune militaire avait empoigné mon père par la manche de sa chemise.
— Qu’est-ce que tu conspires ?
— En voilà assez, ai-je l’air d’un assassin ? Lâchez-moi !
— Qu’est-ce que tu prépares ?
— Je n’ai rien à cacher.
— Ah oui ?
L’autre soldat, un boiteux, plus âgé, avait tenté de tempérer la fougue de Diego Camacho :
— Voyons, Diego, calme-toi. Nous avons juste quelques questions à lui poser.
— Je vous écoute.
— Où étiez-vous lundi ?
— Je pêchais à bord du thonier dans le golfe.
— Tu ne savais pas que c’était le jour de présentation de ton carnet.
— Ce n’est tout de même pas ma faute si les heures de pleine mer correspondent aux heures de la paperasse administrative !
— Qu’est-ce que vous sous-entendez ?
— Ce que je veux dire, eh bien, que je dois nourrir une famille ! Je viendrai cet après-midi à la caserne.
— Nigaud, va ! lança Diego en relâchant la manche de la chemise de Luis.
J’avais vu mon père disparaître derrière le porche, les poignets menottés dans le dos.
Dans la mine, Elaïa, jusque-là effacée, s’était rapprochée lentement. Au moment même où je commençais à sentir mes muscles se crisper, avec son regard rayonnant, elle posa sa main sur mon bras. J’abaissai la pelle et joue contre joue, elle me supplia d’arrêter.
— Bixente, d’ordinaire, ceux du village ne bronchent pas. Mais toi, tu es drôlement en colère. Tu parais vouloir démolir la montagne.
— Hier matin, les gris sont venus à la maison. Ils ont embarqué mon père.
— Pourquoi ? Qu’a-t-il fait de mal ?
— Il avait dépassé d’un jour la remise de son rapport mensuel.
— Seuls les agitateurs et les opposants au régime doivent pointer.
— Le paternel ne parle jamais. Il ne se lamente pas, et ne jappe pas comme un chiot, je lui fis remarquer avec la tristesse qui aiguisait mon visage.
— Est-il emprisonné à Bilbao ?
— J’espère bien que non !
Elaïa voulut me voir sourire de nouveau. Elle ne résista pas au plaisir de me pincer le téton. Je poussai un cri et l’écartai sèchement de la main. Elle osa à peine respirer avant de me lancer un énorme grognement.
— Mon Dieu, mais quelle puanteur ! On croirait un pourceau sorti tout droit d’une porcherie.
— Elaïa, tu me fatigues.
— Bixente, je suppose que la dernière fois que tu as vu un savon, c’est le jour où l’on t’a affublé de ta particule.
Je ne pouvais étouffer ma colère. Je la repoussai et attrapai ma sandale que je lui jetai au visage. Je déboulai sur elle et l’empoignai par le col de son chemisier. Elle s’écarta et m’envoya valdinguer. Je terminai mon élan en m’écrasant lourdement sur les cailloux. Elaïa me sauta dessus à pieds joints et en profita pour appuyer son pied sur mon ventre. Je suffoquai, sûr que mes poumons allaient exploser. Je me débattis, lui saisit le soulier, souleva sa jambe et la fis basculer. Je bondis sur elle, et lui maintins la tête collée au ras du sol. Elaïa tenta de s’éclaircir la gorge, poussa un gémissement et éclata en sanglots avec les dents et la langue remplies de poussières rouges. Je m’apprêtai à lui faire avaler une poignée de terre lorsque je me laissai envahir par une étrange sensation. Le parfum de clémentine dans ses cheveux me tenait sous le charme. Elle s’ébroua comme une tigresse, me mordit la main tandis que nos bouches s’effleuraient. Je sentis un goût de miel au frôlement de ses lèvres.
— Bixente, es-tu à l’aise sur ta monture ?
— Quoi ?
— Tu m’étouffes imbécile !
— Qu’est-ce que tu es sotte, c’est toi qui as commencé !
— Libère-moi.
— Demande-moi pardon.
— Je ne demande pas mieux, mais tu m’étrangles.
— Jure-le.
— Crois-tu que je puisse devenir l’une de ces femmes bigotes qui courbent l’échine ?
— Que dis-tu ?
— M’imagines-tu telle une gardienne de chaumière qui s’épanouit en espérant le retour de son homme ?
— J’attends que tu t’excuses.
— Jamais je ne me soumettrai.
— Dans ce cas, je n’ai pas la moindre envie de bouger.
— Qu’est-ce que tu veux ? Que je sois une maîtresse de maison asservie au bon désir des garçons ?
— Elaïa ! Tu divagues, je souhaite que tu me demandes pardon, un point c’est tout.
— Ah ! c’est ça ! Je viens de comprendre, ainsi ton modèle d’épouse ressemble à celle du diable. Je poserais comme Carmencita, sa créature, au premier rang, assise, l’air passif, les pieds en croix avec mon petit bout de femme sur les genoux. Quant à toi, tu triompherais tel un benêt, debout, dans une allure martiale avec ton fils dans les bras.
— Mais tu es en plein délire.
Avec le visage ratatiné au sol, elle leva un instant les yeux sur moi et redoubla d’éclats de rire.
— Je blague Bixente.
Le silence profond qui régnait dans la galerie la fit frissonner. Elle mordit le coin de ses lèvres, baissa la tête timidement, et s’approcha de mon oreille pour me chuchoter :
— Depuis tout à l’heure, tu n’arrêtes pas de braquer ton regard sur moi. Crois-tu que je ne t’aie pas vu ? Serais-tu tombé follement amoureux ?
— Mais tu t’égares, bien sûr que non, je répondis en rougissant.
— Tu en pinces pour moi !
Pour la première fois, au milieu des délicieux parfums qui se dégageaient de sa chevelure, j’éprouvai le désir de serrer son corps contre moi.
— As-tu perdu ta langue ?
— Non…
— Je sais que tu m’aimes.
— …
— Tu ne veux pas le dire ?
— J’aime bien être à tes côtés, tu me fais rire.
— Et c’est tout, supplia-t-elle en m’entourant le cou de ses bras ?
— Non… je t’aime.
— Alors, embrasse-moi.
Je glissai mes mains autour de sa taille, caressai la douceur de sa peau si brune et veloutée. Ma bouche frôla la sienne et déposai un baiser au bord de ses lèvres. Elle pouffa de rire en enfouissant son visage sous le chemisier, et me lança d’un air mi-amusé.
— Bixente serait-ce la première fois que tu embrasses une fille ?
— Peuh ! Si tu savais, je répliquai les prunelles enflammées et le cœur enivré de passion.
— Dans ce cas, cesse d’avaler ma bouche.
Je l’étreignis très fort contre moi.
— Bixente, s’il te plait, embrasse-moi encore.

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