2.

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2.

Le soleil venait de se coucher sur les falaises découpées de la Galea, les flots s’assombrissaient. Au loin, une lumière d’or drapait les remparts du fort militaire. Elaïa me souffla à l’oreille, le tour de passe-passe qu’elle avait joué aux sentinelles de la casemate. Elle lâcha mon bras et s’empressa de mimer la scène.

— Ce matin, j’ai livré un sac de charbon aux deux gardes.

— Et alors ? Raconte-moi…

— Je me suis moquée d’eux. J’ai remplacé le fond par des morceaux de tourbe.

— C’était stupide.

— Je n’ai pas résisté à l’envie de m’amuser.

— Elaïa, et maintenant, que crois-tu qu’il va arriver ?

— Je ne sais pas. On verra bien, je vais attendre.

— Attendre ?

— Quoi ? Tu rouspètes tout le temps !

— Mais si les gardes s’en aperçoivent et t’attrapent ?

— Ils ne me feront pas de mal pour un sac de tourbe.

D’un an ma cadette, je devinais chez Elaïa un courage que j’étais loin de posséder. Nous progressions vers le moulin. Du haut des falaises, on regardait la longue bande de graviers et de coquillages sur la plage. Elaïa se pressa contre moi.

— Embrasse-moi.

— Ici ? Mais on pourrait nous surprendre.

— Et alors ?

— Mais nous ne sommes pas fiancés…

— Ce que tu peux être agaçant !

Elle me sauta au cou, et me serra très fort dans ses bras. Elle sourit, leva la tête et me vola un baiser.

— Bixente, est-ce que tu m’aimes ?

— Bien sûr, quelle question !

Nous restâmes un long moment immobiles.

— Dépêchons-nous de rejoindre le cimetière de Nuestra Señora del Carmen. Je voudrais te montrer quelque chose.

— Quel genre de secret se cache là-bas ?

— Allons-y, et tu verras.

La nuit blanche enveloppait la nécropole, avec les reflets rutilants de la lune qui changeaient les tombes en fantômes épars. Au bas de la falaise, de drôles de revenants grimpaient vers nous. Je restais aux aguets, et scrutais les silhouettes sur le rivage. Les bourrasques redoublaient d’ardeur et le souffle du large déferlait dans la longue chevelure d’Elaïa, découvrant ses boucles d’oreilles en argent. Elle s’accroupit, alors que le vent hurlait au-dessus du clapot des vagues, et poussait vers nous des bribes de paroles. Les ombres se rapprochèrent, courbées sous la force des rafales. Je perçus le craquement d’un canot en bois qui venait de s’échouer sur la berge. Un marin, la tête couverte d’une cagoule, descendit de l’embarcation. Il l’arrima autour d’un énorme rocher. Il siffla par deux fois. Une voix lui répondit. Des hommes le rejoignirent. À l’horizon, un chapelet de grappes lumineuses éclairait le cortège des bateaux de pêche qui patrouillaient dans le golfe de Biscaye.

— Elaïa, mon amour, pour quelle raison, ces gens viennent-ils au cimetière ?

— Chut !

— Pourquoi restons-nous ici accroupis dans les herbes ?

— Mais tais-toi donc !

— Nous pouvons encore rebrousser chemin, je murmurais, le cœur battant.

— Je t’ai dit de garder le silence… Tu couines comme un petit rat paniqué. C’est bon, ce sont les nôtres !

L’homme du canot passa à côté de nous, fit un signe de la main dans notre direction.

— Suivons-les !

Nous nous redressâmes, et emboîtâmes les pas de la cohorte. Le groupe contourna les blocs de granite, se faufila à l’intérieur du cimetière par l’escalier colossal. Il s’arrêta près d’un monument funéraire surmonté d’une stèle ronde, un disque gravé d’un lauburu à quatre têtes, la croix basque. Les hommes s’accroupirent dans la pénombre, et formèrent un cercle. L’individu du canot souleva sa capuche et prit la parole.

— Compatriotes, le Caudillo est aux abois. Cet épouvantail vient d’édicter une nouvelle loi sur la presse. Il n’a pas idée de la tempête qui va s’abattre sur son régime.

Le marin se tourna vers nous.

— Elaïa, le combat est beaucoup plus sérieux qu’à l’époque où tu badigeonnais les portraits de Franco avec des cornes sur les oreilles.

— Ce sont des résistants, n’est-ce pas ?

— Oui, et c’est pour cela que nous sommes ici.

— Compatriotes, poursuivit l’homme du canot, désormais, nous pourrons rédiger des articles sans craindre la censure.

Intrepido, les choses ne sont pas aussi simples. Ils continueront à interdire les publications. Nous perdrons notre temps et nos pesetas.

— Pablo, ils ne pourront pas tout condamner.

— En es-tu certain ?

— Pablo, as-tu vu la photo de notre ministre de l’Information qui pavoisait dans une culotte de bain trop grande sur la plage de Palomares ? Ils ne l’ont pas censuré.

— Oui, il était ridicule. Son caleçon lui montait jusqu’au nombril. Il voulait montrer l’absence de radiation depuis que les ricains ont perdu leur bombe atomique au large de nos côtes.

Le vent glacial du Nord était tombé. Je commençai à m’ennuyer. Ma main caressait doucement les cheveux d’Elaïa. Mes doigts se coincèrent dans sa tresse que je tirai d’un coup sec vers le bas. Elaïa me lança un regard courroucé.

— Ce que tu peux être casse-pieds !

— Les Américains sont des ânes, reprit une silhouette, à la corpulence puissante.

— Ogro ! Toi ici ? Je m’exclamai en sautant sur la grande dalle.

— Bixente, content de te retrouver.

— Elaïa, tu aideras Ogro à diffuser les tracts dans la mine, ordonna Intrepido.

— Et moi ? je chuchotai.

— Continue à sauter au-dessus du ruisseau ou bien à chasser les cormorans, comme dans tes jeunes années, lâcha-t-elle avec le visage mi-amusé.

Je lui jetai un regard vexé lorsqu’elle me tira par le bras et posa ses lèvres sur les miennes.

— Avant que tu ne dises une bêtise, embrasse-moi.

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